La fille du brigand/La justice commence

Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 74-80).

VIII

LA JUSTICE COMMENCE


Maurice, en parcourant les carrefours du faubourg Saint-Louis, ne voulut pas se rendre sur le marché sans entrer encore une fois chez Mme La Troupe pour goûter de ce gin excellent qui l’avait tant exalté la veille, et pour se débarrasser un peu de la boue qu’il avait amassée dans ses excursions nocturnes ; et en cela il n’était pas guidé par la propreté, mais bien par la crainte de paraître suspect. Il augmenta donc le pas pour éviter, autant que possible, quelque rencontre désagréable ; et dans un instant il se trouva au coin de la rue de l’auberge. Il fut d’abord surpris de trouver tout fermé, mais pensant ensuite que Mme La Troupe était dans l’habitude de veiller fort tard, il crut qu’elle n’était pas encore levée.

— Hein ! hein ! la mère, t’as fait la galipote, j’cré, hier au soir ; mais faut qu’tu t’lèves, ma vieille.

Et il se mit à frapper rudement à la porte ; le bruit qu’il fit se répandit dans l’intérieur comme un écho lent et sourd, semblable à celui que l’on entend dans un vaste souterrain.

— La vieille sorcière dort comme une souche, dit Maurice après avoir attendu inutilement cinq minutes. Holà ! Mme La Troupe, ouvrez, que diable ! faut-il cogner trois heures encore ? et il appliqua dans la porte un violent coup de poing qui l’ébranla et la fit craquer horriblement ; puis il y eut encore un silence de deux minutes après lequel Maurice, dont la patience était à bout, était sur le point d’enfoncer la porte, lorsqu’il se sentit frapper sur l’épaule. — Mais, l’ami, vous ne savez donc pas ?…

— Et que diable, dit Maurice, comment voulez-vous que je sache ?. j’arrive justement de la campagne ; mais qu’est-il donc arrivé ?

— Oh ! si vous saviez !

— J’vous dis que je ne sais rien.

— Une affaire terrible, allez !

— Comment ?

— Tout le canton en a été épouvanté.

— Mais qu’est-ce donc ?

— Si vous saviez !

— Mais j’vous dis que je n’sais rien, encore une fois.

— Ah ! ah ! oui ; eh bien ! imaginez-vous que…

— Eh bien ?

— Imaginez-vous que Mme La Troupe… vous la connaissez ?

— Oui, un peu.

— Cette grande femme-là, qui était si avenante ! eh ! mon Dieu, vous l’avez rencontrée vingt fois pour une ; vous savez bien, c’te femme qui…

— J’vous dis que j’la connais, dit Maurice en maîtrisant autant que possible sa colère ; mais encore une fois qu’est-il donc arrivé ?

— Ah ! monsieur, ce que j’n’aurais jamais pensé, ni moi, ni ma femme, ni mes amis, ni le canton, ni…

— Que l’diable vous emporte avec vos « ni », je vais tâcher de savoir la chose plus vite, dit Maurice en s’éloignant.

— Arrêtez, arrêtez, monsieur ; je n’ai pas eu l’intention de vous fâcher ; c’est que, voyez-vous, c’est une affaire !

Et notre importun se mit à étendre les bras et à les élever au ciel.

— De grâce, monsieur, vous vous lamenterez demain, et contez-moi aujourd’hui…

— Tout d’suite, entrez chez moi ; voyez-vous, j’n’aime pas à conter ça en public, on n’sait pas ce qui peut arriver.

Maurice le suivit en jurant en lui-même.

— Allons, lui dit-il aussitôt qu’ils furent entrés, je suis pressé, de grâce dépêchez-vous.

— Dans l’instant ; emporte-nous un coup, Lisette : vous en prenez, j’suppose ?.

— Merci, merci, c’est pas la peine, dit Maurice d’un air qui pourtant indiquait assez qu’il n’était pas accoutumé à en refuser.

— Or ça, dit notre narrateur, en reprenant le fil de son histoire, je vous dirai donc que c’te nuit, vers… j’cré ; dame, écoutez donc, j’cré qu’il était bien quatre heures, hein, Lisette ?

— Eh ben ! quoi donc encore ? dit Lisette en mettant sur la table une vieille bouteille française pleine jusqu’au goulot.

