Éditions Édouard Garand (p. 17-19).

II

LE CERCUEIL ROUGE.


Des jurons grossiers, des blasphèmes, des gémissements, des cris de douleur, des ricanements infernaux, des bris de verre ou de cristal, des grincements d’acier, des chocs de métal… tout un vacarme monstrueux tira enfin le journaliste de son évanouissement.

Il ouvrit les yeux et se vit encore dans l’obscurité. Il étendit les mains et ses doigts touchèrent un tapis. Alors il se souvint qu’il était tombé après avoir été frappé à la poitrine deux fois. En effet, sa poitrine faisait mal, il lui semblait que quelque chose de très lourd était posé dessus. Il se souleva des coudes, se mit sur son séant et prêta l’oreille. Le bruit infernal lui parut alors comme une bataille, une bagarre quelconque, et cela semblait se passer dans une pièce voisine. Puis il entendit ces mots :

— Gueuse ! hurlait une voix de mâle enragé.

— Tyran ! répliquait une voix pleurante de femme.

Le jeune homme saisissait le bruit de coups de pied et de coups de poing.

Chancelant, il se leva tout à fait.

Un filet de lumière filtrait non loin de lui… oh ! presque rien ! Mais cela lui suffisait pour se guider. Il marcha en titubant vers le rayon de lumière. Bientôt il toucha des tentures. Lentement il les écarta, et son regard halluciné tomba sur une scène terrible.

Là, sous ses yeux, dans une petite pièce qui ressemblait à une cuisine, deux être humains étaient aux prises. Le jeune homme ne pouvait voir bien distinctement, parce que la pièce n’était éclairée que par une veilleuse. Mais il put voir un homme et une femme. La femme était à demi vêtue, et ce qui lui restait de vêtement n’était que lambeaux. L’homme, espèce de colosse à barbe noire et touffue, le visage coupé par une énorme moustache rouge — ce qui parut fort singulier à Alban — enserrait la taille de la femme, et de son poing dur il frappait de toute sa force.

La femme hurlait.

L’homme vociférait des blasphèmes.

Quelle était cette femme ?

Quel était cet homme ?

Le jeune homme faisait des efforts inouïs pour déchiffrer leurs traits.

Soudain, la brute humaine lâcha sa proie. Le colosse saisit une bouteille sur une table voisine, et, l’élevant, s’apprêtait à en asséner un coup sur la tête de la femme.

Et, soudain aussi, cette femme, Alban la reconnut…

C’était LA FEMME D’OR !

Alors, sans réfléchir, poussé par l’instinct ou par la pitié, sinon par la rage, le journaliste fit un bond jusqu’à l’homme à barbe noire et à moustache rouge et le saisit à la gorge.

Mais un rude coup de bouteille sur son front le fit de suite lâcher prise… il s’écroula sur le parquet.

Pour la troisième fois, le petit reporter de la petite nouvelle venait de perdre connaissance.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand, cette fois, il sortit de son évanouissement, Alban Ruel se vit encore dans le même boudoir vert faiblement éclairé par un unique candélabre. La lumière diffuse traversant le globe rose ne répandait, en effet, qu’une clarté imprécise. Mais cette clarté suffisait pour lui faire distinguer les choses et les êtres qui l’entouraient.

Ce qu’il vit faillit le faire retourner dans son évanouissement.

Que voyait-il ?

Deux hommes… deux inconnus en costumes d’ouvrier. C’était peu, et pourtant, aux yeux stupéfaits d’Alban, c’était beaucoup. Et ce n’était que deux inconnus ! Oui, mais l’un d’eux s’occupait à disposer des planches sur deux chevalets, à les mesurer de l’équerre, puis à les scier d’égale longueur. C’était encore peu ! Oui, mais l’autre prenait ces planches, les posait sur un établi rangé le long du mur et les varlopait. Et les deux individus demeuraient silencieux, en ce sens qu’ils ne parlaient pas. C’était toujours peu ! C’est vrai.

Mais tous deux travaillaient fort activement, comme s’ils avaient été pressés de terminer leur nocturne besogne. Et pour s’entraîner à cette besogne, l’un sifflait l’air de la Valse Bleue, l’autre fredonnait une chanson qui, à cette époque, n’avait pas encore tout à fait perdu sa popularité ;

Elles sont en or ! Elles sont en or !

