Éditions Édouard Garand (p. 15-16).

I

EXCURSION DANS LE PASSÉ


« La première… et la meilleure ! »

L’importateur Julien Merville aspira voluptueusement la fumée de sa cigarette et déplaça son assiette pour approcher de lui la tasse, où fumait un excellent moka. C’était une des petites joies de sa vie, active au dehors, maussade chez lui.

Au lieu de parcourir son journal, il suivit d’un regard distrait les volutes de fumée dont le prélassement lascif et diaphane évoquait le rêve.

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Il revit défiler devant lui, comme sur un écran cinématographique, les années écoulées depuis la guerre : les premières, flamboyantes d’amour, lumineuses des joies de la lutte pour la vie, avec une compagne admirable ; les suivantes, attristées par les deuils ; les dernières, moroses, malgré l’aisance dorée.

Les cinq premières années de son mariage avaient été merveilleusement heureuses. Sa jeune épouse, aimante et courageuse, prenant part au combat pour la conquête de la fortune, avait contribué à sa réussite, tant par son affection constante, sa tendre sollicitude, que par l’aide effectif, que sur sa demande, les anciennes relations de son père avaient apporté au commerce de Julien, lui fournissant des renseignements précieux, qu’il n’eut pu lui-même aller chercher en France.

L’accueil charmant des parents de Julien leur avait d’emblée gagné le cœur de la jeune fille. Par la suite, l’exemple de ces braves gens, heureux de leur vie uniforme et calme, fiers de leurs chers enfants, comme ils appelaient Julien et Cécile, la tranquillité sereine de leur foyer où ils attendaient, paisibles et confiants en Dieu, le moment de se présenter devant lui, leur tendresse réciproque, que n’avait point entamée le cours des ans ; tout cela constituait un excellent régulateur pour l’âme romanesque de la petite française.

Quelles bonnes soirées ils avaient passées, sous le toit des parents. Le père, jovial et conteur émérite, les tenait sous le charme de son « humeur » de terroir, ce bon humeur canadien, un peu malicieux, mais qui dénote un don remarquable d’observation et de description, et que contrôle toujours le goût du propre et le respect de Dieu. Tandis qu’il contait, la tête un peu penchée, marquant les virgules d’une bouffée de pipe et que ses yeux rieurs et spirituels savaient si bien captiver l’attention, la maman, tout en écoutant avec plaisir des histoires qu’elle connaissait déjà, trottinait à pas de souris, s’affairait à la confection d’une friandise pour ses chers enfants et son « vieux » dont la gourmandise était le péché mignon.

On veillait dans la cuisine, coutume très répandue, entre intimes, au Canada, où cette pièce est toujours spacieuse et confortable. Quand on arrivait, on était tout de suite mis à l’aise et de bonne humeur par la joie évidente des hôtes. l’hospitalité est tellement ancrée dans les cœurs canadiens, que ceux qui reçoivent estiment qu’ils ont la meilleure part et sont sincères en exprimant leur reconnaissance aux visiteurs, même lorsqu’ils sont des étrangers.

Par son mari qu’elle adorait et par ces braves gens qui étaient devenus ses véritables parents, Cécile aimât les Canadiens et leur rude, mais beau pays.

L’aisance vint rapidement et l’apothéose de leur amour fut un pèlerinage en Europe, aux lieux où ils s’étaient connus, où il avait combattu, où il avait souffert dans la captivité.

Hélas ! — Après l’apothéose, le déclin… Les deuils d’abord. Le père de Julien, qui faisait peut-être un peu trop bonne chère pour son âge, mourut presque subitement.

Ce soir-là s’était passé gaiement, comme beaucoup d’autres et s’était terminé vers onze heures par la dégustation d’une excellente tarte à la farlouche, arrosée d’une bonne tasse de café et, pour les hommes, d’un petit verre de cognac.

Julien et Cécile avaient regagné ce qu’ils appelaient leur nid d’amour, un nid somptueux, très belle villa du boulevard Sainte-Catherine.

Ils allaient se coucher quand le téléphone résonna. Surpris, Julien s’y précipita. Sa pauvre mère, atterrée, mais contenant sa voix pour ne pas effrayer le malade, disait avec angoisse :

— Viens tout de suite, mon petit Julien, le père est très mal.

