La flamme qui vacille/03/03

Éditions Édouard Garand (p. 19-22).

III

CE QUE FEMME VEUT…


Elle fronça les sourcils et, feignant de se retirer, s’excusa d’un ton qui voulait être détaché, mais, que contredisait le froncement involontaire des sourcils.

— Reste, Cécile, dit tranquillement Julien avant de prendre congé de ses visiteurs.

Après leur départ, se frottant les mains, il lança, enjoué :

— Et puis, quoi de neuf ?

— Moi ?… C’est à toi qu’il faut demander cela !

Distrait, il ne remarqua pas l’intonation sarcastique, indice précurseur de la scène et c’est d’un ton léger qu’il réparti :

— À moi ?… Au fait, tu as raison. Cette bonne Mélanie me quitte. Elle va se marier.

— Je sais !… Je crois que tu ne perdras pas au change.

— Je l’espère, mais je n’en suis pas certain. Malgré son apparence étourdie, Mélanie est une excellente secrétaire.

— Simone la remplacera avantageusement.

— Simone ?

— Ne prends donc pas l’air de tomber de la lune. Simone, que tu viens d’engager.

— Ah ! elle s’appelle Simone ?… je l’ignorais.

— Oui, je sais !

— Quoi ? Tu sais ? Son prénom n’a pas été prononcé devant moi. Il n’y a là rien d’anormal.

Le duel était engagé. Sans même s’en apercevoir, il avait mordu et gagnait la première manche.

Après un court silence de réflexion stratégique, l’adversaire c’est-à-dire Cécile, reprit :

— Elle est très jolie, Simone.

— Ma foi, je n’ai pas remarqué.

— Non… je sais !

— Enfin, tu sais… tu sais quoi ?… Tu ne vas tout de même pas me faire une scène de jalousie, à propos de rien.

— De rien ? Ce n’est pas très poli. Si elle t’entendait !

— Oh ! tu es ridicule à la fin !

— Merci !

Ce « ridicule » et le ton du « merci » constituaient le signal du combat. Julien attaqua :

— Parfaitement, ridicule ! Voyons ! Depuis douze ans que nous sommes mariés, as-tu jamais eu le moindre reproche à m’adresser ? T’ai-je jamais causé le moindre soupçon ? Non !… Jamais !… D’ailleurs, je ne la connais pas, cette petite ! Je ne l’ai jamais vue avant aujourd’hui. Elle est la fille de Rosaire Sarment, un brave homme, qui fut caporal sous mes ordres, pendant la guerre et qui… qui a eu des malheurs depuis, à cause d’une blessure, d’une blessure inguérissable. De plus, c’est Mélanie qui me la présente, en me promettant qu’elle donnera satisfaction. N’est-ce pas logique que je l’engage ? Voyons, n’est-ce pas tout naturel ?

— Mais oui !

— Alors ?

Cécile sentit que le moment de la riposte était venu. Elle se lança :

— Alors ?… quand j’engage un chauffeur, un larbin, ou un cuisinier, je ne lui serre pas la main avec émotion en le regardant dans le blanc des yeux !… Et elle ! la petite gueuse ! Elle te dévorait !

— Oh ! oh !

— Elle t’envoûtait ! Elle t’ensorcelait !

— Voyons, Cécile !

— Pauvre naïf !… Ah ! que vous êtes faciles à enjôler, vous autres, hommes !… Il suffit d’un petit trémolo dans la voix, d’une fausse larme qu’on fait le geste d’essuyer et vous êtes roulés, conquis, vaincus !… Et ce n’est pas par sensibilité, par amour du prochain. Non, c’est par vanité, par un faux amour-propre. Le voilà, votre point faible, votre talon d’Achille, c’est votre fatuité. Alors que nous, les honnêtes femmes, prendrions pour un outrage les flatteries ou les œillades d’un rustre, vous, les hommes, au moindre sourire, vous vous dandinez, un simple clin d’œil, et vous vous pavanez, un compliment banal, ou intéressé, et vous faites la roue comme un paon… ou comme un dindon !

