Éditions Édouard Garand (p. 16-19).

II

UN REVENANT SURGIT DU PASSÉ


Julien, s’arrachant au songe, consulta sa montre. Il s’était attardé plus que de coutume à la consommation de la première cigarette et de la tasse de café, cette autre excellente amie ; mais, comme privé de sommeil, il s’était levé de très bonne heure, il avait encore une bonne demi-heure à lui avant l’ouverture de la Bourse.

Il se leva sans hâte, quoique d’un mouvement révélant l’énergie. Un instant, il s’examina dans la glace, avec plus de regret que de complaisance. Cependant, à 40 ans, il était ce qu’on est convenu d’appeler un très bel homme. De son séjour dans l’armée, il avait conservé une allure militaire, un air d’autorité, une ligne soigneusement entretenue, un port martial, mais sans raideur. À la ville comme dans le home, il était très élégant, vêtu avec un chic parfait, une distinction rare.

Son visage seul avait changé, mais, malgré les petites rides naissantes, les fils d’argent de ses tempes et de sa petite moustache en brosse, il offrait encore un aspect très séduisant, celui d’un homme d’action, d’un chef, d’un combattif, ayant gardé la branche et l’allure de sa jeunesse.

Sous sa robe de chambre, de soie très belle, cependant discrète de teinte, dépassait le pli impeccable de son pantalon. Il allait regagner sa chambre pour s’habiller quand la sonnette retentit.

— « Au diable l’importun, » bougonna-t-il, agacé par une visite trop matinale à son goût et, lorsque son domestique parut, il déclara avec humeur :

— Je n’y suis pas !

— Bien, monsieur, répondit le serviteur stylé, en tournant les talons.

Mais Julien le rappela :

— Qui est-ce que c’est, Victor ?

— Mademoiselle Mélanie, Monsieur.

— Tu ne pouvais pas le dire tout de suite ?

— Que Monsieur veuille bien m’excuser, mais…

— Je ne t’en ai pas laissé le temps !

— Oh ! je ne dis pas ça, monsieur, je ne dis pas ça.

— Non, mais tu le penses !… Et tu as raison, mon ami.

— Eh bien ! Fais entrer Mélanie.

— C’est que…

L’homme hésitait, ne sachant s’il devait se permettre de rappeler à son maître qu’il portait une robe de chambre. Suivant son regard, Julien Marville comprit :

— Oh ! dit-il, avec Mélanie, il n’y a pas de gêne.

— Mademoiselle Mélanie n’est pas seule.

Julien Merville prit la carte que Victor lui présentait et lut ce nom familier, mais dont, après plus de quinze ans, il ne pouvait se rappeler l’origine :

— Rosaire Sarment !… Je connais ça, pourtant, murmurait-il, sans pouvoir, comme on dit, mettre un visage sur le nom.

— Comment est-ce monsieur ? interrogea-t-il enfin.

— C’est un homme, Monsieur.

— Naturellement.

— Je veux dire que ce n’est pas un vrai Monsieur… enfin, pas un Monsieur comme… comme Monsieur, par exemple. C’est plutôt un homme comme… comme moi, enfin, un homme, quoi ! Mais la jeune fille est… très bien, tout à fait bien.

— La jeune fille ?

— Qui les accompagne.

— Comment ? Mais c’est une vraie délégation, alors. Eh bien ! Victor, mon brave ami, fais entrer Mélanie et sa troupe.

— Mais c’est que… devant la jeune fille !

Nouvelle allusion à la robe de chambre.

— Ah ! oui, c’est vrai, s’exclama Julien. Victor, tu es une perle ! Et l’on prétend qu’il n’y a plus de domestiques.

— Il y en a encore, Monsieur, mais ils sont rares.

— Eh bien ! perle rare, tandis que je vais m’habiller, dessers la table, fais entrer et prie d’attendre !

Et il quitta la salle à manger.

Tandis qu’il rassemblait le couvert sur un plateau, Victor maugréait :

— Ah ! si nos maîtres ne nous avaient pas pour leur rappeler les usages du monde !… En quel siècle vivons-nous, grand Dieu ! en quel siècle…

Il fut interrompu par l’apparition de sa maîtresse, Madame Cécile Merville.

