Éditions Édouard Garand (p. 22-24).

IV

EN JOUANT AVEC LE FEU


Sans même lever la tête, Simone lance l’invitation, de sa voix frêle, mais décidée, tandis que ses doigts, agiles et légers, continuent à voltiger sur le clavier, où voisinent les lettres de l’alphabet et les signes de ponctuation.

Rosaire Sarment entre et contemple un instant, silencieux, celle qu’il appelle sa petite fée. Quel séduisant tableau pour un vieux bonhomme de père, que celui que présente son enfant, si gracieuse, avec ses petites mines appliquées et attentives, avec sa blouse de soie blanche et sa petite cravate noire.

Le silence du nouveau venu lui fait lever la tête et elle sourit au vieillard, dont le visage frais rasé, sous sa calotte de lustrine, exprime la tendresse et la joie :

— C’est toi, père ?

— Ce n’est que moi ! Je ne te dérange pas trop ?

Il reste sur le seuil, dans une pose gênée, les mains cachées derrière le dos. Simone le rassure :

— Toi ? Me déranger ? Tu sais bien que non. Mais tu as l’air tout drôle. Qu’y a-t-il ?

— Je suis allé faire une petite course et, en revenant, j’ai vu des fleurs. Alors, j’ai pensé à toi.

Gamine et joyeuse, elle saute au cou de son vieux papa :

— Oh ! que tu es gentil ! Des roses !… Moi qui les aime tant ! Merci, petit père ! Je vais les mettre dans l’eau.

Et, après l’avoir de nouveau embrassé, elle prend sur la table un petit vase vide et de son pas trottiné, agile et menu, comme toute sa personne, elle disparaît dans le corridor.

Le bon vieux essuie une larme de joie. Comme il fait bon pouvoir gâter un peu sa petite, après de sombres jours de misère. Habitués à vivre de peu, en leur modeste logis, est-ce qu’il ne sont pas presque riches avec leur double salaire, qui va tomber chaque semaine ?

Il regarde avec fierté ses manches de lustrine. C’est aujourd’hui que se termine la troisième semaine dans le spacieux office de Monsieur Merville. Pour la troisième fois, ce soir, viendront les petites enveloppes blanches qui contiennent le confort et la sécurité.

Tandis que Rosaire Sarment savoure son bonheur, le patron entre en coup de vent ; aussitôt, l’ancien soldat a un geste instinctif de : « garde à vous » !

— Bonjour, mon brave ami ! Ça va ?

— Gaillardement, Monsieur Merville, gaillardement ! Aïe !… À part de mes douleurs ! Ah ! saudite guerre, va !

C’est qu’en voulant se redresser un peu trop « gaillardement », il a ressenti un élancement dans les reins.

Monsieur Merville interroge :

— Et Mademoiselle Simone ?

— Oh ! elle s’est absentée pour une minute ; juste le temps d’aller chercher de l’eau.

— Et puis, es-tu content ?

— Vous pouvez dire : « radieux », Monsieur Merville, grâce à vous. Depuis trois semaines que nous travaillons pour vous, la petite et moi, le bonheur est entré chez nous ! Ah ! vous pouvez bien dire que vous êtes un vrai « Santa Claus », Vous !

— Du tout, mon brave Sarment. C’est moi qui suis chanceux d’avoir trouvé deux auxiliaires aussi dévoués.

— Ah ! pour ça, oui ! Je vous assure de notre dévouement à tous deux. Pour ma part, je me ferais tuer pour vous.

— Tu nous as prouvé que tu en étais capable ! Mais aujourd’hui, je ne t’en demanderai pas tant ! Et du moment que tu es satisfait, c’est le principal.

— Je suis plus que satisfait ! Je me sens tout ragaillardi ! Ah ! oui, la vie est belle !… Aie !… Saudite blessure !… Saudite guerre !… Saudits boches !…

Dans son enthousiasme, le bonhomme venait de s’attirer un nouveau rappel à l’ordre de ses reins sensibles. Voyant Julien s’installer à son bureau, il eut conscience d’être bavard et bredouilla :

— J’entends la petite qui revient. Je vous laisse à vos affaires. Moi, je retourne à mes dossiers.

