La fille du brigand/Une entrevue terrible

Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 107-115).

XII

UNE ENTREVUE TERRIBLE


Le jour était sur le point de finir ; la nuit était déjà commencée dans la caverne du roc, et les jeunes filles se disposaient à ensevelir, si cela se pouvait, leur douleur dans le repos, lorsqu’elles entendirent en tressaillant des pas au-dessus de leur tête ; bientôt après, elles virent paraître Mouflard qui venait allumer les lampes.

— Il y a, dit-il, à votre porte, un homme qui désirerait vous parler ; préparez-vous à sa visite.

— Qu’il entre, dit Julienne avec un dédain énergique ; puisse-t-il être le bourreau qui terminera notre malheureuse existence !

Mouflard sortit, puis ouvrant la porte une seconde fois : Entrez, dit-il, puisque vous avez la permission ; mais gare à vous !

C’était maître Jacques.

— Ô mon père ! dit Helmina en courant à lui.

— Ô Helmina ! dit maître Jacques avec une tendresse hypocrite, dans quel cachot te vois-je enfermée !… et vous aussi, pauvre Julienne…

Il versa des larmes feintes.

— Comment avez-vous pu découvrir notre retraite ?

— Je te le dirai plus tard, Helmina, dit maître Jacques pour éviter d’autres questions qui auraient pu le trahir ; aujourd’hui j’ai quelque chose de plus sérieux à t’apprendre, un secret plus intéressant à te dévoiler.

— Que dites-vous, mon père ?

— Écoute, Helmina ; ne me donne plus ce nom…

— Ô mon Dieu, dit Helmina à demi-voix, il me renie pour sa fille ! qu’ai-je donc fait pour mériter tant de châtiments à la fois ? Ô mon père,… non jamais je ne pourrai vous appeler autrement… mon père, mon père !…

— Helmina, te dis-je, je ne suis point ton père.

— Ciel ! tu l’entends, Julienne, il me renie encore une fois.

— Mais écoute donc, dit maître Jacques avec un mouvement d’impatience, que diable ! écoute donc. Tiens, ajouta-t-il, en lui passant un papier, voici une lettre de celui qui fut véritablement l’auteur de tes jours ; il me l’a écrite deux jours avant sa mort.

— Jamais je ne le croirai, non jamais !

— Mais il faut que tu le croies, puisque c’est la vérité. J’ai voulu jusqu’à présent, recevoir de toi ce doux titre, parce que je savais qu’en même temps tu me témoignerais plus de respect, plus d’obéissance ; mais aujourd’hui, Helmina, qu’il s’agit de ton avenir, je dois t’apprendre le nom et les intentions de ton véritable père à ton égard ; lis cette lettre.

Helmina prit la lettre et après l’avoir lue attentivement :

— Est-il possible, dit-elle, que vous ne me trompez pas ?

— Me crois-tu capable de le faire ?

— Seigneur ! qui l’aurait pensé ?

— Tu as dû remarquer sur cette lettre, continua maître Jacques, que ton père m’a donné le pouvoir de disposer à ton égard comme je l’entendrais. Te voilà d’âge maintenant à penser sérieusement à l’avenir, à une union, par exemple.

Helmina rougit.

— Si jusqu’aujourd’hui je t’ai parlé avec désavantage du mariage, ne crois pas que je parlais suivant mon cœur. Non Helmina ; j’en agissais ainsi parce que j’étais bien persuadé, que l’amour entre bien assez vite sans qu’on le précipite dans le cœur d’une jeune fille comme toi.

Helmina conçut une faible espérance en voyant maître Jacques tellement changé ; mais se rappelant aussitôt la situation où elle était :

— Comment voulez-vous donc, dit-elle en rougissant, que je pense à mon avenir dans ce cachot ?

— Tu en sortiras, Helmina, je me plaindrai à la justice ; les misérables ! il faudra bien qu’ils te délivrent.

— Merci, merci, mon père… monsieur… je ne sais comment vous appeler à présent, dit Helmina avec embarras.