Cécile était, à 33 ans, dans tout l’épanouissement de sa beauté ; cependant ses yeux n’avaient plus la douceur rêveuse qui en avait fait le plus grand charme. Elle était vêtue avec élégance, d’une robe de maison, un peu trop riche, peut-être, mais de fort bon goût.

Elle interrogea, car, malheureusement, ce ménage, si uni autrefois, faisait déjà chambre à part :

— Monsieur est parti ?

— Pas encore, Madame. Monsieur s’habille !

Et Victor sortit, avec dignité… et son plateau chargé.

Seule, Cécile jeta un coup d’œil distrait sur le journal que, ce matin-là, Julien avait négligé de déplier, puis elle bâilla et s’étira paresseusement ; enfin, elle prit, entre ses doigts soignés la carte que son mari avait jetée sur un meuble, en lut distraitement la mention et la reposa avec une nonchalante indifférence.

— Asseyez-vous et attendez !

C’était Victor qui, d’un ton brusque et supérieur, introduisait les visiteurs. Apercevant soudain sa maîtresse, dont il avait oublié la présence dans cette pièce, il s’excusa avec obséquiosité.

Madame Merville le congédia d’un ton sec et, en femme du monde, salua les visiteurs.

D’ailleurs, Mélanie Thumas, dactylographe à la veille de coiffer Sainte-Catherine, d’allure désinvolte et de franc parler, s’exclama sans gêne :

— Bien le bonjour, Madame Merville !

— Bonjour, Mélanie, répondit Cécile. Qu’arrive-t-il donc ? Une catastrophe ?

— À peu près, Madame. Je me marie.

— Ah !… tous mes compliments !

— Vous pouvez bien dire vos sympathies, allez ! Il est assez « velimeux, » mon Polyte. Mais comme ils sont tous à peu près dans le même « style, » aussi bien Polyte qu’un autre. D’abord, j’ai pas choisi : qui choisit prend pire, Non… c’est lui qui m’a choisie.

— Je l’en félicite ! dit aimablement Madame Merville, égayée par les mines et le parler de la dactylo de son mari. Elle l’estimait beaucoup, malgré sa vulgarité, car elle savait qu’elle était honnête et très bonne. Aussi, peut-être, parce que, avec ses lunettes rondes et sa gomme à mâcher, elle n’était certes pas dangereuse pour la paix du ménage. Elle s’informa :

— Ainsi, vous allez quitter mon mari ?

— Faudra bien ! Polyte est dans les affaires. Il tient une « shop de plumber and boiler-maker. » Il avait besoin d’une comptable. C’est bien pour ça qu’il « me marie, le velimeux ! »

— Vous manquerez beaucoup à Monsieur Merville.

— C’est bien ce que j’ai pensé. Aussi, j’ai amené mon amie, Mademoiselle Simone Sarment. C’est une perle, Madame Merville, une vraie perle, gaie comme un pinson, douce comme un agneau, sage comme une image et courageuse comme… comme moi. Si Monsieur Merville l’engage, je la mettrai au courant du travail de la « boîte »… oh ! pardon, je veux dire : du bureau, et je vous assure que Monsieur Merville sera très content d’elle.

Cécile regarda sans aucune sympathie cette charmante jeune fille, très jolie, mais d’un type diamétralement opposé au sien.

Alors que les cheveux de Cécile étaient blonds comme les blés, ses yeux bleus comme le myosotis, alors qu’elle offrait un embonpoint parfait, à la Vénus, contenu par les exigences de la mode, alors qu’elle présentait un profil de médaille, Simone avait cheveux d’ébène, yeux de jais, profil délicat, empreint de sensibilité, et taille menue.

Toutes deux pouvaient être considérées comme deux modèles de beauté entièrement différents.

Visiblement hostile, mais toujours femme du monde, elle pria les visiteurs de s’asseoir, sans prêter grande attention au bonhomme d’une soixantaine d’années, à l’allure humble et gênée.

