La fille du brigand/Une rencontre inattendue

Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 60-68).

VI

UNE RENCONTRE INATTENDUE


On n’a pas oublié que Stéphane et Émile étaient convenus d’aller ensemble chez Mme  La Troupe, l’hôtesse de l’auberge du faubourg Saint-Louis. Huit jours s’étaient écoulés depuis et Stéphane, malgré son impatience, n’avait pu encore mettre son projet à exécution.

Stéphane avait changé de moitié ; ses parents concevaient pour lui les plus tristes inquiétudes. Ce n’était plus en effet ce jeune homme droit et éclairé, plein de gaieté et d’énergie ; ce jeune homme aimable, aux yeux vifs et brillants, au teint de rose, aux cheveux bouclés, aux manières élégantes, au sourire joyeux, que nous avons rencontré à l’auberge de Mme  La Troupe : Stéphane marchait aujourd’hui les yeux baissés, courbé sous le poids de sa douleur ; ses yeux s’étaient remplis d’une rare mélancolie ; ses joues étaient pâles et creuses ; on ne voyait plus dans son maintien, dans ses habits, cette recherche minutieuse qui l’avait toujours caractérisé, mais un désordre complet, marque de l’insouciance ou du malheur. Telles avaient été les suites d’un amour brûlant et sans frein.

Il était huit heures du soir ; cette fois Stéphane résolut à tout prix de satisfaire sa curiosité ; il court chez Émile, lui rappelle sa promesse. Ils partent tous deux pour se rendre chez Mme  La Troupe.

En passant sous la porte Saint-Louis, ils ne purent résister à une frayeur involontaire en traversant un endroit qui avait été si souvent marqué par le sang des victimes du brigand. Craignant d’être surpris, ils tenaient continuellement la détente de leurs pistolets, prêts à la lâcher sur le premier agresseur, lorsqu’ils aperçurent tout à coup la faible lueur d’une lanterne sourde et entendirent en même temps les pas d’un homme qui marchait pesamment devant eux et faisait jaillir de tout côté la boue qu’il foulait à ses pieds.

Probablement que l’inconnu les entendit de son côté, car il s’arrêta tout court comme pour les attendre.

— Avançons, Stéphane, dit Émile, du diable ! nous sommes deux et bien armés, avançons.

Et il se mit à siffler et à augmenter le pas, sans doute pour faire voir qu’ils ne craignaient nullement.

— Que voulez-vous, mon brave ? dit Stéphane en approchant.

— Rien ; je vous attendais seulement pour avoir d’la compagnie ; car le diable m’étouffe, si je suis hardi par ici. De plus j’aimerais à savoir de vous où est l’auberge du faubourg Saint-Louis.

Encouragés par le ton de bonhommie qu’il avait pris, Stéphane et Émile ne se défièrent plus de lui.

— Nous y allons justement, dit Émile, si vous voulez faire route avec nous, vous êtes le bienvenu.

— Merci ben, j’vous paierai un coup en arrivant, dit l’homme au fanal.

Neuf heures sonnaient à la pendule de l’auberge lorsqu’ils y arrivèrent.

Mme  La Troupe était à demi-couchée sur une espèce de bergère bourrée en paille, placée en dedans du comptoir, lorsqu’elle entendit ouvrir la porte, et aperçut en même temps Stéphane et Émile, suivis d’un troisième personnage qu’elle n’avait encore jamais vu.

— Tiens, tiens, dit-elle avec assez de familiarité et en allant au-devant d’eux, voyez donc, je commençais à m’assoupir. Bonjour, messieurs ; comment vous portez-vous, messieurs ?

Puis elle salua l’étranger du revers de sa main et ouvrit la porte du salon.

Stéphane et Émile n’avaient pas encore eu le temps d’examiner quelle connaissance ils venaient de faire ; ils furent frappés de l’air d’hypocrisie et d’audace peint sur sa figure : c’était Maurice, l’époux de Madelon.

— Maurice était un homme entre les deux âges, grand, robuste et bien fait ; affublé d’une paire de favoris qui lui couvraient la moitié de la figure, il portait une vieille redingote d’ancienne mode, beaucoup trop longue et trop large pour lui, et par-dessous, un petit gilet de mérinos bleu ; un chapeau de paille, recouvert d’une toile cirée jaune dont les larges bords lui descendaient jusque sur les épaules ; des pantalons de bouragan gris, une chemise de laine rouge fermée avec des boutons jaunes, et de longues bottes sauvages toutes couvertes de boue.