— Ô Helmina ! dit maître Jacques en se jetant à ses genoux avec le sentiment d’une passion brutale et en cessant de la tutoyer ; si vous ne pouvez plus me donner le nom de père, il en est un autre bien plus beau, bien plus expressif auquel je peux aspirer et que vous pouvez me donner.

Et maître Jacques lui prit la main et la serra contre son cœur.

— Que voulez-vous dire, monsieur ? dit Helmina en retirant sa main.

— Oui, Helmina, continua maître Jacques, je me croirais le plus heureux des hommes si, à la suite de cette amitié que vous m’avez toujours témoignée et que j’ai essayé de mériter, vous mettiez le comble à votre bonté en m’accordant à présent votre amour, en me donnant le nom d’époux.

— Que dit-il, Julienne, dit Helmina foudroyée par ces dernières paroles, que dit-il ?

— Je dis, reprit maître Jacques sur le même ton, que je serais le plus fortuné des époux si j’avais pour épouse un ange comme vous, une jeune fille aussi belle, aussi tendre et aussi vertueuse que vous. Je dis que, pour faire le bonheur d’une épouse comme vous, je n’épargnerais rien, rien au monde.

— Mon Dieu, dit Helmina, que faire ?

— Que faire ? oh ! Helmina, dites-moi que vous m’aimez, que vous serez ma fiancée. Dites-le-moi, aimable fille, je vous en conjure, et je ferai tout pour vous.

Et maître Jacques voulut s’appuyer la tête sur ses genoux ; Helmina se leva en le repoussant.

— Est-ce pour abuser de ma position, monsieur, dit-elle avec un air imposant que vous… ?

— Non, Helmina, non, mais je vous aime…

— Eh bien, dit Helmina en prenant un sang-froid et un ton de sévérité qui ne lui étaient pas naturels, sachez que je ne puis vous aimer, moi.

— Ingrate, dit maître Jacques en changeant de ton et en versant des larmes, ingrate, vous oubliez donc tout ce que j’ai fait pour vous ; vous oubliez que vous me devez tout ? Mais que dis-je ? non, Helmina, votre cœur n’est pas capable d’ingratitude ; jamais je ne pourrai le croire.

— Écoutez, monsieur, dit Helmina touchée jusqu’aux larmes, ma reconnaissance pour vous est sans bornes, je crois vous l’avoir prouvée plus d’une fois et je suis prête à le faire encore ; mais quant à cet amour que vous réclamez, monsieur, encore une fois, mon cœur s’y refuse et s’y refusera toujours.

— Et moi, dit maître Jacques en prenant un dernier moyen de la toucher, je ne pourrai jamais en aimer d’autres que vous. Vous me refusez ; adieu donc, Helmina, adieu, vous ne me reverrez jamais, jamais, entendez-vous ?

— De grâce, monsieur, ne m’accablez pas, dit Helmina en versant un torrent de larmes, je vous le répète, je ne puis vous aimer… j’aime déjà.

Puis tirant la lettre de Stéphane et la présentant à maître Jacques :

— Lisez, monsieur, dit-elle, puisqu’il faut tout vous avouer.

— Voilà donc ce que je devais craindre, dit maître Jacques en se relevant tout à coup et en reprenant sa férocité habituelle, un rival ! mille malédictions ! un rival ! Je devais m’y attendre ; mais… ajouta-t-il en faisant trembler sa voix, et en déchirant la lettre, il périra ce rival, dussé-je périr avec lui ! Puis jetant sur Helmina des regards farouches, — Helmina, lui dit-il, fille ingrate, fille dénaturée, répétez-moi que vous ne pouvez pas m’aimer, que vous l’aimez encore, répétez-le-moi, et je n’insiste plus.

— Je le répète, dit Helmina en essuyant ses larmes et en passant de la pitié au mépris et au courage le plus héroïque contre maître Jacques.

— Fort bien, jeune fille, dit-il en grinçant des dents, fort bien. Et moi, je le répète aussi, votre amant mourra de ma main ; et vous, mademoiselle, vous ne sortirez jamais d’ici. Sachez que c’est moi qui vous ai fait conduire dans ce cachot pour vous enlever à mon rival, et soyez persuadée que vous y demeurerez tant que vous persisterez dans votre fol entêtement.

