Éditions Édouard Garand (p. 19-20).

III

LE COUP DE TÉLÉPHONE


Il était trois heures.

Paul Lavoie, le jeune architecte, n’avait pas quitté le Restaurant Royal ; il attendait encore son ami, Alban Ruel.

Il fumait des cigarettes, bâillait, se demandait avec impatience :

— Que fait-il ? Va-t-il revenir ? S’il lui était arrivé un accident !… une mésaventure !… Que faire ?… J’ai bonne envie de téléphoner à Audet… Oui, je téléphone, car, vraiment, je suis inquiet.

Le restaurant était tout à fait désert à cet instant. De la cuisine partait le bruit d’une conversation monotone : c’étaient la fille de nuit et le cuisinier.

Lavoie se dirigea vers le cabinet du téléphone.

Après avoir demandé à l’opératrice de nuit la communication avec Audet, il attendit pas moins de dix minutes.

Enfin, une voix enrouée et mécontente parla rudement :

— Eh bien ! veut-on me dire si l’on me prend pour un médecin ?

— C’est vous, cher maître ?

Qui parle ? Du diable si l’on peut se permettre de réveiller les gens honnêtes à cette heure de nuit !

— Ne vous fâchez pas, maître, et je vous demande pardon de vous déranger. Mais je suis dans une telle disposition d’esprit…

— Allons ! je reconnais ta voix, Paul. Que se passe-t-il ?

— Alban n’est pas revenu !

— Il n’est pas revenu ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Où est-il allé, d’abord ?

— Il est parti encore après LA FEMME D’OR !

— Hein ! LA FEMME D’OR !… encore ? Où l’a-t-il revue ?

— Ici… il y a deux heures environ.

— Ici ! Où ?

— Je suis au Restaurant Royal.

— Ah bon ! Et tu dis qu’il a vu LA FEMME D’OR au Restaurant Royal ?

— Oui… et il est parti à sa poursuite. Il m’a recommandé de l’attendre ici. Mais je commence à me désespérer.

— Eh bien ! lâche-le avec sa FEMME D’OR ! Et l’avocat se mit à rire.

— Mais s’il lui était arrivé malheur ?

— Ah bah ! s’il est dans les bras de LA FEMME D’OR, il ne peut trouver que tous les bonheurs. Non… je te conseille de t’en aller chez toi et de dormir sur tes deux oreilles. Bonne nuit !

L’architecte dut bien abandonner l’appareil, et il décida de suivre le conseil du criminaliste.

Mais au moment où il allait sortir du petit cabinet, le téléphone vibra longuement. Lavoie reprit de suite l’appareil pensant que Jacques Audet le rappelait.

— Eh bien ? fit-il.

— Est-ce le Restaurant Royal ?

— Oui.

— Est-ce toi, Paul ?

— Oui. Comment ! C’est toi, Alban ?

— Tu reconnais ma voix ?

— Que fais-tu ? Je t’attends depuis deux longues heures. Je commençais à craindre.

— Je suis bien mal emmanché… j’ai besoin de ton aide. Veux-tu venir immédiatement ?

— Ou es-tu ?

— Tu le sais bien… sur la rue Demontigny !

— Chez la Fe…

— Ne prononce pas ce nom ! Viens vite… sinon, je suis peut-être perdu !

— J’y cours. Cinq minutes, et je serai là !

Très pâle, effrayé, appréhendant quelque terrible malheur, le jeune architecte s’élança hors du petit cabinet, et bientôt hors du restaurant.

Il prit sa course vers la rue Demontigny.

En moins de cinq minutes il était devant la porte dont lui avait parlé le reporter. Cette porte, il l’ouvrit d’une main nerveuse, entra, grimpa l’escalier et se trouva bientôt devant la porte de l’étage supérieur.

Avant d’essayer cette porte, il prêta l’oreille. Pas un bruit à l’intérieur. Il tourna le bouton d’une main tremblante, la porte s’ouvrit. Mais sur le seuil de cette porte le jeune homme demeura frappé d’horreur.

Devant lui se dressait une chambre mortuaire.

Au centre de la chambre et sur deux chevalets reposait un cercueil rouge. De chaque côté du cercueil, un cierge flambait. Pas un meuble, pas une chaise, et les murs étaient tendus de draps noirs. Il frissonna.

