La fille du brigand/Enlèvement

Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 97-107).

XI

ENLÈVEMENT


Magloire avait à peine quitté l’habitation de Maurice que Julienne avait déjà rejoint son amie, qui n’eut rien de plus pressé que de lui montrer la lettre qu’elle venait de recevoir, ainsi que la boucle de cheveux de Stéphane.

— Ce sont bien là ses cheveux, dit l’amante en rougissant ; et cette lettre, lisez-la, ma bonne amie ; il doit venir me voir. Ô ciel ! s’il allait se rencontrer avec mon père…

Julienne lut attentivement la lettre, puis la remettant à la jeune fille, elle vit ses yeux humides et deux grosses larmes glisser comme des perles sur la pourpre de ses joues.

— Pourquoi pleurer, ma chère ? cette lettre ne doit-elle pas au contraire vous rendre l’espérance et la joie ?

— Non Julienne ; il est vrai que je connais et son nom et son amour ; pour toute autre que moi cette réciprocité qu’il m’avoue serait le bonheur ; mais pour moi, à quoi me servira-t-il, sinon à me rendre encore plus malheureuse que je ne le suis à présent ?

— Pourquoi ces idées sombres ? Attendez donc que vous n’ayez plus d’espérance ; alors il sera bien assez temps de pleurer.

— Je suis certaine que mon père se refusera à tout.

— Qui vous l’a dit ?

— Sa conduite récente envers moi, ses conseils contre le mariage, son mépris avoué envers les jeunes gens.

— Allez-vous montrer cette lettre à Madelon ?

— Qu’en dites-vous ?

— Je ne vois pas pourquoi nous la lui cacherions plus que le reste.

— Vous avez raison, Julienne, elle la verra. Tenez, je crois entendre sa voix, la voilà qui revient des champs.

En effet le son d’une voix grêle et cassée se fit entendre chantant une chanson de paysan, et peu après Madelon entra avec le lait de ses vaches.

— J’avons de la pluie, mes enfants, voilà les poules qui « gourgoussent » ; j’avons du mauvais temps.

— Toujours du mauvais temps, dit-elle en entrant.

— Toujours du mauvais temps, dit Julienne, cela devient fatigant.

— T’as raison, ma fille ; épi, c’est qu’ça fait tort, parce que quand il mouille la journée des sept frères martyrs, on a d’la pluie pendant quarante jours. C’est une vieille remarque, ça, épi c’est immanquable.

— Mais dites donc, les enfants, Maurice est-il venu aujourd’hui ?

— Oui, un instant.

— Que peut faire le cher homme toujours hors de la maison ?

— Or ça, Madelon, dit Julienne en branlant la tête, nous avons eu de la visite tandis que vous étiez absente.

— Oui ! qui donc ? queuqu’ « faraud », ma fille ?

— Non, mais un messager de « faraud », par exemple.

— Pas possible ! et pour qui ? dit Madelon en faisant la moue.

— Dame, pour Helmina.

— Tout d’bon ?

La jeune fille rougit et baissa les yeux.

— Tiens, tiens, il fallait ça pourtant ; et que t’a-t-il dit, ma mignonne ?

— Bah, dit Julienne, il ne lui a rien dit, c’est trop commun ça ; mais il lui a apporté une lettre.

— Une lettre ! ah ben, sûrement tu vas m’montrer ça, Helmina, ça doit être futé, par exemple ! un cavalier d’la ville, hein ! ça n’badine pas.

Helmina sourit malgré elle, puis ayant tiré de son sein une lettre délicatement pliée, elle la remit à Madelon.

— N’faut pas avoir honte, mon enfant, dit Madelon en s’apercevant du trouble d’Helmina, n’faut pas avoir honte ; faut toujours qu’ça vienne un jour ; « par guenne », va, j’étais ben plus jeune que toi, moi, et j’avais déjà des « farauds » ; oh dame, par exemple, j’avais de « l’atout », d’la « manigance » ; épi, j’étais assez jolie dans c’temps-là. Voyons, lis-moi ça, ma belle.

— Julienne vous la lira mieux que moi.

Julienne lut ce qui suit :

« À ma chère Helmina… »

— Hein ! c’est chaud ! c’est chaud ! dit Madelon.

« J’ose espérer que vous ne rejetterez pas ce léger souvenir d’un homme qui vous adore et qui n’aspire qu’au moment de vous prouver d’une manière plus sensible l’amour, que vos charmes ont glissé dans son cœur. S’il m’était permis de lire dans l’avenir, si je pouvais, sans témérité et sans blesser votre délicatesse, porter mes regards dans les replis secrets de votre pensée, aurais-je le bonheur d’y découvrir quelque faveur, quelque inclination à mon égard ? J’ai en moi le sentiment intime, quoique peu fondé, que vous daignerez au moins me faire parvenir quelques-unes de ces paroles si douces et si expressives dont j’ai ressenti tout dernièrement l’influence.