— Allons, mes amis, dit Maurice en s’approchant de la table et avec autant de familiarité que s’il se fût adressé à des gens de son espèce, je vous ai promis un p’tit coup, que prenez-vous ? Vite, dépêchez-vous, je suis pressé.

— Merci, nous ne prenons rien à présent, dit Stéphane, qui ne voulait pas faire honneur à une offre aussi obligeante.

— C’est comme vous voudrez, dit Maurice ; pas d’gêne, sans cérémonie ; t’nez, faut qu’ça aille rondement, sans étiquette, vrai comme v’là une chandelle… Holà ! mère La Troupe, un verre de gin pour moi seulement, puisque ces messieurs ne veulent rien prendre ; du gin chaud, ça me r’mettra un peu.

— Vous paraissez fatigué, mon ami, dit Émile.

— Fatigué comme le diable quand il a fait sa ronde ; voyez-vous, quand on travaille comme moi en bon ch’val toute la journée, on n’est pas ben aise d’aller plaquotter la vase, le soir, pour aller chercher des remèdes.

— On n’en a que plus de mérite, dit Stéphane.

— Oui-dà ! beau mérite ! j’m’en passerais tout aussi ben, j’vous assure. Allons, à votre santé, dit Maurice en avalant son verre avec une facilité et une habilité qui prouvaient assez qu’il en avait l’habitude. Voilà du bon gin, sur mon âme ; ajouta-t-il en pressant l’une contre l’autre ses grosses lèvres violettes ; vous aurez ma pratique, la bonne femme : et puis, une fameuse, allez !

Mme  La Troupe sourit dédaigneusement, comme si elle eût voulu faire voir qu’elle n’était pas accoutumée à hanter de pareilles gens.

— Oh ! à propos, la mère, j’aurais une petite proposition à vous faire, dit Maurice ; vous connaissez maître Jacques ?

Stéphane prêta l’oreille avec précaution.

— Je le connais, oui, comme une de mes pratiques, dit Mme  La Troupe d’un air embarrassé.

— Et vous connaissez aussi sa fille ?

— Pour l’avoir vue une fois ici ; ces messieurs étaient justement présents.

Stéphane rougit visiblement.

— Oui-dà, dit Maurice en les examinant effrontément, voilà qui s’explique sans que je m’y attendais. Mais il ne s’agit pas d’ça : vous avez une petite fille Mme  La Troupe ?

— Oui ; mais à quoi voulez-vous en venir, s’il vous plaît ? voilà des messieurs qui ont peut-être affaire à moi et qui s’ennuient probablement d’une conversation qui les intéresse peu.

— Que cela ne vous arrête pas, madame, dit Stéphane, qui était loin de trouver le temps long. Continuez, l’ami, nous allons nous entretenir de notre côté.

Et Stéphane et Émile commencèrent à demi-voix une conversation assez peu animée pour leur permettre d’entendre tout ce que Maurice et Mme  La Troupe allaient se dire, mais en même temps assez bien feinte pour ôter toute espèce de méfiance dans leur esprit.

— Je viens ici, dit Maurice de la part de maître Jacques, pour vous demander si vous permettriez à votre petite fille de venir demeurer chez moi avec Helmina et une autre p’tite jeunesse que vous avez ben connue.

— Oui ? qui est-elle ?

— Eh ! mon Dieu, la petite Julienne, la fille à Julien, qui, à c’que m’a dit maître Jacques, a travaillé longtemps pour défunt votre mari.

Mme  La Troupe ne put s’empêcher de tressaillir ; ce nom lui rappelait des souvenirs pénibles, rendus plus terribles par l’horreur de sa situation actuelle.

— Oui, dit Mme La Troupe en maîtrisant aussi vite que possible son émotion, je l’ai bien connue en effet ; mais, pour en revenir à votre demande, je vous assure qu’il m’en coûtera beaucoup de laisser aller ma petite fille ; d’ailleurs, voyez-vous, elle me sert beaucoup ici, je n’ai qu’elle ; au reste j’y penserai de nouveau et je donnerai ma réponse à maître Jacques lui-même.

