La femme d’or/12
IV
UN DRAME DANS UNE CITERNE
Non… il n’avait pas perdu connaissance ! Seulement, croyant sa fin venue, sûr qu’il allait mourir cette fois, épuisé par les émotions violentes, épuisé de volonté, épuisé d’énergie, désespéré enfin, il s’abandonnait à la mort et demeurait inerte sur la couche gluante dans laquelle il se sentait enfoncer.
Mais alors, chose étrange, Alban perçut comme une sorte de grognement sombre. Il sentit que des mains parcouraient son être et le palpaient. Ouvrant les yeux, il vit dans l’épaisse obscurité deux rayons lumineux au-dessus de lui. Cela lui parut les yeux de quelques bête immonde qui s’apprêtait à le dévorer vivant.
Une nouvelle horreur s’empara de lui. Il voulut se dresser, appeler, crier… il demeura immobile, incapable de bouger incapable d’émettre un son.
Quel était donc cet être horrible dont il entendait l’affreux ricanement ?
Il regardait de tout l’effort possible de ses prunelles hagardes. Les rayons lumineux s’approchaient de son visage ils se penchaient, une haleine infecte courait sur son front. Les mains mystérieuses effleuraient sa poitrine, et sur ses joues le jeune homme sentit une chose poilue.
Tout à coup un rire de démon résonna à ses oreilles, et ahuri, croyant vivre un cauchemar de tombe, le jeune homme entendit cette voix creuse et narquoise :
— Ah ! ah !… on t’a jetée dans ma fosse, hein ma chérie ! Tu n’as pas voulu de moi ni de mon amour, mais tu es bien forcée d’y venir maintenant ! Allons ! si nous devons mourir bientôt tous les deux, que la mort te surprenne dans mes bras, tu la sentiras moins !
L’horreur du petit reporter grandit, et une répulsion dégoûtante le saisit à la gorge, quand il sentit deux bras l’entourer et deux lèvres barbues se poser férocement sur ses lèvres !
Cette fois il jeta un cri, mais un cri, assourdi comme en une futaille, ne lui sembla qu’un vagissement de nouveau-né.
À son cri un rugissement répondit et une voix menaçante demanda :
— Ah ! tu n’es pas une femme, toi ! Qui es-tu ?
Deux mains vigoureuses serrèrent sa gorge.
Le reporter râla.
— Parle ! Qui es-tu ? toi qu’on vient de jeter dans ce cloaque ? Toi qu’on me donne comme compagnon de sépulcre ?
— Lâchez-moi ! râla le reporter.
— Hein !… cette voix, s’écria l’autre, le mystérieux habitant de cet égout.
Alban Ruel sentit que les mains inconnues le lâchaient. Une minute s’écoula dans un silence terrible… une minute d’angoisse effroyable mêlée aux senteurs nauséabondes qui s’échappaient de ce trou infect.
Puis sur les paupières alourdies et douloureuses du reporter une vive lumière pesa. Ouvrant les yeux, le jeune homme reconnut que cette lumière jaillissait d’une petite lampe électrique.
Cette lumière brûla ses yeux qu’il ferma de nouveau. Mais l’autre avait poussé un cri de fauve et s’était dressé.
— Ah ! c’est toi, maudit ? cria-t-il. C’est toi qui m’as volé mes amours ! C’est toi, le petit reporter, qui m’as pris ma femme ! Ah ! bien, nous allons rire… regarde-moi !
À demi terrorisé par ces paroles, Alban releva ses paupières. Il poussa un nouveau cri, et, cette fois, par un bond prodigieux, il réussit à se mettre debout.
Mais à l’instant il sentit ses jambes enfoncer dans quelque matière comme de la boue dont la puanteur l’étouffait. Il enfonça jusqu’aux genoux. Où était-il ?
Dans la clarté vague jetée par la petite lampe il eut le temps d’apercevoir des parois suintant d’humidité. Et de suite il pensa qu’il se trouvait au fond d’une citerne, et cette citerne pouvait mesurer six pieds carrés.
Mais son intérêt était attiré surtout par l’homme qu’il voyait ricaner devant lui, et comme lui cet homme enfonçait dans la boue noirâtre.
Si le reporter eût été capable de faire un mouvement, s’il eût eu l’espace devant lui, il aurait fui avec terreur l’apparition qui se dressait.
Car celui qu’il avait pour compagnon d’infortune n’était autre que ce colosse, cette brute à barbe noire et touffue et à moustache rouge… ce fauve qu’il avait surpris à tyranniser LA FEMME D’OR… l’homme qui lui avait heurté le front d’une bouteille… enfin, le mari, le bourreau de LA FEMME D’OR !
Dans un rayon d’éclair Alban Ruel revit la terrible scène de la veille, cette scène qui avait précédé celle dans laquelle on l’avait couché dans un cercueil rouge.
Ses dents claquèrent.
Cet homme avec son rire féroce lui faisait plus peur que la boue qui l’attirait : car, sans cesse, il se sentait engloutir lentement, mais sûrement.
— Ah ! ah ! ricana le monstre, tu me reconnais ? Je suis content… ma vengeance n’en sera que meilleure !
— Quelle vengeance ? demanda Alban l’esprit en désordre.
— Comment ! Penses-tu que tu vas t’emparer de mon bien et que je te laisserai faire sans mot dire ?
— Quel bien vous ai-je pris ?
