La flamme qui vacille/03/05
V
PREMIER ORAGE
Après le départ de Monsieur Merville, Simone s’absorba dans la correction du courrier. Comme elle terminait, son père vint lui demander de vérifier un dossier qu’il achevait de classer.
Elle y trouva une légère erreur, qu’elle rectifia en la lui expliquant. Le bonhomme l’écoutait avec admiration :
— Comme tu est instruite, chère enfant. Et moi, qui ne suis qu’une vieille bête.
— Mais non, voyons, papa. Tu travailles très bien.
— Moi ?… je suis un bon à rien !
— Petit père !
— Ah ! si c’était dans le bâtiment !… Mais dans le bâtiment, on ne veut plus de moi, rapport à mes reins !… Ah ! saudite guerre ! Saudits boches !
— Voyons, ne t’emporte pas. Tu sais que c’est mauvais pour ton cœur. Le médecin te l’a défendu.
— Ah ! le médecin, le médecin ! Il en a assez envoyé chez le diable, qu’il y aille à son tour.
— Voyons, voyons, ne te fâches pas, petit père.
— J’me fâche pas ! J’me fâche pas… mais y a des moments que j’enrage !
La colère du vieux grognard tomba tout net en apercevant, dans l’entre-bâillement de la porte le visage cocasse de Mélanie, qui, après s’être assurée de l’absence de Monsieur Merville, lança un joyeux :
— Coucou !… On peut entrer ?
Après les salutations, elle s’informa :
— Et puis, Monsieur Sarment, comment vous sentez-vous dans vos nouvelles fonctions ?
L’ancien caporal se redressa, montrant ses manches de lustrine, comme un général montrerait ses étoiles, et affirma :
— De première classe !… Et comment trouvez-vous que mon uniforme me fait ?
— Extra ! On dirait que vous êtes venu au monde avec.
— Et ton fiancé ? intervint Simone.
— Toujours aussi pire.
— Tu dois le rencontrer ce soir ?
— Non, il va a l’enterrement.
— Le soir ? un enterrement ?
— Oui. Le sien !… Bien oui, son enterrement de vie de garçon. Aussi bien dire qu’ils vont veiller un quart… un petit quart de bière.
— Tu passeras la soirée avec nous.
— Certain, mais s’ils viennent, vous me cacherez, parce que je les connais, les velimeux ! Quand ils auront quelques verres dans le nez, ils vont charger mon Polyte sur un brancard et venir me faire une sérénade. Mais je vais leur jouer un tour : j’me montrerai pas. Comme ça, ils n’auront pas la chance de licher la mariée.
— Eh bien ! c’est entendu. Paul et Monsieur Merville viendront probablement.
— Dis donc ?… Tu ne trouves pas qu’il vient un peu trop souvent, Monsieur Merville. Il risque de te compromettre… ou bien donc moi.
— Monsieur Merville ? Nous compromettre ? Mais il est marié !
— Ouais ! C’est pas toujours ça qui les arrête, les velimeux d’hommes ?
— Monsieur Merville est un parfait gentleman.
— Ça, c’est vrai, j’ai travaillé deux ans pour lui et il ne m’a jamais manqué de respect ! Faut dire qu’jai jamais essayé de le « vamper » !
— Moi non plus.
— Je le sais bien, ma chère !… Tu est pure comme la crème douce. Mais sa femme, qu’est-ce qu’elle dit de ça ?
— Je crois qu’ils sont un peu en froid tous les deux.
— Ça ne m’étonne pas ! Elle m’a toujours fait l’effet d’une glacière, cette femme-là… mais d’une glacière capable de revirer en bouilloire quand il y a de la chicane dans la cabane. C’est pas qu’elle soit mauvaise, mais tu sais ce que c’est ? « Pas d’enfants, rien à faire et beaucoup d’argent… » c’est malsain pour la paix des ménages.
— C’est tout de même curieux qu’un homme qui ait un beau chez soi se plaise mieux chez du pauvre monde comme nous.
— Du pauvre monde, mais du bon monde. Eh bien ! moi, qui comprends rien, je comprends ça et si jamais mon « plombeur » se met à faire son « frais », je saurai où aller passer mes veillées.