— Quelle heure était-il à peu près lorsque Mme La Troupe ?…

— Dame, il était quatre heures.

Oui, oui, c’est ça, quatre heures, et t’nez, j’crois même qu’il n’était pas tout à fait ça.

— Mille tonnerres ! que fait l’heure ? dit Maurice en enrageant, mettez celle que vous voudrez et avancez, ou, sur mon âme, je…

— Oui, supposons qu’il fût quatre heures ; nous dormions bien tranquillement, ma femme et moi, car vous savez, monsieur, que le sommeil du matin est toujours le meilleur ; j’ai toujours remarqué cela ; c’est singulier, mais…

— Mais vous n’avancez à rien, mille millions de pies ! dit Maurice en fermant les poings.

— Tout d’un coup, ma femme qui dort moins dur que moi, et puis j’vous dirai en passant qu’c’est toujours l’ordinaire, et si vous êtes marié, monsieur, vous en direz autant que moi ; je n’sais pas, mais j’ai toujours entendu dire que…

— Je veux que « l’siffleu m’étouffe » : si vous n’achevez pas, je « fiche mon camp », dit Maurice en se levant.

— Tout d’un coup donc, continue notre homme, sans s’occuper du tout des imprécations ni de l’impatience de Maurice, semblable à ces grands orateurs et à ces grands écrivains qui parlent et écrivent beaucoup sans rien dire, et qui ne font pas semblant d’entendre les sifflets et les huées de ceux qu’ils ennuient ; tout d’un coup ma femme me pousse : Johnné, qu’elle me dit, entends-tu du bruit dans la rue ? — Queu bruit ? que j’lui dis, et j’saute de mon lit, et j’sors dans la rue malgré les supplications de ma femme, car, soit dit entre nous, monsieur, j’suis brave, et j’ai toujours passé pour ça, sans m’vanter. J’me rappelle que quand j’étais dans la milice…

— Faites-moi grâce de vos exploits, je suis pressé ; auriez-vous envie de me faire manquer mes affaires ?, dit Maurice avec un ton de douceur après avoir employé inutilement tout autre moyen.

— Excusez, c’est que vous sentez bien… vous comprenez bien… vous entendez bien que, lorsqu’un homme vient à se rappeler ses belles actions, vous devez comprendre… qu’il n’est pas aisé…

— De vous endurer sans s’damner, dit Maurice.

— Oui, dit notre homme avec son imperturbable sang-froid ; ainsi me voilà dans la rue.

— Dieu soit loué ! Voilà un bon saut d’fait, dit Maurice en se frappant les mains.

— Dieu soit loué ! pas trop, monsieur, pas trop. Figurez-vous un peu que j’me trouve au milieu de la patrouille et de trois voleurs qui venaient de défoncer chez M. Pierre… à ce qu’on m’a dit.

— Et Mme La Troupe ?

— Attendez donc. V’là qu’j’entends : « Il faut prendre Mme La Troupe aussi. » Vous pouvez penser un peu ! Mme La Troupe était bien connue et bien estimée dans le voisinage ; j’rassemble tous mes voisins et j’allons trouver le maître de la patrouille ; et moi, comme le chef de la bande, j’lui dis à sa barbe qu’il ne prendra pas Mme La Troupe, et puis j’lui demande : « Queu qu’vous disez pour vos raisons ? » Oh ben ! tenez, monsieur, voilà le pire de l’affaire qui va s’montrer !

— S’il met autant d’temps à venir que l’reste, dit Maurice, préparez-moi un lit, car j’vois bien que je serai obligé de coucher ici…

— Alors le maître nous dit… mais, monsieur, je n’ai pas fait venir c’te bouteille-là pour rien.

Et Johnné fit signe à Maurice de s’approcher ; il ne se fit pas prier.