Soulagée par cette injure, Cécile souffla. Pour Julien, le moment était venu de se disculper, posément, en exposant les faits avec logique, sans ironie et sans passion ; mais il est rare qu’on se montre fin diplomate dans une discussion conjugale. Aussi prit-il immédiatement le sentier attrayant de l’ironie pour se laisser bientôt entraîner dans le torrent tumultueux de la passion :

— Tu as terminé ? railla-t-il. Mes compliments. Très jolie, ta petite sortie, mais bien imméritée, en ce qui me concerne du moins. Où m’as tu vu me dandiner, me pavaner, faire la roue ? Tu m’as vu ému, sincèrement ému, par la rencontre imprévue d’un de mes anciens braves, que la nation ingrate laisse végéter dans la misère, avec une plaie non refermée, ému par la joie enfantine de ce bon vieux à la pensée que j’allais lui trouver de l’ouvrage, qu’il pourrait se rendre utile et gagner sa vie, ému par la reconnaissance de cette enfant qui, en me remerciant, ne songeait qu’au bonheur que j’apportais à son vieux père, ému enfin, par la satisfaction de pouvoir donner un peu de joie à des braves gens qui en méritent et qui en manquent. Voilà ce que tu as vu. Rien que cela, je te le jure. Et tu le sais bien, d’ailleurs. Et c’est ce qui m’horripile ! Ces nobles émotions, ces beaux sentiments, ta vaine jalousie voudrait les transformer en… saletés, en turpitudes !

— Julien !

— Oh ! ne te révolte pas ! Regarde-moi plutôt !… Est-ce que j’ai l’air d’un Don Juan ? qui court les aventures galantes ? Est-ce que j’ai l’air d’un Tartuffe qui médite la séduction d’une honnête jeune fille ? Enfin, oui ou non, est-ce que j’ai l’air d’un libertin ?

Ne rencontrant pas de résistance, il reprit, adouci :

— Ou d’un brave homme et d’un bon mari ?

Dans le fond de son âme, Cécile savait bien qu’il disait vrai. Un soupçon de repentir lui tira une larme. Aussitôt, lui, s’attendrit :

— Chère petite tête folle !… Ne pleure pas, voyons. Tu sais que je t’aime bien et que, depuis douze ans, je n’ai aimé que toi !… Allons, un petit sourire, un petit rayon de soleil après l’orage !

Comme il savait encore se faire doux et câlin, prenant et séduisant ! Dans ces moments-là, elle retrouvait, près de lui, le bonheur des années enfuies. Elle sourit à son rêve.

— À la bonne heure ! s’exclama-t-il gaiement.

— Tu ne m’en veux pas ?

— Mais non, voyons, c’est oublié.

— Tu m’aimes ?

— Je t’adore !

Les nuages noirs semblaient dissipés, mais ce n’était qu’une éclaircie ; l’orage veillait encore, menaçant.

Julien crut bon de trouver une diversion, sans se douter qu’il se jetait au devant des coups :

— Ah ! fit-il, j’ai reçu une invitation des Falcondraie, pour mardi. Irons nous ?

— Oh ! oui, je voudrais bien… mais…

— Je sais !… Tu n’as rien à te mettre sur le dos ?

— Dame ! Rien d’inédit.

Julien ne se sentait guère l’envie de recommencer la discussion. Aussi, bien que la garde-robe de sa femme fut une des plus riches de la ville, il rédigea un chèque libéral, qu’il lui tendit, en disant négligemment :

— Tiens ! ça suffira ?

— Pour une robe ? Mais c’est trop, beaucoup trop !

— Eh bien s’il t’en reste, tu feras la charité avec ! Tu es contente ?

— Oh ! oui, je vois d’ici la robe que je ferai faire. Oh ! très simple, mais chic :

N’est-ce pas que je serai belle ?

