Éditions Édouard Garand (p. 25-26).

III

LA DANSE DES MANNEQUINS


Bien que la musique se rapprochât encore, les sons n’en paraissaient pas plus forts. Une seule chose : on eût dit que cette musique avait un air ironique.

Et le reporter de la petite nouvelle écoutait, saisi, frémissant, dans l’étouffante obscurité qui l’enveloppait. Et alors, il aurait pu se croire devant un tableau d’Holbein représentant une danse macabre, ou, peut-être aussi, devant la danse fantastique de Saint-Maclou.

En effet, une lumière invisible venait de briller et répandait une mince clarté rougeâtre dans la pièce où il se trouvait. Et dans cette clarté Alban Ruel vit une pièce inconnue, étrangère. Ce n’était plus l’atelier de la PETITE MODISTE DE LA RUE DEMONTIGNY. Non… l’appartement dans lequel il se voyait, sans être plus spacieux, était tendu d’étoffes violettes. Le plafond disparaissait sous une lourde draperie d’une étoffe noire sur laquelle se dessinaient en rouge et en bronze toutes espèces de figures infernales. Les unes riaient, les autres grimaçaient, d’autres semblaient hurler, d’autres encore avec des masques crispés par d’inouïes souffrances, semblaient se tordre comme des serpents écrasés sous un rocher. Et il semblait au journaliste que toutes ces figures, ces êtres étranges, grouillaient, se débattaient rugissaient.

La mystérieuse musique ne cessait pas. Toujours sur son temps de valse, toujours aussi douce et toujours aussi ironique, elle semblait donner la mesure et le mouvement aux êtres monstrueux qui planaient au-dessus de la tête d’Alban Ruel.

Frappé par une indicible terreur et voulant échapper à l’infernale vision, le jeune homme se jeta à plat ventre sur le plancher, ferma les yeux et essaya de boucher ses oreilles. Mais la musique ne perdait rien de sa langueur, elle vibrait toujours. Maintenant, on aurait dit que l’air de la valse se faisait, si possible, plus langoureux.

Et alors l’ouïe du jeune homme fut atteint par un bruit nouveau légèrement assourdi… Ce bruit il ne pouvait le définir. Qu’était-ce ? Il sentit l’horreur courir sur son épiderme. Malgré lui il releva la tête… il fit un bond énorme pour se trouver debout, titubant, les prunelles excessivement agrandies, regardant une chose bizarre, prodigieuse.

À l’un des murs les tentures s’étaient un peu écartées et par l’ouverture le journaliste voyait un mannequin, revêtu d’une robe étincelante par les couleurs vives et par les brillants qui la garnissaient, oui, il voyait le mannequin entrer et se mettre à tourner autour de la pièce en suivant point à point la mesure de la musique. Puis un autre mannequin venait, suivait le premier… Puis un troisième, puis un autre… Dix mannequins bientôt dansaient autour de lui.

Le reporter demeurait médusé, suivant la danse de ses yeux hagards.

Il vit les fantastiques danseurs, sans têtes comme sans jambes, s’unir deux à deux et se mettre à valser. Les cinq couples allaient avec une grâce, une langueur qui tenaient du prodige !

Horrifié et incapable de demeurer le spectateur de cette fantaisie monstrueuse, le jeune homme se glissa entre deux couples et gagna ce point où il avait vu les tentures s’ouvrir pour laisser passer les mannequins. Là, s’était-il dit, il doit exister une porte ! Une porte !… Quand ce serait la porte de l’Enfer… il eût préféré le séjour des damnés à cette salle de danse où il se sentait devenir fou ! Mais derrière les tentures il ne rencontra qu’un mur solide.

Éperdu, suant à grosses gouttes, il se recula dans un coin, espérant dérober sa présence dans les tentures violettes. Quand son regard effrayé se levait vers le plafond, il revoyait toujours les mêmes figures grimaçantes !

Et devant lui, la danse atroce.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-il, arrachez-moi d’ici !

Ses dents claquaient, tous ses membres frissonnaient, sa gorge se serrait d’une angoisse mortelle.

Tout à coup, sans transition, l’étrange musique cessa la valse et attaqua une marche funèbre. Les mannequins, comme s’ils eussent obéi à un chef d’orchestre, se séparèrent, et à la file se mirent à suivre les accords de la marche. La musique n’avait plus sa douceur de l’instant d’avant. Elle avait un accent lugubre, elle pleurait, elle hurlait. Les mannequins, toujours à la file tournaient autour de la chambre mortuaire, lentement, comme une procession de fantômes. La clarté rouge avait faibli, et le reporter n’y voyait plus que des formes indécises ; mais il les voyait encore suffisamment et son épouvante ne diminuait pas.

Soudain, au moment où la musique jetait un accord vibrant et rude, le reporter vit le plafond s’ouvrir, et dans l’écartement des draperies, chose plus horrible encore, il vit apparaître un cercueil qui descendait lentement.

Ce cercueil était rouge… d’un rouge sang !

Pour ne pas s’écraser, Alban se cramponna aux étoffes violettes et regarda plus horrifié que jamais.

