Éditions Édouard Garand (p. 25-27).

VI

ÈPANCHEMENTS


Les spectateurs de cette scène violente restèrent un instant médusés tant leur stupeur était grande. Julien eut l’envie de courir après Cécile pour la ramener et, par de franches explications, éclaircir la situation. La crainte d’aggraver le scandale et la vue de Simone, qui pleurait de honte, le visage blotti contre son père, l’arrêtèrent :

— Ne pleurez pas, dit-il, Tous ceux qui vous connaissent savent bien que vous êtes au-dessus de tout soupçon. Et toi, mon vieux camarade, pardonne à ma femme, pardonne lui au nom de notre vieille amitié, de notre grande estime.

Le bonhomme accepta la main qu’il lui tendait et répondit avec noblesse :

— Je ne comprends pas comment Madame Merville peut douter d’un homme comme vous, mais… pour les autres… pour ceux qui ne savent pas qui vous êtes et… qui nous sommes, vous nous faites peut-être trop de bontés. Vous m’employez à… quelque vague besogne… inutile. Je n’y avais pas songé et j’étais fier de me croire bon à quelque chose ; mais maintenant, qu’on me l’a fait comprendre… je vois qu’on a raison. Alors, le monde peut penser… ou pourrait croire… ce qu’on a cru… ce dont on vient de m’accuser… Je ne peux pas rester à votre emploi.

— Voyons, Sarment…

— Non, non. Je ne peux pas. Que la petite reste, puisqu’elle fait votre affaire. Je sais qu’elle est ici sous votre protection… en sécurité. Mais moi… qui ne suis plus qu’un vieux bon à rien, je… je… Adieu, Monsieur Merville !

— Sarment !

— Adieu… et merci tout de même… de tout mon cœur.

Julien voulut le retenir, mais Simone l’en empêcha avec douceur :

— Non !… Ne le rappelez pas, Monsieur Merville !… Laissez le cacher sa honte et sa peine !

Ramassant les fleurs, dont la robe délicate était meurtrie, elle s’apitoya :

— Ces pauvres roses !… Il faut avoir le cœur bien dur pour brutaliser ainsi des fleurs… et des malheureux !

— Simone, courrez, rappelez votre père. Je veux lui parler, le réconforter un peu.

— Non, monsieur Merville. Moi je vais aller le retrouver, le consoler.

— C’est cela ! Et ramenez-le avec vous demain.

— Simone secoua tristement la tête, en disant doucement, mais fermement :

— Non, Monsieur Merville. Merci… et adieu !

Elle allait franchir le seuil, quand un cri de Julien, dont l’accent douloureux la frappa, la fit retourner d’un bloc, une crainte dans les yeux !

Lui s’était repris, après cet appel instinctif, ce cri de « Simone », échappé à sa tristesse.

D’un ton doux et respectueux, il corrigea :

— Mademoiselle Sarment !… Vous voulez donc me quitter ?

— Il le faut !… Oui, je me sens si triste et si lasse ! C’est la première fois qu’on me fait entrevoir le mal ; c’est comme une blessure que je voudrais aller panser, loin d’ici. Laissez moi partir.

— Mais c’est impossible, voyons ! Vous savez bien que je ne pourrais pas me passer de… d’une secrétaire.

— Vous en prendrez une autre. Je dois partir.

— Une autre !… Mais vous étiez au courant. Vous faisiez parfaitement l’affaire et j’étais plus que satisfait !… Une autre, ce sera le gâchis !

— Je demanderai à Mélanie de vous donner encore quelques jours, pour mettre au courant ma remplaçante.

— Votre remplaçante. Je vous en prie, ne prononcez pas ce mot qui est comme l’écho de votre adieu !… Vous me manqueriez terriblement, petite Simone.

— Si mon départ vous cause quelque ennui, je le regrette sincèrement. J’emporterai le souvenir ému de toutes vos bontés pour moi, pour mon père, oui, un souvenir ineffaçable.

— Puisque vous croyez me devoir quelque reconnaissance, donnez-m’en le témoignage en… en ne m’abandonnant pas. Cela me gênerait terriblement, troublerait ma tranquillité.

— Si vous m’estimez, sacrifiez cette tranquillité au souci de ma réputation, de mon repos moral. Je vous en prie, Monsieur Merville, je ne voudrais pas vous offenser, vous qui avez été si bon pour nous, mais laissez-moi partir. Cela vaut mieux, beaucoup mieux.

