Éditions Édouard Garand (p. 15-17).

DEUXIÈME PARTIE

LE BOUDOIR VERT.

I

Vertige d’amour et vertige d’épouvante.


Dehors, le reporter n’eut que le temps de voir la jeune femme s’engager sur l’avenue Hôtel de Ville. Il partit à sa suite. Et comme elle avait fait quelques heures auparavant, l’inconnue tourna sur la rue Demontigny. Alban Ruel, pour ne pas la perdre de vue, partit au pas de course. Il arriva à temps à l’angle de la rue Hôtel de Ville et de la rue Demontigny pour voir la jeune femme entrer par cette porte qui avoisinait celle de l’épicerie.

— Allons ! se dit-il avec une joie furieuse, cette fois je suis sûr de ne pas me tromper de porte. Mais que diable va-t-elle faire chez LA PETITE MODISTE ?

N’importe ! Ce n’était pas le temps de résoudre les problèmes compliqués. Quand il arriva devant la maison, il entendit claquer la porte de l’étage supérieur.

Vivement il entra, grimpa lestement l’escalier et, juste à la minute où il entendait une clef tourner dans la serrure, il saisit le bouton de la porte et presque violemment il la poussa devant lui.

Alors il s’arrêta, stupéfait, sur le seuil d’un joli boudoir doucement éclairé par quatre candélabres à verre rose disposés chacun aux quatre murs de la pièce. Mais dans ce boudoir il n’y avait personne. Sa stupéfaction grandit. Il promena un regard peu sûr sur le mobilier et les décorations. Il remarqua que ce mobilier était de nuance verte, que les tentures étaient vertes, que les murs étaient verts, le plafond vert, que tout, enfin, hormis le globe rose des candélabres, était vert dans ce petit boudoir.

Attiré par une force invincible, le reporter entra et referma la porte après lui.

À la même seconde les candélabres s’éteignirent et le journaliste se trouva pris dans une obscurité complète.

De suite il ressentit par tout son être une vive émotion très voisine de la peur. Instinctivement il chercha des doigts le bouton de la porte qu’il venait de fermer. Ses doigts ne touchèrent que des tentures quelconques. Des mains il se mit à fouiller fébrilement l’obscurité, il tâtonna tout autour de lui, mais la porte qu’il cherchait demeurait introuvable.

Alors il prêta l’oreille : aucun bruit. Partout un silence solennel régnait. Il frotta une allumette ; un souffle invisible la souffla. L’obscurité lui parut plus dense. Cependant, dans cette fugitive lueur de l’allumette, il avait cru remarquer en face de lui des draperies qui semblaient dissimuler une porte. Il frotta une seconde allumette ; le même souffle mystérieux l’éteignit. Il sentit ses cheveux se hérisser sur sa tête.

Tout à coup, un juron prononcé par une voix mâle le fit sursauter, et ce juron lui avait paru partir tout près de lui. Coûte que coûte il voulut sortir de ce lieu effrayant. Il marcha dans la direction des draperies qu’il avait aperçues, il marcha à tâtons, tremblant. Puis il s’arrêta, très curieux au bruit singulier entendu. Il écouta. Mais ce bruit il ne pouvait le définir. Mais de suite il perçut distinctement la chute d’un corps humain, et de suite aussi des sanglots comprimés, des pleurs, des gémissements. La voix qui pleurait lui sembla une voix féminine… c’était quasi une voix d’enfant.

L’indignation souffla au cerveau du reporter. Quoi ! là, tout prêt de lui, on se permettait de faire souffrir une femme ? Non… cela ne serait pas ! Alban Ruel fut saisi par l’héroïsme. Sa force et sa vigueur d’homme, il les devait au sexe plus faible ! Protéger la femme était honneur et gloire ! Pour lui, une femme c’était un être qu’on ne pouvait toucher que du bout du doigt comme une chose sacrée ! Mais là, un brutal torturait une femme !

— Oh ! murmura-t-il indigné, il faut que j’arrache cette femme à son bourreau !

Il s’élança vers les draperies entrevues. Il tripota de ses mains fébriles du noir d’encre, puis il buta contre un objet quelconque, tomba, donna de la tête sur un meuble, roula sur le tapis du boudoir. De suite il tenta de se relever… mais à cette même seconde il sentit une robe de femme, une robe délicieusement parfumée, frôler sa figure. Il étendit une main, mais à l’instant quelque chose de très lourd lui tomba sur la tête et le terrassa. De nouveau il s’écrasa sur le tapis et s’évanouit.

Il ne put entendre le sombre ricanement qui venait d’éclater à ses oreilles.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une lumière très vive brilla tout à coup. Alban Ruel ouvrit des prunelles très lourdes, et ses regards éblouis se posèrent sur une apparition de rêve.