« Tout à vous,
« Tout à vous,
« STEPHANE D… »

— Ah ben, en v’là pourtant une lettre à mon goût, s’écria Madelon en frappant du plat de sa main sur l’épaule d’Helmina. Sainte Anne du bon Dieu, comme c’est ben tourné ! mais ça dit dedans qu’vous avez reçu queuque chose, il m’semble, hein ?

Helmina lui passa la boucle de cheveux.

— Tiens, c’t’idée ! avez-vous vu c’coup ! Oh ! p’tit Jésus ! dit Madelon en examinant avec une scrupuleuse attention ; justement les cheveux du défunt p’tit Pierre, mon p’tit garçon ; mais c’est frappant ! Dieu des bons anges ! les beaux cheveux ! Écoutez donc, ma fille, vous devez être fière comme une reine au moins d’avoir un « merle » aussi futé qu’ça.

Helmina ne répondit rien.

— Écoutez-moi, Helmina, il faudra placer ces cheveux dans un p’tit cadre, faut garder ça ; pas vrai, Julienne ?

— Je suppose.

— J’aimerais mieux les brûler, dit Helmina en pleurant.

— Pourquoi donc ?

— Parce que si mon père…

— On l’ramènera à la raison, l’bonhomme, faut qu’il change.

— Jamais, Madelon !

— Jamais… ah ben, nous verrons, dit Madelon avec impatience ; j’vais lui parler au « dret » du visage, moi ; ça serait ben curieux par exemple, s’il n’entendait pas l’bon sens des choses. Allons, mes p’tites filles, plus d’chagrin, on va souper. Mais voyez donc un peu comme Maurice est longtemps ; l’infâme est damnant, sur mon âme… Approchez, approchez, il mangera après les autres… pourvu qu’il vienne, encore, ça s’ra beau… Et Madelon commença à manger avec un appétit dévorant.

— Tiens, un éclair, dit Julienne en se signant.

— Ah ! oui, j’avons de l’orage, dit Madelon en l’imitant ; c’est sûr que mon « man » va coucher en chemin. Mais mange donc, Helmina, faut qu’tu manges pour rester belle ; si ton « faraud » allait te trouver maigre, ça n’s’rait pas drôle ; oui, mange donc…

— Il fera moins de dépenses, dit Helmina en s’efforçant de prendre le ton de la plaisanterie.

— C’t’idée, dit Madelon en riant à gorge déployée. Allons, Julienne, puisqu’on ne mange plus, ôtons la table. On va s’coucher de bonne heure ce soir ; quand il tonne comme ça, moi, j’aime mieux être dans le lit ; on dit qu’il y a moins de danger.

Une demi-heure après, Madelon priait au pied de son lit. Helmina et Julienne s’étaient retirées dans leur chambre et parlaient de la journée qui venait de s’écouler.

Il était dix heures lorsqu’elles se mirent au lit ; Julienne ne tarda pas à sommeiller. Helmina dormit aussi ; mais ce fut un sommeil convulsif, un rêve horrible. Toute entière à son amour, à ses réflexions pénibles, elle s’était endormie en prononçant le nom de son amant et en caressant la lettre qu’il lui avait envoyée. Alors l’amour, toujours inexorable pour ses victimes, lui donna un de ces rêves entremêlés de jouissance et de douleur, un de ces rêves qui, en se formant dans une imagination aussi vaste et aussi exaltée que celle d’Helmina, semblent laisser dans l’esprit les traces d’une réalité effrayante.

Helmina se crut transportée sur les bords d’une charmante petite rivière où elle soupirait tendrement la mélodie ordinaire des amants. Puis tout à coup, ayant porté les yeux sur la rive opposée, elle aperçut Stéphane qui l’appelait et lui tendait les bras. Et elle lui montrait de sa main l’abîme qui les séparait. Alors elle vit Stéphane se précipiter dans les ondes, lutter contre le courant des rapides et venir enfin se reposer à ses genoux…

Mais tout à coup un nuage noir se forma un peu plus haut que la cime des sapins, s’abaissa lentement sur le rivage, s’élança avec rapidité sur la surface de l’eau et vint planer sur les deux amants.

— L’orage, disait Helmina, mon Dieu, déjà l’orage !

Puis elle crut entendre une voix qui partait du nuage et qui lui répéta :

— L’orage, Helmina, gare à toi !