— Vous ! dit Helmina ; mais qui êtes-vous donc ?

— Je suis le chef des brigands.

— Misérable ! dit Helmina incapable de maîtriser plus longtemps son indignation, et vous me croyez assez vile, assez infâme moi-même pour m’unir avec un brigand comme vous ? Jamais, maître Jacques, jamais, monstre !…

Maître Jacques écumait de rage.

— Qui l’aurait pensé ? un brigand ! celui que j’ai si longtemps appelé mon père, celui qui paraissait si digne de porter ce nom respectable… le monstre !…

— Le monstre ! répéta Julienne aussi exaspérée que son amie.

— Ah ça, jeunes filles, je vous ordonne de vous taire.

— Tu es un monstre, répéta Helmina, je te le répéterai toujours ; je ne crains point de vengeance, prends ma vie, elle m’est à charge depuis qu’elle dépend d’un scélérat de ton espèce.

Maître Jacques s’arrachait les cheveux, se ruait sur les pierres avec frénésie ; puis s’arrêtant tout à coup et pour tâcher de mortifier la jeune fille.

— Helmina, lui dit-il, cette lettre que tu as vue, je l’ai feinte ; ton père est encore vivant, peut-être est-il arrivé en ce moment dans cette ville ; mais tu mourras sans le voir.

— Tu mens, infâme brigand, tu mens, dit Helmina.

— Tais-toi, fille impudente, je te dis que ton père vit encore, et si tu pousses ma fureur à bout, je t’emporterai dans quelques jours sa tête sanglante.

Helmina commençait à croire.

— Écoute, dit-elle, que me demandes-tu pour que je le vois ?

— Ton amour.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! dit Helmina, toujours cela.

Puis elle commença à pleurer.

— Ah ! ah ! jeune fille, dit maître Jacques avec une satisfaction d’enfer, tu veux me résister, mais tu le paieras cher ; penses-y bien.

Puis il fit semblant de partir.

— Attendez un peu, cruel, dit Julienne en tombant à ses genoux, pitié, pitié pour de pauvres enfants comme nous. Nous sommes incapables de te nuire ; laisse-nous aller en liberté, et nous jurerons de ne jamais dévoiler l’ignoble mystère que tu viens de nous expliquer.

Maître Jacques jeta un éclat de rire sardonique.

— Y penses-tu, jeune fille, pour qui me prends-tu ?

— Pour un homme qui n’a pas encore éteint toute sensibilité dans son cœur, continua Julienne en lui prenant la main et en l’arrosant de larmes. Oh ! j’en suis persuadée, monsieur, vous ne rejetterez pas plus longtemps la prière de pauvres jeunes filles que vous avez paru tant aimer jusqu’aujourd’hui. Consentez au moins à ce que nous retournions chez Madelon.

— Jeune fille, dit maître Jacques, ma résolution est prise ; ne pense pas me fléchir par tes lamentations et tes larmes ; ce que je n’ai pu obtenir de cette jeune impudente, dit-il en montrant Helmina, ne crois pas l’obtenir de moi. J’ai essayé tous les moyens, les pleurs, les menaces, les supplications, les promesses, elle a tout rejeté. Eh bien, je me jouerai pareillement de toutes les ressources que vous prendrez pour faire changer mes sentiments. Non, Julienne, jamais tu n’obtiendras rien de moi. Je puis être sensible encore, mais jamais contre mes plus chers intérêts ; j’aime Helmina, je l’aime et j’ai droit à son amour plus que tout autre ; elle s’y refuse, et tu crois que je serais assez étourdi, assez insensé pour abandonner tout à coup cette affection que je lui promettais, que j’ai caressée si longtemps dans mon esprit, pour la livrer à un rival que je hais, que je maudis ? Ah ! jeune fille, tu ne me connais pas ! Encore une fois, n’espère jamais me fléchir.

— Mais son père, monsieur, son père… qu’allez-vous lui dire, car il vous redemandera sa fille sans doute ?