Puis, malgré lui, malgré son épouvante, il se haussa sur la pointe des pieds, jeta un regard éperdu dans le cercueil, et il vit…

Mais il chancela, ses yeux se fermèrent, il s’agrippa au cadre de la porte pour ne pas tomber.

Par un effort violent il rouvrit les yeux et regarda encore.

Oui, dans ce cercueil il voyait son ami, Alban Ruel, immobile, livide, les mains croisées sur sa poitrine, un crucifix dans les doigts, et tout son corps ensanglanté !

C’était trop…

Devant cette vision terrible, hideuse, Lavoie recula, referma la porte et se jeta en bas de l’escalier. Dehors, il se mit à courir comme un fou. Où allait-il ? Il ne se le demandait pas. Peut-être ne le savait-il pas lui-même !

Il arriva bientôt à l’angle de la rue Demontigny et de la rue St-Denis. Il tourna à droite, courut encore une couple d’arpents, monta les sept ou huit marches d’une maison de pierre et appuya violemment sur un timbre.

Cinq minutes se passèrent.

Le jeune homme tremblait de tous ses membres.

Enfin, une lumière brilla à l’intérieur. Une ombre par la porte vitrée se dessina, la porte fut ouverte, et Jacques Audet, en robe de chambre, parut.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda-t-il en reconnaissant le jeune architecte.

— Cela veut dire que notre ami Alban a été assassiné !

L’avocat faillit tomber à la renverse.

— Non… ce n’est pas possible ! Où est-il ?

— Rue Demontigny !

— Chez qui ?

— LA FEMME D’OR, peut-être !

— Ho !… L’avocat devint livide.

Alors Paul Lavoie lui raconta le coup de téléphone au restaurant et l’affreuse chose qu’il avait vue ensuite rue Demontigny.

— Entre, commanda l’avocat. Je vais m’habiller et nous allons savoir ce qui se passe rue Demontigny.

— Ne vaudrait-il pas mieux prévenir de suite la police ?

— Non… pas de suite. Je veux voir par moi-même. Du reste, je suis un ancien policier et ça me connaît. Il sera toujours temps plus tard de prévenir les quartiers généraux à l’Hôtel de Ville.

Cinq minutes suffirent à l’avocat pour s’habiller.

Et cinq autres minutes après, les deux amis étaient devant la maison mystérieuse de la rue Demontigny.

— Diable ! fit tout à coup Audet, mais nous sommes ici chez LA PETITE MODISTE !

— Eh bien ! c’est là.

— Tu es sûr ?

L’avocat dardait des yeux incrédules sur la figure bouleversée de son compagnon.

— Montons ! dit celui-ci.

— Soit.

Arrivé là-haut, Audet frappa rudement dans la porte.

Nul ne répondit de l’intérieur.

— La porte n’est pas sous clef, souffla Lavoie.

— Vraiment ?

— L’avocat tourna le bouton et poussa. La porte résista.

— Tu vois bien qu’elle est fermée à clef ! dit-il à l’architecte ébahi.

— Pourtant elle ne l’était pas tout à l’heure.

— Voyons !

Audet, en même temps que cette parole, frappa de nouveau et plus rudement.

— Qui est là ? fit une voix de femme.

— Ouvrez, s’il vous plaît ! commanda Audet d’une voix impérative.

— D’abord, qui êtes-vous ? interrogea la voix un peu effrayée.

— Au nom de la justice ! prononça l’avocat d’une voix profonde.

— Ô mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria la voix de femme. Qu’est-ce qu’on peut bien me vouloir ?

— Ouvrez… on vous le dira ensuite !

— Attendez un instant.

Quelques minutes se passèrent.

Bientôt une clef tournait dans la serrure et la porte était ouverte.

Dans cette porte ouverte se tenait une jeune femme, une très jolie petite brunette, en robe de nuit et à demi épouvantée.

— Que voulez-vous ? dit-elle en se reculant.

Alors les deux hommes purent découvrir un atelier de modiste…

L’avocat se mit à rire.

Lavoie demeurait hébété.

— Es-tu bien certain de n’avoir pas fait un rêve ? demanda l’avocat au jeune architecte.

Celui-ci, au lieu de répondre, pivota et comme un insensé se jeta dans l’escalier.

Il était parti.