Mais que diable pouvaient bien faire ces deux menuisiers !

Le journaliste se le demandait avec une curiosité maladive. De ses yeux écarquillés il regardait. Seulement, comme il était étendu sur le dos, sa posture était fort mal séante pour bien voir. Il voulut se dresser. Mais il retomba lourdement. Alors, il s’aperçut que ses mains étaient liées et ses pieds ligotés. Il voulut parler. Il s’aperçut que sa bouche était bloqué par une sorte de poire d’angoisse.

Il demeura comme frappé de stupidité.

Et les deux ouvriers travaillaient toujours sans jeter le moindre regard au jeune homme, sans lui prêter la moindre attention.

La Valse Bleue allait toujours. Ce n’était plus une valse, cela devenait une marche alerte, endiablée. Et plus la valse allait, plus la varlope marchait. C’était du prodige !

Quant à l’autre menuisier, il conservait le même ton et le même temps :

C’est pas du toc,

C’est du maltoc…

Le reporter se sentait emporté vers la folie.

Où était-il ?

Que signifiait cette comédie ?

Car il lui semblait que c’était une vraie, comédie !

Où était LA FEMME D’OR ?

Qu’était devenu le colosse à barbe noire et à moustache rouge ?

C’étaient toutes des questions que le pauvre jeune homme ne pouvait résoudre.

Ce n’était pas possible que cette scène fût réelle… assurément il devait rêver !

Mais ce rêve, à la fin, devenait monstrueux !

En effet. Maintenant les deux menuisiers assemblaient les planches luisantes. Ces planches parurent à l’œil du journaliste du plus beau cyprès.

Il regarda !

La Valse Bleue s’était sensiblement ralentie.

Mais le fredonnement continuait sur la même mesure :

Comme la couronne du Prince Victor !…

Et la chose fabriquée par les deux inconnus prenait forme et corps. Cela ressemblait déjà à une caisse oblongue. Elle pouvait mesurer six pieds en longueur, dix-huit pouces en hauteur, vingt-huit en largeur.

Alban regarda !

Les ouvriers clouaient… la caisse était finie, hormis le couvercle.

Alban ferma les yeux sous l’épouvante qui le mordit : la chose que l’on fabriquait sous ses yeux, c’était un cercueil !

Les coups de marteau résonnaient avec l’air de la Valse Bleue… Puis tout se tut.

Le reporter rouvrit les yeux.

Il vit les deux hommes, maintenant silencieux, armés d’un pinceau chacun, recouvrir les planches de cyprès d’une couche de peinture rouge… d’un rouge qui fit frissonner le jeune homme, un rouge de sang !

Cette chose, cette caisse, oui, c’était un cercueil rouge !

Et ce cercueil rouge était pour lui !

Non… ce n’était pas possible ! Il n’était pas mort ! Il vivait ! Il ne se laisserait pas mettre dans ce cercueil ! On l’avait pensé mort ! Mais lui, il crierait sa vie ! Ah ! non… on ne l’enterrerait pas vivant !

Oh ! horreur… horreur !

Les deux ouvriers, après avoir abandonné leurs pinceaux, s’approchaient d’Alban. L’un saisissait ses pieds, l’autre sa tête, et tous deux l’emportaient vers le cercueil. Alban voulut se débattre : il ne put remuer une fibre ! Il voulut crier, hurler, vociférer : la poire d’angoisse l’étouffait !

Et, à présent, il était déposé dans le cercueil.

Au-dessus de lui, il aperçut des regards étincelants peser sur ses yeux battus d’horreur, il aperçut deux faces grimacer des sourires ironiques.

Il perçut cette voix moqueuse :

— Il va être pas mal dans ça !

L’autre voix de répondre non moins moqueuse :

— Il n’aura jamais été si bien casé !

— Faut-il mettre le couvercle de suite ?

— Non… tantôt… quand on ira le porter en terre !

Un sourd ricanement circula dans l’espace silencieux.

Et pour la quatrième fois, le petit reporter de la petite nouvelle s’évanouit !