— C’est bon, c’est bon.

— Et comment va-t-elle, la petite Helmina ?

— Pas trop ben, j’vous assure ; c’est justement pour elle que je viens chercher des remèdes ; et puis, entre nous, je vous dirai qu’elle est bêtement amoureuse.

— Et de qui donc ?

— Dame, de qui donc ? il faut qu’ça soit d’un de ces deux muffles-là, car elle a dit à ma femme qu’elle avait rencontré son bijou ici, et vous venez de me dire qu’ils y étaient lorsqu’elle est venue.

— Voilà du farceur, dit Mme La Troupe.

— Vous sentez ben, madame, qu’il est de mon devoir d’avertir son père.

— Vous feriez bien certainement.

— Et cependant j’vous assure qu’ça me coûte furieusement : c’est une si bonne enfant, et son père est si curieux ; croirez-vous qu’il ne veut pas entendre parler de mariage du tout pour sa fille ? et, entre nous, Mme La Troupe, dit Maurice en s’approchant de l’oreille de l’hôtesse, j’vous avoue qu’il a d’bonnes raisons, allez ! pour dissuader sa fille des épousailles… Mais voyez donc comme j’m’amuse, moi qui devais être de retour chez moi avant minuit. Ainsi donc, ajouta-t-il en sortant du salon, vous penserez à…

— Oui, oui, dit Mme La Troupe en le reconduisant.

— Bon ! je r’viendrai goûter à votre gin ; j’ai d’s’affaires à régler sur le marché demain à dix heures, j’entrerai en passant,

Mme  La Troupe revint aussitôt trouver Stéphane et Émile.

— Voilà un drôle de personnage, lui dit Stéphane ; connaissez-vous son nom ?

— Pas le moins du monde, c’est la première fois que je le vois.

— Il paraît être en grande connaissance avec maître Jacques et sa fille ?

— Vous l’avez dit ; mais à propos dit Mme  la Troupe avec malice, savez-vous qu’elle vous aime, Helmina ?

Stéphane ne fit pas semblant de comprendre et se mit à tousser pour déguiser son émotion, et pour éviter toutes autres paroles sur un sujet qu’il voulait cacher.

— Connaissez-vous maître Jacques, madame, que fait-il ?

— C’est plus que je peux dire, sur mon honneur, dit Mme  La Troupe en portant la main à son cœur.

Stéphane sourit.

— Il paraît faire beaucoup d’argent, n’est-ce pas ?

— Il n’en manque jamais.

— Ses visites sont-elles fréquentes ici ?

— Passablement.

— Vient-il toujours avec sa fille ?

— Rarement ; il n’est encore venu qu’une seule fois avec elle.

— Ainsi donc, madame, vous n’avez pas la moindre idée, pas la moindre information sur les affaires de maître Jacques ?

— Je n’en connais rien du tout ; mais quel intérêt, s’il vous plaît, monsieur ?…

— Aucun, aucun, dit Stéphane en montrant de l’indifférence, si ce n’est celui de la curiosité. Quelle heure est-il à présent, Mme  La Troupe ?

— Il est près de minuit, je crois.

— Minuit ! je ne croyais pas qu’il était si tard. Prenez-vous quelque chose, Émile ? Emportez-nous du vin, madame.

Après avoir vidé une bouteille, Stéphane et Émile quittèrent Mme  La Troupe.

— Eh bien, Émile, que pensez-vous de tout cela ?

— Rien de bon, mon cher ami.

— Et que pensez-vous de cette liaison entre maître Jacques et Mme  La Troupe ?

— Ma foi, dit Émile en riant, c’est vraiment pire que le mystère de l’Incarnation.

— Cet homme revient demain, si j’ai bien entendu.

— Oui, demain à dix heures, sur le marché.

— Écoutez, Émile : j’ai un projet en tête ; il faut que je sache où il demeure ; demain je le fais suivre par Magloire.

— Et que ferez-vous ensuite ?

— Je vous le dirai dans l’occasion, mon cher ami.

Ici nos deux amis se séparèrent ; Émile descendit la côte de la Congrégation et Stéphane suivit la rue St-Louis.