— Ne comprenez-vous pas que c’est plus qu’une auxiliaire que je perdrais en vous. C’est mille choses que je ne peux définir, mais auxquelles pourtant je suis attaché au point de ne pouvoir supporter l’idée d’en être privé : c’est le rayon de soleil qui inonde ce sombre bureau dès que vous y entrez ; c’est le réconfort de votre voix, si douce, qu’elle rend le travail moins ardu, les soucis plus légers ; c’est votre sourire frais et jeune, devant lequel s’effacent les rides que mon front apporte de chez moi !… Et nos bonnes soirées, chez votre père, avec des amis, humbles, mais aimables, comme vous-même. Si je vous perds, c’est tout cela que je perds ! Ah ! ça, mais, qu’est-ce que je vais devenir, petite Simone ? Qu’est-ce que je vais devenir, sans vous !

Il semblait si accablé, que Simone, qui l’avait écouté avec une surprise croissante, eut, pour la seconde fois, une pénible impression. Le ton dont elle murmura :

— Oh ! Monsieur Merville ! lui fit relever la tête. Il vit la peur et la tristesse dans ses yeux, et comprenant ce qu’elle redoutait d’apprendre, il s’empressa de la rassurer, par une grande franchise :

— N’ayez aucune crainte, ma chère enfant. Mes sentiments n’ont rien d’équivoque et jamais l’ombre d’une pensée qui pût ternir votre pureté, ne m’a effleuré ! Regardez-moi. Tous ces fils d’argent qui parsèment mes cheveux, tous ces petits sillons qui marquent mon visage, je les connais, moi aussi, je les connais bien mieux que vous, car je les ai vus l’un après l’autre, au fur et à mesure qu’ils apparaissaient Je les sais par cœur. Ils m’ont fait une âme de papa… Une âme de papa qui se désole de n’avoir pas d’enfant à chérir !… Si vous saviez comme mon foyer est vide, comme il y fait froid !… Et pourtant…

Assis, maintenant, dans une pose d’immense découragement, il se parlait à lui-même, oublieux de la présence de Simone :

— Dans les premières années, j’avais cru pouvoir être heureux… infiniment… indéfiniment… Nous nous adorions. Ma femme était pour moi une associée, courageuse et dévouée. Et puis, l’argent est arrivé… trop vite. Oh ! pas méchamment sans doute, mais inconsciemment, en enfant gâté. Pour un luxe que le monsieur trouve excessif, c’est la scène grotesque et lamentable : on raille, on insulte, on blesse et puis… on pleure un peu et le tour est joué. Ou bien, si le monsieur résiste, on boude jusqu’à ce qu’il ait cédé ; il n’y a gagné qu’un peu de temps… et beaucoup de tristesse. De tous ces malentendus répétés, un malaise naît, grandit, s’aggrave… et l’amour meurt. Et l’on est l’un et l’autre bien malheureux !

Devant cet homme si courageux, que la Providence avait semblé favoriser et qui mettait ainsi à nu une âme vibrante de détresse, Simone, profondément remuée, ne put s’empêcher de murmurer :

— Et vous êtes plus près du bonheur… et vous êtes plus près de Dieu. Vos souffrances, vos blessures, causées par le Destin, vous élèvent, les nôtres, filles de la haine et de la cupidité nous abaissent.

De sa voix douce et grave, Simone dit, avec une profonde pitié :

— Je vous plains de tout mon cœur. Vous méritez d’être mieux aimé !

Sans même l’entendre, il poursuivait :

— Quand vous m’êtes apparue, la glace qui, depuis cinq ans, pesait sur mes épaules, a fondu au soleil de votre sourire. Votre adieu m’a fait l’impression d’un linceul, son écho résonne à mes oreilles comme un glas.

Simone comprit combien il était sincère et tout ce qu’il y avait de respectueux dans les sentiments de Monsieur Merville. Elle vit qu’il souffrait et, puisque sa présence journalière devait être une consolation pour lui, elle prit tout à coup le parti charitable de ne pas l’abandonner entièrement à sa détresse.

Raccrochant à la patère son chapeau et son manteau, elle dit avec simplicité :

— Je resterai.

Puis, sans lui laisser le temps de la remercier, elle annonça sur un ton parfaitement professionnel :

— Si vous voulez signer le courrier, Monsieur Merville, il est prêt !