La flamme qui vacille/03/08

Éditions Édouard Garand (p. 28-29).

VIII

LA CRISE BIENFAISANTE


Aussitôt la vaisselle rangée et le tapis de table placé sur la toile cirée, Mélanie proposa une petite partie de « casino. »

On allait s’installer quand survint un nouveau visiteur : Monsieur Merville.

Quoiqu’un peu surpris de le voir venir, après les événements de l’après-midi, Rosaire salua d’un air hospitalier :

— Bonsoir, Monsieur Merville. Venez vous asseoir.

Julien semblait ému et gêné :

— Merci, Sarment, dit-il, je suis venu encore ce soir… pour te remettre ta paye, et puis… parce que je m’ennuyais terriblement, enfin parce que… je sais qu’on t’a fait de la peine. Et ça n’est pas juste.

— Oh ! c’est oublié, fit le brave homme, en prenant la main que lui tendait Julien. Le mal qu’on a pu me faire, je l’ai pardonné, pour l’amour de vous, qui êtes si bon.

— Merci. Tu reviendras lundi, ou plutôt mardi, après le lundi de Pâques, hein ?

— Oh ! pour ça, non, Monsieur Merville. Malgré qu’on m’a dit des choses… qu’étaient pas vraies, on m’en a dit… qu’avaient bien du bon sens, assez que j’aurais dû les deviner moi-même. Mais que voulez-vous ? L’orgueil ! Le satané orgueil ! C’est dur de se rendre compte qu’on n’est plus bon à rien. Ah ! si c’était dans le bâtiment !… Mais dans les bureaux…

Julien allait protester lorsqu’un pas nerveux et rapide retentit dans l’escalier, puis on frappa sèchement. Rosaire échangea un regard avec Julien et Simone ; tous trois, venaient d’avoir la même pensée. Un peu pâle, mais décidé, Rosaire alla ouvrir.

Cécile fit brusquement irruption et lança un « j’en étais sûre ! » qui ne présageait rien de bon.

Julien se leva et dit sans nervosité :

— Que signifie ?

Alors, l’inévitable tempête se déchaîna :

— Voici donc où, depuis dix jours, tu passes tes veillées ! Ce n’est pas assez que vous soyez ensemble toute la journée. Il faut aussi la petite partie de cartes, le soir, sous l’œil complaisant du bonhomme !

Julien l’interrompit d’un ton ferme :

— Cécile ! Je t’ordonne de faire à l’instant des excuses à ces braves gens !

— Des excuses ! Ça dépasse les bornes du cynisme !

Rosaire tenta d’intervenir, mais Simone l’en empêcha et s’avança résolument :

— Laisse, père. Ne t’énerve pas. C’est à moi de répondre.

En voyant devant elle cette petite canadienne en robe de maison qui osait lui tenir tête, à elle qui, en prévision de cette scène, avait mis ses plus beaux joyaux, ses plus riches fourrures, l’orgueilleuse femme du monde, sous le coup de la colère, et pour la première fois de sa vie, peut-être, devint vulgaire :

— Comment ! Tu pousses l’inconscience jusqu’à me braver, petite rien du tout !

Ce fut un tollé général.

Paul s’était levé tout rouge, en criant :

— Ah ! taisez-vous, madame, taisez-vous !

Rosaire, indigné, prenait Julien à témoin :

— Ah ! cette fois, ça dépasse les bornes !

Mélanie, estomaquée, s’écriait :

— Non, mais, qu’est-ce qu’il lui prend ?

Et Julien marchait vers sa femme en lui réitérant l’injonction de s’excuser.

Alors, Simone, dominant le tumulte, prit la parole, bien décidée à ne pas la lâcher :

— Taisez-vous tous ! ordonna-t-elle avec force. C’est moi qu’on veut salir, c’est à moi de me défendre ! Cet après-midi, Madame, nous étions chez Monsieur Merville, mais ce soir, vous êtes chez mon père, et je vous demande de quel droit vous venez jusqu’ici répéter vos basses calomnies ?

— Comment de quel droit ? Vous semblez oublier que je suis sa femme !

— D’abord, vous n’êtes pas sa femme !