Et avec une importance comique il alla, dans le bureau voisin, retrouver sa besogne. Simone entrait, portant le vase fleuri. Elle s’arrêta, confuse, sur le seuil :

— Oh ! pardon, Monsieur Merville.

— Bonjour, Mademoiselle Sarment… Oh ! que vous êtes gentille ! Des roses ! Moi, qui les aime tant !

— Mais ce n’est pas pour vous !

— Oh ! pardon !

Elle rougit, craignant que sa franchise n’ait déplu à son patron, puis elle crut devoir expliquer :

— C’est mon père qui vient de me les apporter en revenant d’une course.

— Ne vous excusez pas, je plaisantais. Ces superbes fleurs vous conviennent d’ailleurs bien mieux qu’à moi !

Flattée du compliment, elle répliqua gentiment :

— Mais je veux bien vous en donner une, si vous le permettez, de la part de papa.

— Mais comment donc ! J’en serai charmé.

En recevant la fleur, il en huma le parfum avec délices, les yeux fermés, puis tenta de l’épingler au revers de son habit. Mais il ne parvint qu’à se piquer :

— Aïe !

— Oh ! vous vous êtes fait mal.

— Non, j’ai été surpris, simplement.

— Désirez-vous que je l’attache ?

— Si vous voulez bien, parce que moi, je suis trop maladroit !

.........................

Il est probable que si Madame Merville avait pu assister à cette scène, elle aurait pu éprouver quelque inquiétude. Elle se serait bien trompée cependant.

Comme il le lui avait dit lui-même, son mari était trop franc et loyal pour courir la prétentaine. Il n’y avait eu qu’un amour dans sa vie ; cet amour, incendie au début, n’était plus qu’un feu couvant sous la cendre, mais jamais il n’en rechercherait un autre, préférant conserver intacts les beaux souvenirs de cette flambée, se contentant d’en recueillir les dernières étincelles, avec le secret espoir qu’un événement heureux viendrait le ranimer.

N’eût-ce été ce sentiment de loyauté envers celle que Dieu lui avait donnée pour compagne, il eût d’ailleurs trouvé odieux d’être seulement effleuré d’un désir, en présence de cette enfant si pure, son employée, la fille de son vieux compagnon d’armes.

Il est vrai qu’il ne pouvait se défendre d’éprouver une grande affection pour la délicieuse jeune fille, dont la beauté morale semblait surpasser encore le charme physique, mais ce sentiment était d’ordre essentiellement spirituel et pouvait être celui d’un bon oncle ou d’un grand frère.

De son côté, Simone était trop foncièrement honnête et pieuse, trop raisonnable et mûrie par la misère, pour jamais penser à une intrigue quelconque.

Certes, elle éprouvait une grande admiration, fort naturelle, envers le bienfaiteur et l’ami de son père, mais son cœur, elle le réservait tout entier à son cher vieux papa et à celui qui deviendrait son époux.

Tout ce qu’on pouvait reprocher à ces êtres d’élite, c’était que dans leur absolue confiance en soi, dans leur impeccable pureté, ils se souciaient pas suffisamment des apparences. Sûrs d’eux-mêmes, il ne pensaient pas que les autres pouvaient douter d’eux.

Merville, particulièrement, péchait par imprudence, et la suite de ce récit montrera bien quelles malheureuses conséquences eussent pu en résulter.

Sans la moindre arrière-pensée, il avait été conduit, par l’ennui et les circonstances, dans l’intimité de la famille Sarmant et s’y était complu : un jour, après une scène pénible avec Cécile, il était arrivé au bureau, morne et préoccupé. À la fermeture, il se trouva un instant seul avec Rosaire et fut frappé de l’expression de joyeuse insouciance qu’il lut sous ses rides, reflet visible de la satisfaction, après le devoir accompli, de redevenir un être libre et d’aller retrouver son chez-soi. Alors, Julien songeant à l’amertume de ses propres loisirs, ne put s’empêcher de s’étonner :

— Qu’est-ce que vous faites de vous le soir ?

À son tour, le bonhomme parut tout surpris de cette question :

— Comment, ce qu’on fait de nous ? Mais… on rentre tout bonnement à la maison. Je lis mon journal, pendant que la petite fait son ménage. Après souper, des amis viennent, on joue une partie de cartes, la petite fait chauffer une bonne tasse de café, et puis, on jase, on conte des histoires. Ah ! je vous assure bien qu’on ne s’ennuie jamais !