En face de lui, le mur s’était fendu

Il se voyait à ce moment couché sur une ottomane, et en face de lui le mur s’était, pour ainsi dire, fendu, puis écarté, et dans l’ouverture violemment éclairée par une lumière invisible, dans un rayonnement d’or, une femme apparaissait comme dans une apothéose céleste. La femme, jeune et de toute beauté, demeurait immobile comme un bloc de bronze, mais ses lèvres rouges souriaient doucement, et ses regards, à demi voilés par de longs cils d’or, d’une douceur angélique, aux effluves magnétiques et caressants, se posaient sur le journaliste.

Oui, ce ne pouvait être qu’un rêve !

Oui, c’était ce bloc d’or, dont Jacques Audet lui avait fait la description. Et ce soir-là, Alban Ruel, après s’être couché, rêvait de ce bloc d’or ! Il rêvait de la FEMME D’OR ! Il rêvait qu’elle lui apparaissait comme elle était apparue aux yeux émerveillés de Jacques Audet, lorsqu’il avait été précipité, un soir, dans une cave et sur un monceau d’os humains !

— Oh ! je rêve… je rêve ! se répétait mentalement Alban Ruel.

Et pourtant il frémit.

— Non…je suis éveillé ! se dit-il

Il se souleva sur un coude comme pour s’assurer de la réalité du fait qui se passait. Car il venait de voir la statue bouger ! Car LA FEMME D’OR venait, en accentuant son sourire, de poser un doigt — et quel doigt — sur ses lèvres souriantes.

Et le reporter comprit que cela voulait dire ;

— Silence et discrétion !

Il se dressa promptement pour tendre les bras à cette femme vers laquelle il se sentait attiré par une puissance surhumaine.

Mais il demeura immobile et tremblant dans la soudaine noirceur qui venait de se faire. L’apparition s’était dissipée. De cet instant un énorme silence pesa terriblement sur la tête alourdie du journaliste.

Il demeurait-là, debout, comme statufié, quand il sentit une main chaude et moite — une toute petite main dont il aspira le parfum — saisir l’une de ses mains. Il tressaillit, son sang bouillonna, ses artères battirent, il eut un vertige ! Puis il crut entrevoir un ciel, quand une voix, à peine murmurante, douce, si douce qu’elle n’était qu’un souffle et un souffle plein de parfums enivrants, lui dit à l’oreille :

— Asseyez-vous près de moi, mon ami ! Ah ! comme je vous ai attendu longtemps ! Je désespérais de vous revoir !

La folie monta au cerveau du reporter.

Incapable de prononcer une parole, la gorge étreinte par une émotion indéfinissable, le cœur défaillant, la tête brûlante, Alban jeta les bras en avant comme pour enserrer la taille exquise qu’il devinait, qu’il sentait à sa portée.

Mais rien ! Ses bras ne rencontrèrent que du vide noir !

Un gémissement passa entre ses lèvres. Une effroyable déception le supplicia. Du fond de sa poitrine il sentit monter jusqu’à sa gorge un cri de rage. Mais ce cri s’étouffa. La même voix chaude et caressante disait encore à son oreille :

— Asseyez-vous donc, Alban, vous êtes malade ! Il faut vous reposer ! Ne m’aimez-vous donc pas un peu ?

— Vous aimer !… balbutia Alban. Mais où êtes-vous donc ?

— Près de vous, mon ami… tout près ! Voici ma main que vous avez abandonnée ! Je suis assise sur cette ottomane !

— Sur cette ottomane !… C’était comme l’écho des paroles qu’il venait d’entendre qui s’échappait des lèvres d’Alban.

— Tenez, voici ma main ! reprit la voix inconnue.

Alban, de nouveau, sentit sa main droite caressée par la main fine d’une femme. Un nouveau vertige le fit chanceler.

— Oh ! de grâce, madame, faites un peu de lumière que je vous vois !… que j’adore votre beauté !

— Ma beauté est fatale à qui la regarde !

— Qu’importe ! vous voir encore… et mourir, s’il faut !

— Vous êtes trop jeune pour mourir, Alban !

En même temps il se sentit attirer doucement par deux mains qui le contraignirent à s’asseoir, deux mains qui brûlèrent les siennes. Maintenant il sentait un autre corps humain près du sien, un corps dont la délicieuse chaleur et les discrets parfums l’enivraient davantage.

Il répliqua :

— Mourir dans vos bras, ne serait pas mourir ! Et, cependant, il me semble que je vais mourir… ma tête fait atrocement mal !

— Vraiment ?… Attendez ! Je vais vous servir une liqueur qui fera de suite dissiper le mal et qui, en même temps, stimulera votre amour pour moi.

— Ah ! je ne pourrai vous aimer davantage !

— Attendez !

La main qui serrait la sienne se détacha, l’ombre humaine qu’il sentait près de lui s’éloigna. Dans l’obscurité impénétrable et dans le silence sépulcral qui l’environnait, Alban Ruel tendit l’oreille curieusement. Mais rien ne troubla le silence. Et il se passa à peine une minute que la même voix si troublante disait :

— Prenez ceci, Alban et buvez, cela vous fera du bien.