— Je lui dirai que sa fille a été enlevée, et si je le vois disposé à tout tenter pour me démasquer, voilà ce que j’emploierai pour arrêter ses poursuites, dit maître Jacques en montrant un pistolet pendu à sa ceinture. Si, au contraire, cette jeune entêtée me voulait pour son époux, alors, Julienne, j’abandonnerais pour toujours le « métier de brigand » ; je la demanderais à son père, et je vivrais avec elle du fruit de mes épargnes…

— De tes épargnes, monstre ! s’écria Helmina qui, entendant ces derniers mots, sentit renaître sa noble fureur ; de tes épargnes, infâme ! peux-tu appeler ainsi ce que l’enfer te fera payer si cher un jour… qui n’est peut-être pas éloigné.

Maître Jacques trembla malgré lui, puis reprenant aussitôt sa fermeté diabolique :

— Tu l’entends, Julienne, mille damnations ! tu le vois, elle méprise tout ce que je lui propose. Eh bien ! Helmina, que l’enfer se déchaîne contre moi, que le ciel m’accable du poids de sa vengeance ! mais toi, je te le répète, tu mourras ici.

Puis se tournant du côté de la porte :

— Lampsac ! Mouflard, s’écria-t-il, ici, esclaves de mes volontés !…

Et les deux brigands entrèrent armés de toutes pièces, et vinrent courber la tête devant leur chef.

— Voici, dit maître Jacques, deux misérables filles que je mets sous vos charges ; elles doivent apprendre ce que c’est que de me résister.

Les brigands saisirent la détente de leurs pistolets.

— Arrêtez, brigands, leur dit-il, une mort si prompte leur serait trop douce : elles mourront de faim…

Maître Jacques fixa Helmina pour voir quelle impression cette sentence avait faite sur elle ; puis remarquant que la jeune fille conservait son dédain et son énergie :

— Je vous défends, ajouta-t-il, de laisser entrer qui que ce soit ici ; vous ôterez ces lampes ; vous fermerez toutes les ouvertures et vous les enchaînerez ; je veux être obéi, m’entendez-vous ?

Les brigands sortirent en faisant un signe de soumission.

— Il est encore temps, Helmina, dit maître Jacques d’un ton moitié affectueux, moitié sévère ; persistez-vous dans votre résolution ?

Pour toute réponse Helmina lui lança un regard de mépris héroïque.

Maître Jacques sortit en grinçant des dents et en faisant des serments épouvantables.

Aussitôt après les jeunes filles entendirent sur la voûte de la caverne un bruit de pas sourds ; c’étaient les brigands qui bouchaient alternativement toutes les ouvertures ; en dix minutes, elles se trouvèrent dans l’obscurité la plus complète. Puis elles se mirent à genoux et adressèrent à l’Éternel la prière des captifs ; puis elles s’endormirent en priant, et ce fut un rêve du ciel.

Elles virent un ange étincelant descendre au milieu d’elles ; la lumière qu’il répandait semblait embraser la caverne.

Et l’ange leur dit :

« Vierges captives, le Seigneur a entendu votre prière ; et l’encens de votre vertu a traversé les nuages épais de la voûte céleste, et s’est répandu autour du trône de Jésus comme une odeur de myrrhe et d’ambroisie. Et le Seigneur ayant abaissé les yeux sur la terre, a dit des paroles qui ont réjoui les anges : « Bénies soient les vierges du Canada qui gémissent dans les ténèbres pour la vertu et la religion. »

Et les intelligences célestes ont répété en chœur : « Bénies soient les vierges du Canada qui gémissent dans les ténèbres pour la vertu et la religion. »

Puis les jeunes filles entendirent en même temps la harpe de David et les mélodies des anges.

Et l’ange joignant ses deux mains et les séparant aussitôt, ouvrit la caverne, et Helmina vit paraître son père et son amant qui lui tendaient les bras.

Et l’ange remonta au ciel, et le concert céleste recommença. Puis un autel s’éleva sur le gazon, et le prêtre bénit Helmina et son fiancé !…

Puis elle aperçut dans le lointain un gibet sanglant ; elle détourna les yeux et les porta sur l’avenir qui venait de se dérouler devant elle : c’était un avenir de délices et de bonheur.

Puis tout disparut comme un rêve, et Helmina s’endormit paisiblement.