La fille du brigand/Maître Jacques et Maurice

Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 68-74).

VII

MAÎTRE JACQUES ET MAURICE


Maurice, après être sorti de l’auberge du faubourg Saint-Louis, venait justement d’emboucher la rue Saint-M… lorsqu’il vit briller à quelque distance une lumière vive et scintillante placée sur le fronton d’une grande maison, dans la lanterne entourée d’une toile blanche et qui portait cette inscription en lettres d’or : « GLOBE HOTEL. » Il s’avança de plus près et se levant sur le bout de ses pieds, il aperçut à travers une fenêtre maître Jacques, assis sur une longue bergère de bois, fumant un cigare et lisant une lettre en frissonnant. Il était alors une heure après minuit.

— Voilà, dit Maurice en mettant la main sur la poignée jaune de la porte, une rencontre faite à propos.

Maître Jacques en entendant ouvrir la porte remit précipitamment dans sa poche le papier qu’il tenait à la main, et ayant reconnu Maurice, il passa avec lui dans une petite chambre dont il ferma soigneusement la porte, et fit venir une bouteille de gin.

— Et d’où sors-tu donc à présent, Maurice ?

— De l’auberge du faubourg Saint-Louis, s’il vous plaît ; or ça, M. Jacques, j’ai plusieurs nouvelles à vous apprendre.

— C’est bon ; parle vite et parle plus bas.

— D’abord, dit Maurice avec intérêt, j’ai parlé à madame La Troupe par rapport à sa p’tite fille.

— Et elle consent ?

— Non pas immédiatement, elle vous donnera la réponse à vous-même.

— Ensuite ?

— Ensuite ; vous saurez que votre p’tite fille est malade.

— Malade ? et depuis quand ? non pas en danger au moins ?

— Non ; une indisposition seulement qui l’a prise il y a huit jours à propos de…

Maurice hésita.

— Eh bien ! à propos de quoi ? dit maître Jacques en plissant le front.

— À propos d’un jeune homme qu’elle a rencontré à l’auberge du faubourg Saint-Louis et que je viens de voir là.

— Mille diables ! dit maître Jacques en se levant brusquement et en commençant dans l’appartement une promenade désespérée ; et comment sais-tu cela ?

— Par elle-même.

— Quoi ! elle a eu l’effronterie de vous le déclarer à vous-mêmes ?

— Non pas à nous-mêmes, monsieur, mais elle l’a dit à Julienne, qui nous l’a confié ensuite.

— Voilà une folie de jeune fille qu’elle va payer cher, ou que l’enfer m’engloutisse, dit maître Jacques en frappant avec violence sur la table. Écoute, Maurice, tu sais qu’il est de mon intérêt que ma fille ne fasse aucune liaison qui pourrait nuire à nos affaires ; si malheureusement le jeune homme allait l’aimer de son côté, il n’épargnera rien pour la voir. Qui sait ? la chose ira peut-être plus loin, Helmina est jolie, il la demandera en mariage… et tu comprends le reste… Cependant, ajouta maître Jacques, il faut connaître le merle avant de le dénicher ; dis-moi, Maurice, l’as-tu assez examiné à l’auberge pour le reconnaître partout où tu le rencontreras ?

— Comment donc ? j’ai passé une bonne partie de la nuit avec lui ; nous sommes entrés ensemble chez Mme  La Troupe.

— Et d’où sais-tu qu’il est vraiment l’amant de ma fille ?

— Dame ! comme ça, maître Jacques, vous allez voir vous-même : votre fille dit qu’elle a rencontré son oiseau chez Mme  La Troupe, et…

— Tu as raison, Maurice, tu as raison, dit maître Jacques en se tordant les mains de rage et de désespoir ; mais au moins, ajouta-t-il, il ignore que ma fille l’aime, n’est-ce pas ?

— Oui, sans doute, qui le lui aurait dit ? J’ai parlé assez bas à Mme  La Troupe pour qu’il n’ait rien entendu.

— Comment ! misérable, dit maître Jacques en se laissant tomber sur une chaise, tu l’as dit à Mme  La Troupe ! Langue d’enfer ! homme bavard et indiscret qui ne peut rien garder ! Nous sommes perdus, Maurice, lui dit-il en lui lançant des regards foudroyants. Mme  La Troupe lui a tout dit sans doute ; quel intérêt aurait-elle à le lui cacher ? combien au contraire n’en avait-elle pas à le lui apprendre ? Nous sommes perdus pour toujours ! Il est temps d’agir. Il faut le connaître ce jeune homme, il faut le tuer ! Quant à ma fille… ma fille !…

Et maître Jacques resta un moment anéanti ; puis tirant une lettre de sa poche :

— Écoute, Maurice, dit-il avec un sérieux d’enfer, veux-tu me jurer que jamais tu ne dévoileras ce que je vais te dire ?

— Je le jure.

— Eh bien ! sache que Helmina… n’est pas… ma fille !

— Que dites-vous ?

— Lis cette lettre.