Et Stéphane s’écria :

— Ne crains rien, Helmina, il n’y a jamais d’orage pour les amants !…

Aussitôt le nuage descendit entre eux deux, se dissipa, et un homme parut.

Et il se jeta sur Stéphane, et Helmina vit tomber son amant ; elle voulut le relever.

— Arrête, lui dit le monstre, arrête, jeune fille…

Elle reconnut son père.

Et maître Jacques l’accabla de menaces et d’injures ; et elle se sentit tout à coup enlever du rivage et transporter dans un noir cachot ; puis un éclair jaillit, elle crut que c’était une arme à feu ; elle s’éveilla en sursaut, et le roulement du tonnerre qu’elle entendit en même temps contribua à la fortifier dans sa terreur. Un tremblement nerveux s’empara d’elle ; elle se crut réellement sous la domination des esprits, sous le sceptre d’un tyran.

Ô Helmina, tu n’as point fait de rêve ; ton imagination ne t’a rien exagéré cette fois !…

Tout à coup elle entendit un bruit sourd de pas précipités autour de la maison ; puis un murmure de voix étouffées ; un frôlement ménagé, un cliquetis d’armes. Elle se leva doucement, puis gagnant le lit de Julienne :

— Julienne, dit-elle en l’éveillant, entends-tu ?

— Quoi, Helmina ?

— Entends-tu ? répéta Helmina en tremblant.

— Mais non, je n’entends rien.

— Écoute ; ils approchent…

— Oh ! mon Dieu, dit Julienne en se mettant sur son séant…

— Ce sont des brigands, Julienne ; qu’allons-nous faire ? de pauvres femmes seules !…

— Ils approchent encore !… Seigneur, ayez pitié de nous !… Éveillons Madelon.

Et Helmina courut à son lit.

— Madelon, des brigands, dit Helmina en lui tirant le bras.

— Tiens, tiens, dit Madelon en bâillant, allez donc, hein, c’est l’vent.

— Non, Madelon, j’vous assure, j’ai entendu marcher et parler.

— Ah ! ben dame, si vous l’avez dans votre tête.

Et Madelon se leva tout endormie et renversa une chaise avec violence.

Puis il y eut un silence terrible au dedans et au dehors.

Les brigands étaient immobiles comme des statues.

— Ils sont éveillés, mille damnations, dit Lampsac ; il faut les laisser recoucher.

— Oui, ça s’ra mieux, dit Bouleau, il vaut toujours mieux faire les choses sans fracas.

— Et sans danger, n’est-ce pas ? flandrin de poltron, dit Mouflard avec un air de plaisanterie offensante.

— Silence, pendards de « va-nu-pieds », ou je vous brûle, dit maître Jacques, qui s’était masqué et déguisé horriblement afin de pouvoir être présent à l’affaire sans être reconnu.

— Vous voyez ben qu’vous vous êtes trompées, peureuses, dit Madelon en se remettant au lit.

— Oh ! oui, dit Julienne, ce n’est rien.

Helmina, quoique peu rassurée, fut obligée de faire comme elles ; mais elle ne dormit pas.

— Les voilà endormies encore une fois, dit maître Jacques à voix basse, écoutez-moi. Aussitôt que la porte sera enfoncée, Bouleau et Mouflard s’empareront chacun de leur brassée ; et toi, Lampsac, tu feras semblant de retenir Maurice, car lui aussi jouera son rôle avec nous ; mais si par hasard tu t’apercevais qu’il veut le jouer tout de bon, c’est-à-dire faire le métier de traître, fais-lui goûter de tes « dragées ». Quant à Madelon, je m’en charge : allons, êtes-vous prêts ?

Les brigands firent un signe affirmatif.

Arriver sur le perron, enfoncer la porte et empoigner les jeunes filles, fut l’affaire d’un instant ; tellement que Madelon crut en être quitte pour avoir été serrée, un peu brutalement à la vérité.

Aussitôt que les voleurs furent partis, elle appela Helmina et Julienne… Point de réponse !…

Elle se leva, alluma sa lampe, et gagnant leur chambre, elle trouva les lits vides… les jeunes filles n’y étaient plus.

À cette vue la pauvre Madelon se sentit écraser malgré elle, et tomba à la renverse sur le parquet… Elle était évanouie…

Les brigands s’étaient déjà rendus à l’entrée du bois du Cap-Rouge ; ils avaient déposé pour un instant leur fardeau sur les feuilles.

Helmina était muette et inactive ; pas une parole, pas une larme.