Aussitôt qu’il fut arrivé chez lui, il éveilla, sans faire de bruit, le gros Magloire, qui dormait dans une petite chambre voisine de la sienne, et lui fit signe de le suivre. Comme il était alors de la prudence d’avoir toujours une arme de défense en cas de surprise, Magloire avait déjà saisi sous son oreiller son gros couteau pointu, croyant avoir affaire à quelque voleur.

— Point de bruit, Magloire, lui dit Stéphane, tu n’as rien à craindre ce soir, et Stéphane lui fit avaler la moitié d’un gobelet de “brandy” pour le préparer en sa faveur. Il était bien persuadé que Magloire n’avait pas besoin de cela pour lui rendre service mais il aimait à lui donner cette marque d’encouragement, persuadé que plus d’un serviteur est bien traité, plus il est attaché à son maître.

— Je te demande pardon, mon cher Magloire ; si je t’éveille à une heure aussi avancée, c’est que j’aurais besoin de te parler ce soir d’une affaire qui m’intéresse beaucoup.

— Ah ben ! v’là qu’est drôle, par exemple, dit Magloire tout honteux d’une pareille excuse, v’là qu’est drôle, comme si vous n’étiez pas le maître de mes actions ; vous savez ben que j’peux veiller toute la nuit pour vous.

— Je le sais mon brave. Il s’agit encore de me rendre service ; Magloire, es-tu disposé ?

— Comme à l’ordinaire, ben entendu ; est-ce que j’ai coutume de vous r’fuser ça ?

— Non ; mais c’est qu’il s’agit d’une “job” un peu difficile.

— Quand elle le s’rait encore vingt fois plus, on fait son possible, et puis si on ne réussit pas, eh ben dame ! c’est pas d’notre faute ; pas vrai, M. Stéphane ?

— Bien vrai, mon cher Magloire, dit Stéphane touché de cette belle réponse ; eh bien ! demain il s’agira de courir les marchés ensemble.

— C’est bon, ça nous promènera, et puis ça nous fera voir des curiosités. C’est-il tout ?

— Arrête, tu n’es qu’au commencement de l’affaire.

À dix heures il devra s’y trouver un homme que j’ai intérêt de connaître ; et, comme personne ne peut m’en donner information, il faudra en prendre par nous-mêmes ; il s’agira donc pour toi, Magloire, de le suivre, sans qu’il s’en aperçoive, partout où il ira.

— Pourvu qu’il n’aille pas trop vite, ça ira.

— Fort bien ; tu comprends ?

— J’suppose. Est-ce tout ?

— C’est tout ; mais remarque bien l’endroit et la maison où il s’arrêtera.

— Oui, oui.

— Et si toutefois il sortait aussitôt de chez lui (voilà ce qu’il faudrait principalement), tu entreras après lui et tu demanderas si le maître de la maison est présent et à quelle heure on peut le trouver dans la journée. Remarque bien toutes les personnes que tu verras, afin de pouvoir m’en donner une idée. Enfin s’il y a une jeune fille bien jolie et que tu sois assez favorisé par le hasard pour lui remettre une lettre que je te donnerai, sans que personne te remarque, il n’y a rien que je ne te donnerai pour te récompenser. As-tu bien compris ?

— Ah ! oui, comme il faut.

— Et tu consens ?

— C’te demande !

— C’est bien, je te remercie : va te coucher maintenant ; surtout prends bien garde de dire un mot de tout ceci à qui que ce soit.

— Le diable ne me fera pas parler.

— Et tâche de faire cela sans être remarqué.

— Il n’y a pas de danger.

— C’est bon ! bonne nuit, mon brave, à demain.

Et Stéphane fit encore prendre à Magloire un verre de “brandy” qui acheva de le gagner ; il sortit en faisant mille gestes qui le divertirent un peu.

Aussitôt qu’il fut seul, Stéphane se mit en devoir d’écrire la lettre qu’il devait envoyer à Helmina. Il s’appuya longtemps la tête sur son bureau, puis après avoir retaillé vingt fois la même plume et après avoir déchiré au moins dix feuilles de papier doré et fleuri, il en plia une bien soigneusement, y introduisit une boucle de ses cheveux et la plaça dans une petite caisse en ferblanc qui fermait à double clef. Un quart d’heure après, Stéphane accablé par les diverses impressions qu’il avait reçues dans le cours de la journée, reposait dans les bras de Morphée.