— Je ne suis pas… ?

— Non, vous n’êtes pas sa femme, vous n’êtes que son épouse. Une femme, c’est mieux et c’est plus : une femme, c’est une amie douce et prévenante qui, au lieu de rendre impossible le séjour au foyer, s’efforce de l’y rendre attrayant ; une femme, c’est une associée, courageuse et dévouée qui, au lieu de créer des soucis financiers par ses fantaisies de millionnaire, ménage pendant les moments difficiles et, au besoin, paye de sa personne ; une femme, enfin, ce n’est pas une poupée insouciante et frivole, mais une compagne douce et aimante, qui partage les joies et les peines de son compagnon. Est-ce là ce que vous êtes ?

— J’étais tout cela quand mon mari m’aimait !

— Pardon ! Dites plutôt que votre mari vous aimait quand vous étiez tout cela ! Et vous étiez heureux, alors, tandis qu’aujourd’hui, vous offrez le triste spectacle de deux forçats, rivés à la même chaîne et obligés de suivre le même chemin, la même destinée, sans aucune pensée, aucune aspiration commune. La tension nerveuse où cette pénible existence vous a plongés, vous poussera aux pires extrémités. Déjà, votre mari, qui est un honnête homme, ça, je vous le jure, en est réduit à chercher au dehors, de modestes distractions qui, peut-être ne lui suffiront pas toujours. Et vous, qui êtes une honnête femme, j’en suis persuadée, ne savez déjà plus discerner le bien du mal, puisque vous travestissez en vilenies les plus nobles et les plus pures amitiés !

— De quel droit prenez-vous la liberté de m’adresser ce sermon, vous qui ne pouvez encore rien connaître de la vie ?

— Du droit qu’un innocent a toujours de se défendre quand on veut le couvrir de boue ! D’ailleurs, si je prêche en paroles, il me sera bientôt donné de prêcher par l’exemple !

— Vraiment ?

— Voici mon fiancé, madame, un brave garçon que vos calomnies n’empêcheront pas de me donner prochainement son nom. Je sais ce que je lui dois en retour et je vous jure bien que, toujours, je serai sa femme, non seulement son épouse, mais son amie, son associée, sa compagne et, si Dieu le permet, la mère de ses enfants. Toujours, je resterai la même pour lui : que le malheur frappe notre foyer ou que la joie l’inonde, que la misère l’assombrisse, ou que la fortune l’éclaire, jamais je ne changerai, j’en fais le serment !

Émue, elle appuya sa tête sur l’épaule de son fiancé, qui béait d’admiration et d’amour. Alors, Cécile, qui depuis un instant déjà, se rendait compte de toute l’injustice de ses soupçons et de sa conduite, Cécile, qui ressentait tout ce qu’il y avait de mérité dans la petite leçon qu’elle s’était attirée, Cécile enfin, dont les sentiments de franchise et de loyauté natives avaient été profondément remués, s’humilia humblement :

— Je vous demande pardon, à tous. Je vois que je me suis cruellement trompée. Ne m’en veuillez pas trop, Mademoiselle. Plaignez moi, plutôt, car tout le bonheur que vous allez connaître, je l’ai connu moi-même, mais je n’ai pas su le garder, et par ma faute, je l’ai perdu.

Ayant chassé à jamais toute pensée d’orgueil, elle pleurait en prononçant ces paroles d’une voix lasse, avec un accent de repentir.

Tous ces braves gens émus, lui pardonnaient d’emblée, sans paroles, et leur silence attendri était plus éloquent que toutes les protestations.

Elle lut une immense pitié dans le regard de Rosaire ; elle vit des larmes dans les yeux des jeunes gens, enlacés. Combien leur bonheur lui semblait enviable et doux. Prête à défaillir, affamée de tendresse, elle regarda son mari, dont les yeux adoucis l’appelaient, dont les bras s’ouvraient pour la recevoir.

Alors, avec un soulagement ineffable, une sensation de repos absolu, elle se blottit contre lui, tandis qu’il murmurait à son oreille :

— Notre bonheur n’est pas mort ! Cherchons ensemble et nous le retrouverons !