— J’vous assure, monsieur, dit Johnné, qu’j’aime à prendre queuqu’chose quand j’conte une histoire comme ça ; ça m’dégoûte… J’vous disais donc que le maître de la patrouille nous dit que madame La Troupe devait être complice avec les voleurs, puisqu’elle les recevait à toute heure dans la nuit ; « et pour vous convaincre, ajouta-t-il, mes braves (il voyait ben à qui il avait affaire, allez), je vais faire une visite avec vous dans l’auberge. » Nous entrons, moi, monsieur le maître, deux de mes amis et un « watchman ». Mme La Troupe était dans l’Comptoir avec sa petite fille qui pleurait à fendre le cœur du gros Jim. Nous nous mettons à fouiller et à refouiller partout, fouille, fouille, fouille, et puis fouille donc, tonnerre ! sans trouver aucun effet ; le grenier, la cave, rien ne fut épargné ; madame La Troupe nous r’gardait faire sans rien dire. Enfin nous étions près de tout abandonner lorsqu’un homme de la patrouille nous cria en sortant de la cave : « Venez, venez voir. » Nous suivons c’t’animal, et il nous montre dans le mur une espèce de porte que nous n’avions pas encore remarquée. Jugez d’not’surprise lorsque après avoir forcé la serrure, on vit six grandes tablettes fixées dans la pierre surchargées d’argenterie ; c’étaient des chandeliers, des grands plats, des belles assiettes, des beaux bassins tout d’argent, et l’diable et son train.

Vous pouvez compter si ça m’donna un coup ; madame La Troupe qu’avait toujours passé pour si honnête, si respectable ; foi de créquien, monsieur, je n’suis pas mauvais, vrai comme v’la un’bouteille ; mais t’nez, quand je m’vis trompé d’la pareille façon, ça m’mit dans un’colère ; mais dans un’colère, entendez-vous, qu’j’aurais pu tuer !

— Et vous avez pris madame La Troupe ? dit Maurice, voulant mettre fin à cet entretien qui le touchait d’assez près.

— Comme de raison ; mais écoutez, c’n’est pas tout. Nous remontons dans l’auberge, et le chef d’la patrouille, après avoir fait retirer tout l’monde excepté moi, parla à madame La Troupe, à peu près comme ça : « Madame, qu’il lui dit, on a trouvé des effets volés dans votre cave ; votre auberge est ouverte à tous les brigands, tout me porte à croire que vous agissez avec eux : par conséquent je vais user de mon autorité pour vous faire conduire en prison. »

Mme La Troupe gardait un silence complet.

— Avez-vous queuqu’chose à dire pour votre défense ? que j’lui dis.

Elle jeta autour de la chambre un regard égaré, puis elle répondit faiblement : « Rien. » Puis ayant appelé vers elle sa petite fille, elle la serra longtemps contre son sein en l’arrosant de ses larmes ; il y eut en elle un moment de repentir, après quoi elle se leva tout à coup, les cheveux hérissés comme du vrai crin, les yeux tout grands ouverts, et ayant repoussé brusquement son enfant : — Ne pleure pas, lui dit-elle, ta mère a mérité son châtiment. Malheur à ceux qui m’ont perdue ! Malheur à eux ; ils périront avec moi ! Puis elle retomba évanouie sur sa chaise.

Maurice, malgré son sang-froid ordinaire, ne put s’empêcher de trembler en entendant ces derniers mots ; et dans la crainte de ne pouvoir assez déguiser son trouble, il se leva et sortit aussitôt en saluant Johnné, qui ne savait que penser d’un départ aussi brusque et aussi subit.

Maurice, comme on peut le penser, ne fut pas sans faire des réflexions terribles sur sa situation actuelle et sur l’autre, plus horrible encore, qui l’attendait d’après ce que madame La Troupe avait dit. Il traversait machinalement toutes les rues, la tête basse, les bras pendants, et en prononçant souvent à demi-voix des imprécations terribles. À sa démarche, il était facile de voir qu’il était sous l’influence du désespoir. Ce fut dans cet état qu’il arriva sur le marché. Il y était depuis dix minutes, lorsqu’il entendit prononcer, à côté de lui, un nom qui le frappa ; il leva la tête et aperçut un homme d’un certain âge, très bien mis, qui paraissait arriver d’un long voyage ; c’était M. des Lauriers dont nos lecteurs ont déjà vu le nom sur une lettre qu’il avait adressée à maître Jacques. Maurice le considéra avec attention ; il fut sur le point d’aller lui parler ; mais la crainte l’arrêta. Il se retira tout à coup de la halle, une idée lumineuse venait de traverser son esprit.

Bientôt on le vit marcher à pas précipités dans la rue Saint-Louis ; et, à quelque distance, on aperçut un autre homme qui suivait la même direction et qui paraissait ne pas vouloir le perdre de vue. C’était Magloire, le domestique de Stéphane.