— Plus que belle : ravissante.

— Et que tu seras fier de moi ?

— Plus que fier : jaloux !

Il l’embrassa avec tendresse. La sonnerie de l’horloge le fit sursauter :

Allons, ma chérie, il faut que je me sauve !

Elle le retint :

— Mais j’y songe ! Quelle parure mettrai-je ?

— Ta rivière en diamants ! Elle est magnifique.

— Trop ! Tout le monde la connaît par cœur.

— Bah ! qu’est-ce que ça fait ?

— Naturellement ! Cela t’est bien égal que je soie ridicule ! À moi, pas !

— Chut ! Ne nous chicanons pas. Tu mettras tes émeraudes ; tu ne les as portées que rarement.

— Oui, mais des émeraudes avec une robe rose, ça n’a pas le sens commun.

— C’est vrai. Tu as raison.

— Tu vois !

— Alors, tes rubis. Rouge sur rose, ce sera parfait !

— Jamais de la vie ! L’éclat des rubis tuerait la robe, on ne la verrait plus. On ne verrait que la parure !

— Tes opales ?

— C’est malchanceux !

— Tu ne disais pas ça quand tu en avais envie.

— D’ailleurs, c’est passé de mode !

Agacé, pressé d’en finir, Julien lâcha le mot malheureux, signal de la reprise des hostilités :

— Enfin ! arrange toi pour le mieux.

Cécile bondit :

— C’est ça !… Arrange toi !… Le voilà bien, l’égoïsme des hommes !… Débrouille toi, ma petite. Sois belle, fais mon honneur, mais débrouille toi. Comment ? Ça m’est égal ! Du moment que mon compte en banque n’en souffrira pas, le reste, je m’en moque !

— Voyons… mais ce chèque…

— C’est ça, reproche-le moi, ton chèque ! Est-ce moi qui l’ai demandé ?… N’aie pas peur !… Je suis trop indépendante !… Il est à peine suffisant, d’ailleurs !… Pour avoir une robe convenable à ce prix, il faudra que j’achète moi-même les étoffes… en marchandant… et que je les fasse assembler par une petite couturière. Ah ! Je vais être bien fagotée, je t’en réponds !

Julien se résigna à faire une concession :

— Écoute ! Je vais te faire un autre chèque de cinq cents dollars. C’est tout ce que je peux faire en ce moment !

Insensé, qui croyait s’en tirer à si bon compte ; sa nouvelle largesse fut saluée d’un sourire d’ironique pitié :

— Mon pauvre ami, tu ne comprends donc pas qu’avec la robe superbe que je veux me faire faire, il faut un collier de perles. Il faut qu’il ne fasse pas pitié, ce collier ! Autrement, l’éclat de la robe tuera la parure. On ne verra plus que la robe. Un enfant comprend ça !

— Un mari, plus difficilement !

— Ah ! ça !

— Enfin, combien ?

— Dame… à moins de cinq mille…

— Cinq mille !… Oh ! oh ! cinq mille dollars !

Il songea à ses affaires, assez difficiles depuis quelques temps. Pour satisfaire les caprices de sa femme, dont, selon sa propre expression, il voulait faire une vraie petite reine, il s’était engagé dans des spéculations boursières qui, après lui avoir donné des gains rapides et considérables, le plongeaient aujourd’hui dans de sérieuses inquiétudes. Sa femme n’en savait rien car, depuis plusieurs années, depuis que la richesse était venue, ils avaient cessé de collaborer. Désormais rassurée pour l’avenir, croyant son mari en tête d’une solide fortune, elle s’imaginait pouvoir ne rien se refuser. Avec regret, il fut contraint de s’ouvrir à elle, sans toutefois vouloir l’inquiéter :

— Il faut en faire ton deuil, ma pauvre chérie… pour le moment du moins.

— Ah ! je le savais bien ! Tu ne m’aimes plus !