— As-tu si peu de mémoire ?… Ah ! mais non… tu veux faire l’innocent dans l’espoir que j’aurai pitié de ta jeunesse.
— Vous me connaissez donc ?
L’autre se mit à rire.
— Je te l’ai dit. Mais perds-tu la tête si vite ? Et tu me reconnais bien aussi, n’est-ce pas ?
— Je vous ai vu une fois, je pense.
— Hier soir ? Oui. Mais tu m’as revu ce soir avec une jeune femme, et tu m’as suivi. Tu voulais me prendre cette femme !
— Je ne savais pas…
— Tut ! tut ! tut ! ne m’en colle pas, mon p’tit homme ! Ta p’tite fatuité va trouver à qui parler, enfin ! Ta mère aurait bien dû t’apprendre à te mêler de tes affaires. Te penses-tu un phénix parce que tu es un petit reporter de la petite nouvelle ?
L’inconnu ricanait de plus en plus. Ses yeux noirs brillants d’étranges lueurs se dardaient sur les yeux battus d’épouvante du journaliste.
— Enfin, prononça celui-ci dans un effort, que voulez-vous de moi ?
— Oh ! de toi peu de chose, parce que tu es peu de chose ! Tu es une petite insignifiance ! Tu crois pouvoir tout conquérir à la pointe de tes petites moustaches ! Tu penses à n’avoir qu’à relever ton bout de nez pour faire tomber à tes pieds l’humanité, et plus particulièrement la gent féminine ! Tu dresses fièrement ta petite tête comme le jeune coq qui essaye devant l’aurore nouvelle son premier cocorico ! Mais tu ne savais pas… Non… il arrive, vois-tu, que dans les réalités de la vie toutes ces petites manœuvres de jeune pédant s’effritent au contact de la rude écorce du monde ! Si tu montes sur tes ergots, jeune ergoteur, on te rabat la ciboule d’un coup de patte ! Il faut s’instruire avant, mon p’tit ami, il faut savoir à qui l’on aura affaire avant d’édifier ses bâtiments ! Car il peut arriver un Samson qui d’un petit coup d’épaule va tout envoyer au pêle-mêle des débris ! Et v’lan de toute ta petite personne ! Et v’lan de tous tes petits châteaux ! Et vl’an encore de toutes tes petites conquêtes ! Regarde-moi, je suis ton Samson !
— Vous êtes une brute ! rugit le reporter que la plus violente colère saisissait devant les terribles vérités que l’inconnu lui soufflait au visage.
— Une brute ? Oui, comme toi. Nous sommes, par politesse deux brutes humaines. Seulement, tu avoueras bien que je suis la plus forte.
— Que pensez-vous faire ?
— Je ne pense pas… je veux faire !
— Faire quoi ?
— Je veux me venger, puis je me servirai de ton cadavre pour sortir de ce trou. Tu vas voir.
Le mystérieux personnage éteignit sa lanterne.
Dans cette nouvelle obscurité Alban entendit encore le ricanement sourd de l’homme.
Puis, tout à coup, une main puissante le saisit à la gorge et serra avec une vigueur que le jeune homme était incapable de combattre.
— Si tu désires entrer en Paradis jeune imbécile, fais ta prière à Dieu !
La main serra…
Alban ferma les yeux et suivis le conseil qu’on lui donnait : au Ciel il jeta une pensée d’affolement !
Mais soudain la citerne s’emplit d’une lumière puissante. Cette lumière parut descendre des cieux mêmes. C’était comme un puissant rayon de soleil qui pénétrait dans cet enfer hideux.
Alban leva les yeux.
La brute mystérieuse leva les yeux à son tour.
Une main… mais une main menue, blanche, satinée apparut ! Cette main céleste semblait descendre dans la profondeur du cloaque ! Au bout de la main apparaissait un revolver brillant.
Une détonation éclata…
Une langue de feu glissa dans le trou et cette langue de feu frappa le colosse à la tempe droite !
Un long rugissement partit des profondeurs de la citerne. Alban sentit la main qui le tenait à la gorge se desserrer, lâcher. Puis il entendit un corps lourd tomber dans la boue, il sentit cette boue rejaillir sur ses joues et le maculer. Puis un silence terrible régna.
Il semblait maintenant au reporter qu’il piétinait sur un cadavre dans cette boue d’où il essayait de se déprendre. Il tentait de se cramponner aux parois humides de la citerne, à ces murailles glissantes recouvertes d’une sorte de limon puant ; mais il ne pouvait découvrir aucune aspérité : ses ongles se cassaient, ses doigts saignaient.
Et il enfonçait davantage ! Il pensait que le cadavre s’agrippait à ses jambes et l’entraînait vers le fond de cet abîme monstrueux !
Le vertige de l’horreur le saisit encore.
Il se mit à hurler… Ses hurlements lui retombaient sur la tête comme autant de coups de marteau.
Tout à coup il frémit d’un indicible espoir : il entendait quelque chose glisser le long des parois. Puis une voix douce murmura au-dessus de sa tête ce mot :
— Monte !
Instinctivement le journaliste tâtonna des mains autour de lui, et ses doigts s’accrochèrent à une échelle de corde.
Et alors, avec l’espoir de sortir vivant de cet enfer, il monta, plus fou de joie maintenant qu’il n’avait été fou d’épouvante !
Et, quand l’instant d’après, il se sentit sur un terrain plus ferme, il perdit tout à fait connaissance.