La fille du brigand/Plaintes de l’amour — Confession

Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 115-123).

XIII

PLAINTES DE L’AMOUR — CONFESSION


— Le soleil va disparaître, Stéphane ; allons sous les peupliers de l’Esplanade, rêver à l’amour infortuné. Viens, trop malheureux ami, viens à l’ombre du crépuscule, au murmure de l’oiseau plaintif, du zéphyr caressant, t’entretenir sur les rêves du jeune âge, les hasards de la vie !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et Émile pressait le bras de Stéphane ; et tous deux suivaient lentement la rue Saint-Louis dans un morne silence.

Arrivés à la balustrade qui avoisine l’église de la congrégation, Stéphane s’arrêta tout à coup, et s’appuya sur la barrière qu’ils devaient franchir. Une voix angélique venait de le frapper : c’était celle d’une jeune et tendre vierge qui mêlait aux accords du piano, la mélodie de ses chants passionnés et douloureux. Elle chantait la romance si expressive :

Ce que je désire et que j’aime,
C’est encore toi, etc…

— Entendez-vous, Émile ?… dit Stéphane… Ô jeune fille, que ta voix soit bénie !… Et moi aussi pourtant je pourrais chanter :

Ce que je désire et que j’aime,
C’est encore toi…

Ô Helmina !… Oui, c’est encore toi que je désire, toujours toi !… seulement toi !…

Et Émile entraîna Stéphane sur la terrasse de l’Esplanade ; et tous deux se laissèrent tomber sur le gazon…

Il y eut un silence de quelques minutes.

— Jusqu’à quand, Stéphane vous abandonnerez-vous donc à un chagrin sans espoir ?

— Tant que le soleil luira sur mon existence, Émile, il luira sur mon chagrin ; n’essayez plus à le chasser de mon cœur ; je mourrais trop tôt sans lui !…

— Pauvre ami ! dit Émile en prenant sa main brûlante et en la serrant dans les siennes… vous pleurerez donc toujours !…

— Toujours, Émile, toujours !… Helmina ! Helmina ! s’écria-t-il d’une voix mourante, comment t’oublier aujourd’hui ? comment effacer de mon esprit cette douce impression que tu y as, laissée… comment ne pas se rappeler ton sourire si divin… ta voix si mélodieuse… tes charmes … ta pureté ?… Oh ! Émile, quand votre cœur se sera ouvert au bonheur des amants… alors vous direz comme moi… toujours aimer, ou toujours pleurer… Toujours pleurer… point d’alternative… toujours des larmes !… toujours souffrir… jamais jouir !… voilà mon sort !…

Et Stéphane s’appuya la tête sur les genoux d’Émile qu’il arrosa de ses larmes.

Puis il y eut encore un silence parfait qui n’était troublé que par la brise du soir.

— Mon cher Stéphane, dit Émile d’un air inspiré, voulez-vous m’écouter ?

— Parlez, Émile, je suis toujours disposé à vous écouter.

— Eh bien ! il est encore un moyen pour vous d’épouser Helmina.

— De grâce, Émile, ne badinez pas ainsi.

— Je parle sérieusement.

— Si c’était vrai !

— Vrai comme Dieu existe. Vous êtes certain d’abord qu’Helmina est vertueuse ?

— Je le jurerais sur mon âme… c’est un ange qu’Helmina !

— Voilà tout ce que je veux savoir ; maintenant mon parti est pris.

— Qu’allez-vous faire, Émile ?

— Vous le saurez plus tard.

— Prenez garde… oh ! prenez garde.

— Ne craignez rien. Émile reconduisit Stéphane jusque chez lui et reprit la rue Saint-Louis. En détournant le coin de la rue Sainte-Ursule, il se rencontra face à face avec deux hommes dont l’un ne lui était pas inconnu : c’était Maurice.

— Ah ben, que l’bon Dieu m’bénisse ! dit Maurice, v’là une rencontre qui vient comme les cheveux sur la soupe ; mais n’importe, t’nez, après tout j’cré qu’ça n’sera pas mauvais. Ah çà, monsieur, ajouta-t-il en s’adressant à Émile, voulez-vous nous suivre ?

— Pourquoi, s’il vous plaît ?

— Dame, pourquoi, vous l’saurez dans un instant ; tout e’que j’peux dire à présent, c’est qu’vous n’en aurez pas de r’gret.

— Il m’en a dit tout autant qu’à vous, dit l’inconnu, qui n’était autre que M. des Lauriers.

Après avoir détourné ensemble trois ou quatre rues, Maurice s’arrêta devant une petite maison d’assez chétive apparence, que ses compagnons ne tardèrent pas à prendre pour une auberge de la dernière qualité. Après avoir monté un escalier, ils se trouvèrent dans une chambre toute tapissée dont Maurice ferma bien soigneusement la porte et les fenêtres ; et comme il s’aperçut que ces précautions minutieuses commençaient à le rendre passablement suspect :

— Ne craignez rien, messieurs, leur dit-il à demi-voix, c’est que j’ai des secrets que personne autre que vous ne doit entendre.