Les larmes étaient proches ; il s’affola :

— Je t’en prie, Cécile, calme toi. Je serais très heureux de pouvoir te procurer ce plaisir, mais actuellement, il n’est pas permis d’y penser. Cela m’est impossible, vraiment impossible.

Cécile le considéra avec surprise.

— Nous ne sommes donc pas riches ?

— Très riches… sur le papier. Mais nous n’avons que peu ou point de disponibilités.

— Serait-il possible ?

Il la vit atterrée et, déjà, regretta sa franchise, pourtant nécessaire :

— Oh ! rassure toi. Nous ne sommes pas ruinés. Mais nous ressentons le contre-coup du récent krach de la bourse. Comme beaucoup d’autres, nous sommes obligés, pour quelques temps, de mettre les freins. On ne peut rien négocier actuellement sans supporter une énorme dépréciation. Il faut donc nous restreindre un peu et…

— Et me priver du nécessaire !

— Oh ! le nécessaire… une parure !

Encore un mot malheureux ! Décidément, les hommes sont bien maladroits, dans ce genre de discussions et il n’est pas surprenant que, toujours, Ève en sorte victorieuse :

— Une parure !

Le mot évoquait l’objet. Oubliant son inquiétude passagère, Cécile ne vit plus que la parure convoitée et, résolument, s’élança à sa conquête, chargeant à fond :

— Quoi ? Une parure !… Est-ce que je n’ai plus droit à une parure, maintenant ?… que j’ai méritée d’ailleurs, et mille fois gagnée. Car, enfin, tu ne te souviens pas assez de nos premières années de mariage, après la guerre, lorsque tu t’es lancé dans les affaires. Est-ce que je ne me suis pas assez dévouée pour toi ? Est-ce que je n’ai pas travaillé comme une esclave, tenant la maison, le jour, sans serviteurs, et le soir, t’aidant pour ta comptabilité. Tu les as vite oubliées, ces premières années où nous unissions nos efforts dans la lutte pour la vie.

— Je n’ai rien oublié !

— Dans ce temps-là, j’étais plus que ton épouse, j’étais ton associée !

— Dans ce temps-là !

— Tu ne te souviens donc plus des rêves que nous formions ensemble, de nos espoirs communs, de nos châteaux en Espagne ? Parfois, tandis que nous travaillions, tu te prenais à me regarder avec tendresse et tu me disais : Un jour, chère petite compagne, un jour, bientôt, nous serons riches et je pourrai te remercier du dévouement que tu montres en ces années d’épreuves. Alors, demande-moi ce que tu voudras !… Il n’y aura rien de trop beau pour ma petite reine !… Ah ! les temps sont bien changés !… Hélas ! l’amour s’envole et les promesses s’oublient !

Se prenant à sa propre éloquence, elle ouvrit l’écluse et laissa déferler ses larmes (ces diamants qui lui vaudraient des perles).

Devant sa douleur, Julien était vaincu. Il se résigna :

— Allons, ne pleure pas, voyons !… C’est ridicule !… Je vais te donner ton chèque, tu l’auras, ta parure !

Il rédigea le chèque et lui tendit, ajoutant, le front soucieux :

— Mais je t’assure que cela me gêne beaucoup, actuellement !

Toute à sa joie, elle ne l’entendit même pas. Redevenue gamine, elle lui sauta au cou, en s’écriant :

— Oh ! comme tu es gentil ! Et comme je t’aime !… Maintenant, vas vite, mon chéri, tu vas être en retard !

Comme il ne bougeait pas, elle s’étonna :

— Eh bien ! Julien, à quoi songes-tu ?

— Je songe que nous sommes faciles à enjôler, nous autres hommes !… Il suffit d’un petit trémolo dans la voix, d’une fausse larme qu’on fait le geste d’essuyer et nous sommes roulés, conquis, vaincus !

Elle ne releva pas l’amère critique qu’il lui retournait. Elle souriait à son collier de perles.

Une fois de plus, Ève triomphait.