Sa malheureuse compagne Julienne, poussait, par intervalles, des sanglots entrecoupés, et murmurait des plaintes si touchantes, que les brigands, tout insensibles et inhumains qu’ils étaient, ne pouvaient s’empêcher d’en être touchés. Bouleau, surtout, le plus sensible des quatre, était tellement ému que, sans la crainte d’une mort inévitable et certaine, il les aurait mises en liberté.

— Tiens, Mouflard, disait-il tout bas en lui frappant sur l’épaule, je n’ai pas coutume de faire cas des larmes, eh ben, que l’diable me « tarabuste », ça m’bouleverse le corps et l’esprit tout ensemble de voir ces pauvres p’tites « criatures » pleurer comme ça.

Mouflard ne répondit rien.

— Allons, allons, mes enfants, dit Lampsac en s’efforçant de diminuer sa grosse voix, ne pleurez pas tant, ou que Satan m’épouvante, ça va aller mal.

— Où nous menez-vous donc, barbares ? dit Julienne ; avons-nous mérité ce que vous nous faites ?

— Silence, jeune fille, dit Lampsac, vous avez bien à vous plaindre vraiment ; vous n’avez pas mis pied à terre, et puis vous allez être nourries, hébergées sans rien faire.

Julienne se tut.

Maître Jacques ne disait rien, sa voix pouvait le trahir.

— Allons, mes « jars », dit Lampsac, en route !

— Attendez donc, dit Bouleau, mille bombes, j’suis fatigué en diable ; j’sue comme un bourreau.

— Oh ! le vilain flandrin ! dit Lampsac.

— Nous marcherons, dit Julienne, qui, malgré le mépris et la haine qu’elle avait pour ses ravisseurs, ne put fermer son cœur à un reste de pitié, et dédaignait de se faire porter plus longtemps par des misérables de cette espèce ; nous marcherons, n’est-ce pas, Helmina ?

— N’as-tu pas honte, Bouleau ? dit Mouflard avec son ironie ordinaire.

— Va au diable, impitoyable bavard, dit Bouleau en serrant les dents.

Lampsac alluma une lanterne et battit la marche. Après lui venaient Helmina et Julienne suivies de Mouflard, de Bouleau et de maître Jacques qui marchait le dernier.

Il est impossible de donner une idée de l’impression terrible que dut faire sur l’esprit des jeunes filles cette marche horrible dans des sentiers tortueux, à travers les ténèbres d’un bois aussi redouté que le Cap-Rouge, à la lueur des éclairs, au bruit du tonnerre, et au milieu d’une troupe de brigands impitoyables qui proféraient à tout moment, dans leur langue diabolique, les plus horribles jurements, les blasphèmes les plus dégoûtants.

Après avoir parcouru la moitié du bois, ils prirent un sentier qui faisait un angle droit avec le premier, et qui conduisait sur la pente du cap ; puis, au bout d’une dizaine d’arpents, ils descendirent dans une espèce de cavité pratiquée dans la pierre, et, après avoir écarté quelques branches vertes et quelques troncs d’arbres, ils firent sauter une trappe, descendirent trois ou quatre degrés et se trouvèrent dans un carré irrégulier tout tapissé de mousse et éclairé seulement par des trous de tarière percés de distance en distance dans la voûte du souterrain. C’était la Caverne du Roc, où devaient vivre Helmina et Julienne. Lampsac alluma trois lampes de cuivre doré suspendues à la voûte, et après avoir montré aux jeunes filles une armoire remplie de mets de toutes sortes, il se retira avec Bouleau et Mouflard.

Cette fois maître Jacques n’était pas entré.

Aussitôt qu’ils furent sortis, Helmina ne put maîtriser plus longtemps sa douleur ; elle se mit à pleurer et remplir la caverne de ses cris et de ses plaintes. Julienne essaya vainement de la consoler ; Julienne avait elle-même trop besoin de consolation pour pouvoir en offrir aux autres. Elles pleuraient encore lorsqu’elles virent le jour percer faiblement à travers les misérables ouvertures de leur cachette et faire pâlir un peu la lumière des lampes. Julienne fit deux ou trois tours dans le souterrain, ouvrit l’armoire et prit quelques bouchées à la hâte, plutôt par nécessité que par goût, puis elle vint s’asseoir près de son amie.

— Que va faire la pauvre Madelon, mon Dieu, lorsqu’elle va se trouver seule ? dit Julienne.

— Et lorsque mon père lui demandera sa fille ? ajouta Helmina. Quel infâme dessein peuvent avoir ces misérables ?

— Nous ne l’apprendrons peut-être que trop un jour, ma chère Helmina…

Cette première journée de leur captivité, la plus terrible sans doute, se passa dans les pleurs et le désespoir.