— Oh ! divinité… qui es-tu donc ?

— Prenez ! Mais vous ne boirez pas tout, car je veux connaître votre pensée !

— Ma pensée ! Ne la connaissez-vous pas tout entière ?

— Qu’importe ! je veux tremper mes lèvres là où les vôtres auront trempé !

— Ah ! c’est un songe de Paradis !

— Ce n’est pas un songe. Buvez !

Le jeune homme saisit le verre qu’on lui mettait dans la main. Il se pencha vivement, colla ses lèvres sur la main, frissonna, porta le verre à sa bouche et but à longs traits une liqueur qui lui parut divine.

— Ne buvez pas tout ! commanda la femme mystérieuse.

— Ô nectar ! murmura Alban. Non… je n’ai vidé la coupe qu’à moitié.

— Merci. La main inconnue prit le verre. Une minute se passa. Puis, de nouveau, la même main prit la main droite d’Alban. À ce nouveau contact il s’écria :

— Dites-moi votre nom, déesse que je ne peux admirer !

— Vous le savez mon nom.

— Je le devine seulement.

— Çà ne vous suffit pas ?

— Non. De vos lèvres l’entendre me sera comme un aveu d’amour !

— Je m’appelle LA FEMME D’OR !

Alban tressaillit violemment. Un souvenir, comme très lointain, traversa son esprit en un choc d’éclair. Il lui semblait tout à coup que cette voix ne lui était pas inconnue. Où l’avait-il entendue déjà ? Il se le demanda vainement.

— LA FEMME D’OR ! balbutia-t-il en extase.

Et, pourtant, à cette même seconde, sans qu’il pût dire pourquoi, sans la moindre raison, une sorte d’épouvante le mordit au cœur.

Mais la voix de la femme inconnue parlait :

— Oui… vous me reconnaissez, n’est-ce pas ?

— Je vous ai vue trois fois ce soir !

— Trois fois je vous ai souri !

— Mais je veux voir encore votre sourire… je veux voir… je veux voir ! s’écria Alban en délire.

— Chut ! pas si fort, mon ami !

— Pourquoi ? Quel est tout ce mystère ? Pourquoi ne faites-vous pas un peu de lumière ?

— Il n’y a aucun mystère, Alban. Mon mari est là ! Il est ivre, c’est vrai ; mais on ne sait pas… il pourrait entendre. Et alors…

— Alors ?

— Il pourrait vous arriver malheur !

— Vous êtes mariée ?

— Hélas !

— Pourquoi ? Hélas !

— On m’a contrainte à ce mariage !

— Vous n’aimez pas votre mari ?

— C’est un bourreau !

— Le misérable !

— Vous n’y pourriez rien : il est terrible et très dangereux.

— Fuyez-le !

— Il me retrouverait.

— Je vous défendrai !

— Il vous tuerait.

— Oh ! moi, je le tuerais plutôt ! Oui, je le tuerais, je le tuerais pour vous posséder ! Car je vous aime de toute la force de ma jeunesse ! Car je vous aime jusqu’au crime ! Car je vous aimerais jusqu’en enfer !

Un ricanement doux et peut-être moqueur résonna à ses oreilles.

— Oh ! ne ris pas… tu m’exaspères !

— Calmez-vous !

— Je veux te voir, te dis-je !

— Pas ce soir… plus tard !

— Cela veut dire jamais ! Et bien ! donne-moi tes lèvres en attendant !

— Non…

Alban cette fois, réussit à saisir l’inconnue à la taille, et il la serra avec force sur lui.

— Laisse-moi, Alban… de grâce laissez-moi !

Le jeune homme sentait la jeune femme se débattre avec vigueur dans ses bras.

— Tes lèvres ! fit Alban dans un délire d’amour.

— Non… non…

— Je le veux, quand je devrais mourir après !

— Qu’oses-tu dire ?

— Tes lèvres, te dis-je !

Et alors, par un effort brutal il approcha son visage, se pencha férocement et ses lèvres desséchées se posèrent durement sur les lèvres humides et chaudes.

L’inconnue poussa un cri de désespoir. Brusquement elle s’échappa des bras qui l’enserraient et cria, comme si l’épouvante l’avait dominée :

— Malheureux ! malheureux ! qu’avez-vous fait !

— J’ai baisé tes lèvres de déesse, ô femme ! s’écria Alban emporté par la folie des sens.

— Malheureux ! mes lèvres sont empoisonnées !

— Empoisonnées !

Alban s’était soudain dressé, hagard, fou d’épouvante, saisi de rage folle, rage de tigre, et il s’élança, ou plutôt il se rua pour ressaisir l’ombre de cette femme qui après l’avoir hypnoptisé, l’avait empoisonné d’un baiser.

Mais un choc violent contre sa poitrine le fit reculer, un second choc le fit rouler par terre, et, pour la seconde fois, ce soir-là, Alban Ruel, le petit reporter de la petite nouvelle, s’évanouit.