Puis ayant retiré de sa poche une lettre pliée en tout sens :

— Reconnaissez-vous ce papier ? dit-il en s’adressant à M. des Lauriers.

— Que veut dire ceci, monsieur ? connaîtriez-vous monsieur… ?

— Ne nommez personne à présent.

— De grâce, dites-moi où il demeure, voilà deux jours que je le cherche. Et ma fille, monsieur, ma chère petite fille ?…

— Vous la reverrez, monsieur, elle vous sera rendue ; mais après que je vous aurai dévoilé un secret d’enfer, un mystère terrible ; mais après que vous aurez juré sur votre âme de l’ensevelir à jamais dans l’oubli.

— Je le jure, dit M. des Lauriers.

Maurice se leva et après avoir ouvert une porte qui donnait dans un autre appartement :

— Avant de vous initier à ce mystère qui ne vous intéresse que secondairement ! dit-il à Émile, j’aimerais à dire quelques mots à monsieur. Auriez-vous objection à passer dans cette chambre pour un instant ?

Émile ne savait que penser de cette foule de formalités, et de cette recherche d’expressions et de politesse dans un homme qu’il avait toujours vu si brusque et si grossier ; cependant il se rendit promptement à l’invitation de Maurice qui le reconduisit et ferma sur lui la porte à double tour de clef.

Cette dernière précaution prise, Maurice se plaça le plus près possible de M. Des Lauriers, et demeura cinq minutes le front appuyé dans ses mains comme s’il eût voulu recueillir ses idées. Puis il se jeta tout à coup à ses genoux, les yeux remplis de larmes.

— Que faites-vous, mon ami ? dit M. des Lauriers en voulant le relever.

— Laissez-moi, monsieur, dit Maurice avec l’air d’un repentir sincère, vous voyez devant vous le plus criminel des hommes ; si votre fille gémit dans un cachot…

— Ma fille dans un cachot !…

— Oui, monsieur, et par ma faute.

— Misérable, dit M. des Lauriers en le repoussant, misérable !… et tu n’as pas honte de faire un pareil aveu devant son père ?… Va, scélérat, tu vas payer cela de ta tête, ajouta-t-il en voulant se retirer.

— Voilà donc l’effet de votre promesse ? dit Maurice en se relevant et en prenant un ton d’indignation douloureuse ; vous ne vous rappelez donc plus le serment que vous venez de faire ?

M. des Lauriers frémit.

— Parle donc, infâme ; je me tairai puisqu’il me faut t’écouter sans avoir le droit de te punir, mais je t’avertis qu’il me faut ma fille.

— Vous l’aurez, monsieur, je vous conduirai moi-même à la caverne où maître Jacques l’a enfermée.

— Maître Jacques, dites-vous ?

— Oui, maître Jacques, celui à qui vous l’avez confiée ; c’est un de ses moindres crimes !

— Mais quel homme est-ce donc ?

— Le chef des brigands du Cap-Rouge dont je fais partie.

— Lui !… vous !… dit M. des Lauriers en tremblant.

— Vous comprenez donc maintenant pourquoi je vous demandais grâce, dit Maurice en retombant aux pieds de M. des Lauriers ; pour l’amour de ce que vous avez de plus cher au monde, daignez me pardonner et me guider dans la nouvelle route que je veux suivre à l’avenir ; oui, j’en prends à témoin le Dieu que j’ai toujours méconnu jusqu’à présent, c’en est décidé, j’abandonne le crime !… Puis-je espérer, monsieur ? dites-le-moi.

— Si votre repentir est sincère, malheureux, je vous le promets, dit M. des Lauriers vaincu par sa sensibilité. Mais, de grâce, hâtez-vous de me mettre dans les bras de mon Helmina, si toutefois elle a su au milieu du crime se conserver digne de son père.

— Elle l’est, monsieur, dit Maurice, soyez-en persuadé ; elle a été bien élevée ; ma femme est trop vertueuse elle-même.

— Votre femme, dites-vous ?

— Oui, c’est elle qui l’a instruite dans la religion, qu’elle a toujours pratiquée comme un ange.

— Pauvre Helmina !… Et comment ce misérable Jacques s’est-il comporté avec elle ?

— Il lui a toujours caché son genre de vie, et tant qu’il l’a regardée comme sa fille, il a agi avec elle en honnête homme ; mais aujourd’hui qu’il la regarde comme son amante…

— Son amante !… quelle indignité !

— C’est un amour désordonné, engendré par une infâme jalousie.

— Est-ce que ma fille aimerait quelqu’un ?