Après le départ de ses employés, Merville était resté dans son bureau, fumant et rêvant dans l’obscurité : triste rêverie où il revoyait les humbles veilles de son enfance et les bonnes soirées passées autrefois avec sa jeune femme à contempler des dossiers, à discuter des projets, ou bien en visite chez les vieux.

Pauvre père, si accueillant et si jovial ! Sa mort avait posé comme un voile de crêpe sur la vie de ceux qui restaient.

Quand il rentra chez lui, après s’être longtemps attardé au bureau, Julien trouva un mot laissé par Cécile où, en termes polis, sans faire la moindre allusion à son retard, elle l’invitait à aller la retrouver à une partie de bridge chez des amis.

Trop las de cœur pour faire bonne contenance devant des gens qui lui étaient presque étrangers, il téléphona pour s’excuser, prétextant un malaise.

Il tenta de lire mais, ouvrant un livre, pris au hasard, il tomba sur ce sous-titre :

« L’argent ne fait pas le bonheur ».

Il replaça le livre, fit faire une flambée dans la cheminée et, enfoncé dans un fauteuil, regarda danser la flamme, qu’avec amertume, il lui arrivait souvent de comparer à la merveilleuse passion qui avait illuminé quelques années de sa vie.

Tandis qu’il rêvait, la flamme tombait peu à peu. Bientôt, il n’y eut plus qu’un rougeoiement de braise. Demain, les cendres seraient obscures et froides.

Demain ?… Était-il possible que son sublime roman d’amour devint bientôt cette triste chose : « un peu de cendres obscures et froides ».

Le soldat, qui était en lui, réagit. Il s’ébroua, passa dans sa chambre où, avant de se confier au sommeil, il demanda au Maître de la Destinée, de permettre que son souffle divin ranimât le feu sous la cendre.

Le lendemain, à l’heure de la fermeture, une véritable tempête se déchaîna. Julien Merville, sachant que Rosaire et sa fille habitaient le quartier ouvrier de Saint-Henri, assez éloigné de son bureau de la rue Saint-Jacques, insista pour les déposer chez eux en automobile. En arrivant, par politesse, Sarment l’invita à monter se réchauffer un peu et Julien, heureux de reculer un peu le moment d’être seul, acquiesça.

Il accepta sans plus de manière la cordiale invitation à partager le modeste repas. Et, tout naturellement, il s’attarda à la veillée. Mélanie et son fiancé étaient venus, ainsi qu’un jeune homme de contenance timide, qui lui sembla vaguement courtiser Simone.

Cette soirée, où il se montra plein d’entrain, lui laissa un si bon souvenir que, peu à peu, il prit l’habitude de venir, chaque soir, faire un bout de veillée, selon l’expression populaire.

Cécile ne sembla même pas remarquer ses absences. En réalité, elle en souffrait, se laissant aller à mille suppositions inquiétantes, mais elle était trop fière pour provoquer une explication qui, peut-être, aurait été fort salutaire.

Les événements allaient se charger bientôt d’amener la crise qui détruirait… ou panserait.

.........................

La rose était épinglée. Naïvement, Simone fit cette remarque :

— Ça vous rajeunit de dix ans !

— C’est que j’en aurais besoin !

— Oh ! ce n’est pas ce que j’ai voulu dire !

— Vous êtes trop polie pour ça !

— Certainement !… Oh ! vous me faites dire des bêtises !

— Rassurez-vous, je ne vous en veux pas !

— C’est moi, qui devrais vous en vouloir.

— Alors, pardonnez-moi !

— Oh ! Monsieur Merville !

Abandonnant cet innocent marivaudage qui, visiblement, gênait la timide dactylographe, Julien s’informa des choses du bureau.

— Rien de nouveau ?

— Il y a eu un téléphone de Madame Merville. C’est mon père qui a répondu.

— Le courrier n’est pas terminé ?

— Mais si monsieur, j’achève. Seulement, je voudrais le relire. Je n’ai pas eu le temps.

— Ça ne fait rien. Il faut que je repasse par ici dans une demi-heure ; je le signerai à ce moment-là.