À cet instant il se produisit un fait bizarre dans l’esprit du jeune homme. Il se rappela avoir vu ce cercueil quelque part. Où ? Il se le demandait avec une curiosité qui le tenaillait. Oh ! il se rappelait à présent ! Dans une vision d’éclair il revit LA FEMME D’OR… et successivement il revécut en quelques secondes l’épouvantable drame dont il avait été l’un des acteurs le soir d’avant. Oui, il revoyait le cercueil que les deux menuisiers inconnus avaient si complaisamment fabriqué sous ses yeux ! Il revit le même cercueil dans lequel on l’avait couché ! Mais alors, il avait donc fait un rêve… puisque, un peu plus tard, il s’était vu à deux genoux aux pieds de LA PETITE MODISTE DE LA RUE DEMONTIGNY… Puisque cette jolie modiste lui avait parlé d’amour… puisque à cette enchanteresse il avait voué son cœur et son âme ! Mais, LA FEMME D’OR, qu’était-elle devenue ? Qu’importe ! il se rappelait bien toutes les joies toutes les délices qu’il avait éprouvées auprès de la jolie modiste ! Il entendait encore ses soupirs d’amour ! Il buvait encore ses paroles enivrantes. Il dévorait ses lèvres qui ne lui avaient pas paru être des lèvres humaines ! Il sentait encore les yeux noirs, fascinants, magiques de cette créature fouiller jusqu’au tréfonds de son âme !

Et maintenant quel tableau funèbre, après ces visions angéliques ! Quel concert macabre, après ces chants d’amour ! Quel drame sinistre se déroulait à présent sous ses yeux !

Le cercueil rouge descendait toujours, la marche funèbre vibrait sans cesse et sans cesse les mannequins allaient autour… autour du cercueil, maintenant, qui venait de s’arrêter à deux pieds du plancher, au centre de l’appartement.

À l’instant la musique parut accélérer sa mesure, l’air changeait, se transformait, devenait plus léger plus rapide. Cela devenait peu à peu comme une musique joyeuse qui retentit aux jours de fête. Les mannequins suivaient la musique se resserrant sans cesse autour du cercueil. Dans cette nouvelle vision le reporter croyait entendre des murmures, des chuchotements, des ricanements étouffés.

Tout à l’heure Alban avait pensé atteindre au sommet de l’horreur. Mais il en était loin encore !

Quand il vit les mannequins rétrécir leur cercle autour du monstrueux cercueil, il sentit comme une force surnaturelle qui le poussa hors des tentures. Une main invisible l’entraînait vers le cercueil. Il voulut résister… ses jambes l’emportèrent. Il sentit ses cheveux tomber un à un. Il voulut mourir, c’était préférable ! Mais non… il marchait vers le cercueil, il marchait vers les mannequins qui, à présent, aux accords d’une musique vive dansaient en rond autour de la bière rouge. Bientôt il se trouva à trois pas des danseurs et bientôt son regard halluciné plongea dans le cercueil.

Dans un geste violent il tendit les deux poings en avant comme pour repousser cette vision de spectre ; mais ses yeux désorbités regardaient quand même l’horrible chose ! Qu’était-ce ?

Le reporter se voyait couché dans le cercueil, de même qu’il s’y était vu la nuit précédente. Il était livide, ensanglanté, mort !

Tout à coup la musique cessa mais les mannequins continuèrent leur ronde infernale, et tout à coup aussi il vit, l’un après l’autre, les mannequins se pencher au-dessus de la bière et faire le geste de cracher à la figure du cadavre… à sa figure à lui !

Alban poussa un cri… un cri comme il ne s’était pas cru capable d’en pousser ! Ce fut un cri si retentissant, si terrible que les mannequins s’arrêtèrent étonnés.

Le reporter ne sentait plus la peur dans ses os. À l’outrage qu’on venait de lui faire, ce fut la fureur qui s’empara de lui, ce fut une rage folle, puissante. Il fit un bond, se rua sur les mannequins saisit l’un d’eux, l’éleva

Mais son geste demeura sans suite.

À son tour il fut empoigné, au moment où l’obscurité se faisait subitement autour de lui. La poigne était solide, et il se sentit emporté, emporté comme en un tourbillon vertigineux.

Et il sentait des bras de fer qui l’enserraient, il entendait ses os craquer, d’indicibles douleurs le suppliciaient. C’était une torture sans nom !

Et il allait dans les bras de ce monstre qui l’emportait…

Où ?

Il se le demandait avec une nouvelle angoisse.

Il lui semblait que c’était long… il lui semblait qu’il allait ainsi depuis un siècle !

Et tout à coup, sans transition, il se vit lâcher et il tomba… il tomba…

Il lui sembla qu’il tombait dans un abîme sans fond entre les parois duquel il tournoyait comme une plume !

En dépit du vertige de la chute, Alban ne perdait pas tout à fait ses sens : il se sentait tomber, il se voyait descendre vers un gouffre de noirceur froid, sinistre !

Enfin, le trajet eut un terme. Alban Ruel le reporter de la petite nouvelle venait de s’écraser lourdement sur un sol mou humide et visqueux.

Il perdit connaissance