Maurice lut ce qui suit :

« Londres, sept. 18…

« Mon cher ami, — J’ai le plaisir de vous informer que je suis sur le point de me mettre en route pour le Canada, afin d’embrasser la chère petite fille que je vous ai confiée et de l’emmener avec moi. Je vous dirai à mon retour ce qui m’a engagé à prendre une pareille détermination.

À la hâte,

LOUIS DES LAURIERS. »


— Ce maudit homme que je croyais mort depuis dix ans, dit maître Jacques en se frappant le front. Mille malédictions ! mais que l’enfer me confonde, s’il revoit sa fille ! Maurice, il me faut encore un service.

— Parlez, maître, dit Maurice effrayé du désespoir de maître Jacques.

— Cette nuit, le père Munro et ses brigands doivent voler chez le vieux Pierre ; demain, à pareille heure, il leur faudra enlever Helmina de ta maison.

— Que dites-vous, maître Jacques ? dit Maurice en tremblant.

— Tais-toi, ma résolution est prise ; il ne sera pas dit qu’un rival l’emportera sur maître Jacques ; j’aime Helmina, Maurice, et je l’aurai à tout prix ; je vais lui avouer que je ne suis plus son père, je forgerai une lettre comme venant de la main de son véritable père à son lit de mort, je me jetterai à ses genoux et je lui demanderai sa main.

— Mais vous allez la tuer, M. Jacques.

— Tais-toi encore une fois ; écoute-moi sans rien dire. Demain soir donc, je la fais conduire par mes brigands avec Julienne dans la caverne du roc sans qu’elle sache que nous prenions part à son enlèvement ; j’irai la trouver ensuite, en lui disant que j’ai trompé les gardes ; je lui dirai tout, je la demanderai en mariage en lui promettant sa fortune et son évasion ; si elle accepte, je quitte immédiatement le Canada avec elle.

— Et si elle n’accepte pas ?

— Si elle refuse, continue maître Jacques ; alors elle saura qui je suis, et elle mourra dans la caverne, de chagrin et de douleur.

— Et que direz-vous à son père ?

— Je lui dirai que sa fille a été enlevée ; et s’il se trouve quelqu’un capable de me trahir, ajouta-t-il en lançant un regard diabolique sur Maurice, je le tuerai sans miséricorde.

Maurice vit bien à qui ces dernières paroles s’adressaient ; il s’empressa de faire à maître Jacques les plus horribles serments.

— C’est bien, Maurice, je te connais ; je sais que tu es fidèle et discret.

Maurice se leva pour partir.

— Où vas-tu à présent ? lui demanda maître Jacques.

— Chez moi, maître, il faut que je revienne demain à dix heures.

— N’oublie pas surtout l’affaire de demain soir, et pas un mot de ce que je viens de te dire.

Maurice sortit en renouvelant ses serments.

Après avoir passé les limites de la cité, Maurice accablé de fatigues et de veilles, se laissa tomber le long d’une clôture et se prit à faire diverses réflexions sur ce qu’il venait d’apprendre. Qui l’aurait pensé, se dit-il en lui-même, maître Jacques n’est pas le père d’Helmina ! et pourtant cette lettre… l’impression qu’elle a faite sur lui… il n’y a pas à en douter. Pauvre Helmina ! quand elle va l’apprendre ; quand elle va savoir que son père est mort, qu’elle est maintenant sous la domination d’un homme qui l’aime, et qu’elle ne peut aimer ; comme elle va pleurer, lorsqu’il lui faudra, ou épouser un monstre et abandonner un jeune homme aimable, bien fait, qu’elle adore, ou bien mourir sous la domination d’un brigand. Oh ! elle va mourir, c’est certain.

Non, non ; il ne sera pas dit que Maurice, tout scélérat qu’il soit, ait pris part à un crime aussi infâme, contre une enfant, un ange comme Helmina. Si je me trouve dans l’impossibilité de l’empêcher, du moins je ne veux point y mettre la main.

Allons Maurice, voilà le jour sur le point de paraître, au diable ta maison d’ici à après-demain soir. Pauvre maison ! comme je vais la trouver vide ! Et Madelon, comme elle va s’ennuyer ! Et Julienne, la pauvre petite, être obligée de partager la douleur d’Helmina, parce qu’elle a su partager son amitié. Non, non, encore une fois, je veux périr à tout jamais si je m’enfourne dans une pareille mêlée. Au diable maître Jacques, qu’il s’arrange comme il voudra.

Et Maurice reprit le chemin de la ville.

Ces réflexions pourront peut-être paraître déplacées dans la bouche d’un homme aussi dépravé que Maurice ; mais nous ferons remarquer que, quoique adonné depuis longtemps au crime, Maurice n’était pas encore tout à fait endurci. Il conservait encore en lui un reste de pitié, de compassion, surtout pour les malheureux qui n’étaient pas capables de se défendre. Maurice ne s’était jamais distingué dans les actes d’une férocité brutale ; bien loin de là, il était tendre et sensible, jamais il n’avait encore pris part aux crimes des autres brigands. Seulement il savait tout : maître Jacques, sûr de sa discrétion, ne lui cachait rien ; aussi ne pouvait-il comprendre comment il avait pu lui cacher jusqu’à ce jour qu’il n’était pas le père d’Helmina.