— Oui, un beau jeune homme des plus aimables ; justement l’ami du jeune monsieur qui est entré avec nous ; maître Jacques l’a appris, et craignant que cet amour ne vînt à avoir des suites funestes à ses affaires, il a fait transporter Helmina dans un souterrain, lui a avoué qu’il n’était pas son père et lui a demandé sa main. Elle a refusé entièrement.

— Quelle grandeur d’âme !

— Ce refus, continua Maurice, a tellement exaspéré maître Jacques, qu’il a juré à Helmina qu’elle mourrait dans son cachot. Et alors il lui a déclaré qu’il était le chef des brigands.

— Quel enchaînement d’infâmies !… mais comment aurait-il soutenu devant moi ?…

— Il avait l’intention de vous tromper en vous disant qu’Helmina avait été enlevée.

— Le scélérat !… et vous saviez tout cela, monsieur, et vous n’avez pas eu le courage de l’empêcher ?

— Je n’en ai pas eu la force ; maître Jacques a su se rendre si redoutable !… dit Maurice avec regret et confusion.

— Je vous le pardonne, dit M. des Lauriers, en considération de votre repentir et des aveux que vous venez de me faire ; de votre côté, j’exige que vous accomplissiez votre promesse et que vous me rendiez ma fille. Mais avant faites entrer ce monsieur qui est dans l’autre chambre et qui attend avec tant d’impatience ; je vais tout lui confier.

Maurice ouvrit la porte et introduisit Émile.

— Permettez-moi, monsieur, dit M. des Lauriers en allant au-devant de lui et en lui serrant la main amicalement, de vous faire une question qui vous paraîtra d’abord indiscrète : n’est-il pas vrai qu’un de vos amis, monsieur… Comment le nommez-vous, Maurice ?

— M. Stéphane, c’est le seul nom que je lui connaisse.

— Vous voulez parler de Stéphane D… ? demanda Émile.

— Stéphane D… ! dit M. des Lauriers avec surprise ; mais, mon Dieu, je connais son père comme mon « Pater », c’était un de mes meilleurs amis. N’est-il pas vrai que ce jeune homme est amoureux d’une fille nommée Helmina ?

— La question n’est pas mal indiscrète en effet, dit Émile avec réserve ; néanmoins, je vous dirai qu’il est vrai que M. Stéphane a aimé cette jeune fille jusqu’au moment où il a appris qu’elle était la fille d’un brigand.

— Il le sait ? dit Maurice ; qui le lui a donc appris ?

— Il ne l’aime donc plus à présent ? dit M. des Lauriers.

— Il lui faut l’abandonner nécessairement, quoiqu’il l’ait bien aimée.

— Pauvre jeune homme !… il est temps de le désabuser : allez donc dire à votre ami que la jeune fille qu’il aime est, non la fille de maître Jacques, mais bien la fille d’un des meilleurs amis de son père, M. des Lauriers.

— Vous, monsieur ? mais c’est impossible, dit Émile.

Oui, moi ; et si vous en doutez, dit M. des Lauriers en lui présentant l’extrait de baptême d’Helmina, voici de quoi vous en convaincre.

— Quel heureux hasard ! Le pauvre Stéphane… il va en mourir de joie ; je me hâte de lui annoncer cette nouvelle, dit Émile en ouvrant la porte pour sortir.

— Attendez, monsieur, dit M. des Lauriers en le retenant, ne brusquons pas les choses ; réservez-moi le plaisir de la lui apprendre moi-même. Je vous prie donc de vous trouver demain à deux heures, rue des Jardins, avec M. Stéphane et son père, sans leur dire un mot de ce que vous venez d’entendre. Puis-je compter sur vous ?

— Je vous en donne ma parole la plus sacrée.

— Cela suffit.

Émile sortit.

— Maintenant Maurice, êtes-vous prêt à remplir votre promesse ?

— Je ne l’ai pas oubliée, monsieur, mais je crois qu’il vaut mieux attendre à demain matin. La caverne est dans le bois du Cap-Rouge ; il serait dangereux de s’y risquer à l’heure qu’il est ; le jour, il n’y a rien à craindre, jamais les voleurs ne s’y tiennent.

— Et maître Jacques n’y fait pas de visites dans la journée ?

— C’est bien rare.

— En ce cas-là, dit M. des Lauriers, voici ce que nous allons faire : vous allez venir coucher avec moi, et demain, à six heures au plus tard, il faut qu’Helmina soit délivrée. Après cela, il faudra trouver maître Jacques et l’emmener avec vous chez moi ; je veux voir de quel front il soutiendra l’examen que je lui ferai. Cela fait-il ?

— Parfaitement ; mais le coup, c’est d’attirer maître Jacques dans nos filets sans qu’il s’en doute ; cependant j’essaierai.

— Oui, oui, et je suis certain que vous réussirez. Oh ! mais j’oubliais… il faut que votre femme soit de la scène aussi.

— Comme vous voudrez ; vous avez envie, je vois bien, de faire un coup de théâtre.