— Tu seras toujours la bienvenue.
— J’y compte. Là-dessus, au revoir, ma chère, je me sauve.
— Attends-moi ! il faut que j’aille acheter des timbres. Il n’en reste presque plus !
Tandis que Simone revêtait son manteau, son père, qui s’était tenu à l’écart, laissant bavarder les jeunes filles, recommanda :
— Ne t’attarde pas, petite. Monsieur Merville sera bientôt de retour pour la signature du courrier.
— Juste le temps d’aller et revenir ! lança Simone, en entraînant son amie vers l’escalier de service.
Elles venaient de partir quand on frappa à l’entrée principale. Pensant que c’était quelque solliciteur, le brave Rosaire, qui n’avait jamais perdu le goût de la « gloriole », s’installa dans le fauteuil directorial et, prenant une pose majestueuse, lança un sonore et imposant :
— Entrez !
Ce fut Madame Merville qui parut. Tandis qu’il se précipitait, confus, la calotte à la main, elle reconnut le bonhomme qui était venu, trois semaines avant, un matin, présenter sa fille à l’importateur.
— Tiens ! vous êtes ici, vous !
— Oui, madame, je rangeais. Si vous voulez vous asseoir ?
— Vous travaillez pour mon mari ?
— Mais oui, Madame, depuis trois semaines.
— Ainsi que votre fille ?
— Oui, madame. Monsieur Merville ne vous a donc pas dit ?
— Monsieur Merville ne me tient pas au courant de ses affaires… encore moins de ses intrigues !… Où est-il ?
Rosaire était fort intimidé devant cette grande dame, si imposante, en tailleur noir rehaussé d’un magnifique renard, et qui paraissait contenir à grande peine une rage redoutable. Elle s’impatienta de son mutisme :
— Eh bien ! quoi ! On vous a défendu de le dire ?… Non ?… Alors, répondez. Où est mon mari ?
— Il est sorti, Madame, mais il doit revenir d’un moment à l’autre.
— Et sa secrétaire ?
— Sortie également, Madame, mais elle sera de retour…
— D’un moment à l’autre ! Naturellement !
À ce moment, le regard de Cécile rencontra le vase de roses, ce qui eut le don de l’exaspérer. S’oubliant complètement, elle laissa éclater l’orage :
— Ah ! ça, êtes-vous aveugle ou inconscient ? vous ne voyez donc pas leur manège ? Vous n’avez pas encore compris qu’on faisait la cour au père pour avoir la fille ? Et comme on a peur que le père devienne gênant, pour s’en débarrasser, on l’emploie à quelque vague besogne… inutile, dans le bureau.
Pendant ce temps, les amoureux peuvent se rencontrer où bon leur semble !
Rosaire bondit sous l’outrage :
— Madame je vous défends d’insulter mon enfant !
— Vous me défendez ! Vous feriez bien mieux de la surveiller. Mais si vous préférez fermer les yeux, c’est que cela fait mieux votre affaire !
Le vieux soldat, le front écarlate de honte, se récria :
— Madame, ce bout de ruban et mes cheveux blancs méritent plus de respect, et malgré votre colère…
À ce moment, Julien parut, suivi de Simone, qu’il venait de rencontrer dans l’ascenseur. Trouvant dans ce qui n’était qu’une banale coïncidence, la confirmation de ses soupçons, Madame Merville se laissa entraîner aux pires errements que lui dictait une fureur folle. Elle rugit :
— Ensemble, jusqu’ici ! Ça, c’est le comble !… Et sa boutonnière fleurie !… C’est complet ! Monsieur apporte des roses à sa secrétaire et elle le fleurit !
Avant que Julien ait pu l’en empêcher, elle arracha du vase les roses bien innocentes et les jeta au panier avec dépit.
Puis, s’adressant à Simone, elle dit d’un ton où le dédain dominait la colère :
— Vous pouvez le garder, ma petite ? Je vous en fais cadeau !
Et, vaincue par la douleur, sentant qu’elle allait faiblir, elle s’enfuit pour ne pas pleurer devant eux.