— Vous allez m’excuser, n’est-ce pas ? Monsieur Merville ne saurait tarder. Au revoir !

Ayant prononcé ces mots avec un peu d’affection, elle sortit, guindée, mais toujours élégante.

Simone ne put s’empêcher de s’exclamer :

— Comme elle est belle, Madame Merville !

— Bah ! répartit Mélanie en minaudant, toutes les femmes sont belles… seulement, nous n’avons pas toutes le même genre de beauté.

— Elle a l’air si distingué !

— Oui… un peu trop même !

Et l’incorrigible moqueuse se mit à imiter en la chargeant un peu, la sortie, un peu prétentieuse de Cécile :

— Vous allez m’excuser, n’est-ce pas ?… Monsieur Merville ne saurait tarder. Au revoir !

La caricature était si drôlement faite que Simone s’esclaffa, d’un rire jeune et musical, ce qui lui attira ce compliment :

— Mais, chère petite Simone, tu es cent fois plus jolie, avec tes grands yeux vifs, ton beau rire franc et joyeux et ta petite robe de quatre sous !

— C’est ça, moque toi de moi, protesta la jeune fille gaiement.

Puis, redevenue soudain sérieuse, elle ajouta :

— Tout de même, elle m’intimide cette belle dame.

— Je comprends ça !… Avec le regard de poisson frais qu’elle t’a décoché !… Mais ne t’en fais pas. Ce n’est pas elle qui est le « boss » ! le « boss, » c’est un chic type !

Elle s’arrêta net, confuse et balbutiante, malgré son aplomb, en se trouvant tout à coup devant son patron qui venait d’entrer, juste pour s’entendre déclarer « chic type. »

Il sourit avec bonté et son regard chercha le visiteur au nom familier. Il le reconnut aussitôt, malgré ses cheveux blancs et sa mine affaissée :

— Sarment ! Mon brave Sarment !

Instinctivement l’autre salua militairement, en s’écriant :

— Mon capitaine !

— Ah ! non, protesta Julien. Il n’y a plus de capitaine. La guerre est finie, Dieu merci ! Et puis, donne-moi la main.

— Oh ! mon cap… Monsieur Merville. Je suis bien fier de vous serrer la main.

— Et moi, donc ! J’en suis fier comme le jour où j’ai épinglé la croix d’honneur sur ta poitrine. Tu t’en souviens ?

— Si je m’en souviens !… Les camarades alignés, au port d’armes, les clairons qui sonnent, les tambours qui battent, le drapeau qui claque dans le vent, les salves d’honneur ! Ah ! il y avait tout de même des beaux moments !

— Oui, des beaux moments… et des beaux souvenirs !

Julien s’inclina devant la jeune fille, en disant :

— C’est ta fille ?… Mademoiselle, votre papa est un héros. Son dévouement m’a sauvé la moitié de ma compagnie !… Mes pauvres enfants !… Ah ! sans lui… bien peu seraient revenus, ce jour-là. Aussi, nous l’aimions tous !… C’est curieux tout de même comme après… on se perd de vue.

— Oui, ne put s’empêcher de murmurer Rosaire, après… on oublie vite. La patrie elle-même a la mémoire courte.

— Tu as eu du malheur ? Pauvre vieux !… Et ton ruban ?… Tu ne le portes pas !

— Non, je ne voulais pas le traîner dans la misère.

— Il faut le porter. La misère n’est pas une honte. Et puis, vois-tu, ces choses-là, ça ne se salit pas, ça nettoie !

Et détachant la barrette qu’il portait au revers de son veston, au-dessous de la rosette de la Légion d’Honneur, Merville l’agrafa sur la poitrine de son ancien compagnon d’armes, qui, immobile, au garde à vous, s’efforçait à ne pas pleurer.

Les deux hommes se saluèrent militairement, puis échangèrent une poignée de mains, tandis que Merville déclarait :

— Comme ça, j’aurai eu l’honneur de te décorer deux fois !

Puis, il s’informa :

— Et ta blessure ?

— Incurable !… C’est bien pour ça que la vie est si dure.

— Assieds-toi. Nous verrons à cela !