— Appelez un médecin. J’y vais immédiatement, répondit Julien, très alarmé.

Cécile s’habilla en un tournemain et, lorsque Julien sortit l’auto du garage, il l’aperçut, déjà prête, sur le perron.

Elle s’assit près de lui. Il était très ému et fut touché de la tendre prévenance de la jeune femme envers ses beaux-parents.

— Je te remercie, ma chérie, murmura-t-il dans un chaste baiser.

— De quoi ? répondit-elle avec simplicité, d’être à mon poste ? Tu connais mon mot d’ordre : Partager tes peines et tes joies.

Et, tandis que la voiture démarrait, elle tenta gentiment de lui redonner espoir.

En arrivant, ils trouvèrent la maman en larmes. Julien interrogea, plein d’anxiété :

— Le docteur est venu ?

— Il m’a dit d’appeler le prêtre. Il est là ! D’un geste las, elle montra la chambre qu’elle avait dû quitter pour laisser son homme en présence de Dieu ; puis, elle reprit son chapelet.

Respectant son silence, les jeunes s’agenouillèrent devant le crucifix et prièrent. Quand le prêtre parut, il contempla une seconde le pieux spectacle avec attendrissement et c’est bien à regret qu’il dût l’interrompre, disant :

— Le voici en règle avec Dieu. Allez près de lui. Résignez-vous et ayez confiance en notre Maître !

Calme malgré ses souffrances, le père Merville reçut le dernier baiser de sa « vieille » et garda réunies dans sa main, celles de ses enfants.

Bientôt, l’étreinte se détendit. Une angoisse suprême passa dans son regard. Il murmura :

— Mon Dieu !

Ce qui fut son dernier souffle.

Le chagrin des nuits de veille, les funèbres cérémonies, souvenirs cruels et précis, mirent une infinie tristesse dans la rêverie de Julien Merville.

Et puis le départ de sa mère pour sa ville natale, Rimouski, où elle allait retrouver une sœur, veuve comme elle, malgré les instances de Julien et de Cécile qui eussent voulu la garder à leur foyer. Certes, c’eût été pour elle un grand bonheur dans sa détresse, mais elle comprit très bien que sa vieillesse et son chagrin mettraient une ombre dans ce jeune foyer où régnait l’amour. Elle connaissait aussi trop d’exemples, où la douceur d’un foyer avait été brisée par l’intrusion de la belle-mère.

Exprimant toute sa reconnaissance d’avoir été invitée, elle ne fléchit ni devant l’insistance de ses enfants, ni devant son propre désir. Elle partit, près de sa sœur, vieillir dans le souvenir et attendre l’heure d’aller retrouver son « vieux. »

L’argent ne fait pas le bonheur !

Une fois de plus le proverbe, si contesté par les pauvres, trouvait une confirmation éclatante dans le ménage Merville.

Peu à peu, sentant à sa disposition des crédits qu’elle pensait illimités, la petite bretonne romanesque, qui n’avait plus pour satisfaire l’ardeur de son âme, l’excellent dérivatif de la lutte, s’orienta vers les ambitions moins nobles, de briller par le luxe de la toilette et des bijoux, par le faste des réceptions, et vers la recherche de distractions moins prosaïques : fêtes et bals, premières théâtrales, mondanités.

Elle n’avait plus sous les yeux l’exemple constant et puissant des braves gens que la mort venait de séparer. Elle n’avait plus à son aide la saine distraction des bonnes soirées familiales, à l’ambiance calmante et sédative.

Peu à peu, la femme devenait poupée.

De son côté, peut-être, Julien Merville, assombri par le deuil et l’éloignement de sa mère, n’avait-il plus été le compagnon charmant et plein de vie des premières années.

Enfin, pourquoi Dieu n’avait-il pas béni leur union, en donnant à Cécile la tâche tyrannique et chère d’élever un enfant, à Julien, la joie de travailler pour le bonheur futur d’un rejeton ?

Pourquoi ?

Peut-être parce que ce couple avait été trop parfaitement heureux, et que les épreuves sont nécessaires pour nous faire comprendre que le paradis ne nous est pas donné sur terre, mais que c’est là que nous devons le gagner.