— Eh bien ! Mélanie, qu’y a-t-il ?

Alors, Mélanie, fit, en sanglotant, cette réponse imprévue :

— Je vais me marier !

— Ça vous fait un drôle d’effet ! ne put s’empêcher de remarquer Julien.

— C’est pas de ça que je pleure, mais c’est tous vos mics-macs, vos drapeaux, vos tambours qui trompettent, vos clairons qui tambourinent !… Moi, ça me remue, ces affaires-là ! Quand je pense que j’aurais pu devenir la femme d’un maréchal, comme Madame Sansgêne !… En attendant, faut bien que je me contente avec mon « plombeur ! »

— Et vous allez me quitter ?

— Il le faut bien. Mon mari me prend comme comptable. Il dit que, comme ça, ses intérêts seront mieux surveillés.

— C’est un point de vue !

— Dame ! si je fais sa caisse, j’aurai pas besoin d’y faire les poches ! ne put s’empêcher de plaisanter Mélanie, chez qui la drôlerie était innée.

Julien, lui, était trop préoccupé pour relever la boutade ; il déclara :

— Je ne vous cacherai pas que votre départ va bien m’embarrasser.

— Mais Mademoiselle Sarment est la perle des secrétaires, Monsieur Merville, et si vous voulez que je la mette au courant du bureau, elle fera certainement l’affaire.

— J’en serai ravi. Vous connaissez la dactylo, la sténo ?

— Comme son ave et son pater, intervint l’intarissable Mélanie. Je chambre chez eux. Ça fait que le soir, j’y donnais des leçons. Mais la voilà rendue qu’elle pourrait en remontrer à son professeur.

— À merveille ! conclut Julien. Cela me fera de la peine de vous perdre, Mélanie, mais je suis heureux d’employer la fille de mon vieux camarade.

Rosaire remerciait avec émotion et allait prendre congé quand l’importateur eut une généreuse pensée :

— Et toi, fit-il. Tu sais lire ?

— Pas très vite, mais je lis bien.

— Écrire ?

— Un peu !

Julien réfléchit une seconde. Certes, le bonhomme ne pouvait guère lui être utile, mais, quand on est riche, on peut se payer le luxe de causer une grande joie à un malheureux qui en est digne. Il décida :

— Mélanie. Vous amènerez aussi Monsieur Sarment au bureau.

— Qu’est-ce qu’il faudra lui faire faire ? lança étourdiment la sténographe.

Sans hésiter, Julien déclara :

— Classer les commandes du mois dernier.

À voix basse, il s’empressa d’ajouter :

— Mélangez-les bien qu’il ne s’aperçoive pas qu’elles étaient déjà classées.

Puis, tout haut :

— Demain, je lui trouverai autre chose.

Le pauvre Rosaire ne pouvait en croire ses oreilles. Il s’écria, radieux :

— Comment ? Je vais travailler pour vous, avec la petite ?… Ah ! comment vous remercier, Monsieur Merville.

— En faisant ton devoir… comme tu l’as fait là-bas !

— Ah ! vous allez voir si je vais me planter. Allons vite ! j’ai hâte !

— C’est parfait. Je vais à la bourse, ce matin. Je ne me rendrai au bureau que vers la fin de l’après-midi. Ainsi, vous serez moins gênés, tous les deux, pour vous familiariser avec vos nouvelles fonctions.

— Ayez pas peur ! Ayez pas peur ! Je vais vous les classer, vos commandes. Ah ! merci, Monsieur Merville, merci !… Allons, viens, petite ! Et remercie Monsieur Merville. Il est aussi brave homme qu’il était brave capitaine !

Sa joie était vraiment touchante et c’est avec une émotion sincère et profonde, que Simone, devinant le geste généreux de son nouveau patron, lui adressa ces paroles de gratitude :

— Monsieur, pour toute la joie que vous donnez à mon père, je vous remercie du fond du cœur.

Trop tard, elle voulut retenir le mouvement spontané de tendre la main ; il l’avait déjà prise en disant, très ému, lui aussi :

— J’en suis bien heureux, mademoiselle ! C’est à ce moment que Cécile entra.