La duchesse de Bourgogne à la cour
Revue des Deux Mondes4e période, tome 152 (p. 563-595).
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LA DUCHESSE DE BOURGOGNE
A LA COUR

II.[1]
LES ANNÉES HEUREUSES

Après le mariage de la duchesse de Bourgogne, il y eut à la cour de Louis XIV vieilli un renouveau de jeunesse et de plaisirs. On eût dit les éclats d’une gaieté, longtemps contenue et comprimée, qui tout à coup aurait fait explosion au dehors. Pendant la longue période où l’influence de Mme de Maintenon avait régné sans partage, Versailles était devenu triste et ne connaissait guère plus les fêtes. La duchesse de Bourgogne allait réveiller le palais endormi, et faire renaître les beaux jours d’autrefois. Ce furent les années heureuses de sa vie, et ces années durèrent jusqu’au jour où les malheurs publics et les disgrâces privées vinrent à la fois l’attrister. Nous en voudrions tracer un tableau rapide. Nous reviendrons ensuite en arrière pour raconter comment fut de nouveau rompue cette alliance de la France avec la Savoie, où Louis XIV voyait le fruit principal du mariage conclu par sa diplomatie, et comment la rupture de cette alliance fut pour notre princesse l’occasion, au moment même, de cruels chagrins, et, plus tard, d’odieuses calomnies.


I

Après avoir constaté avec regret, dans ses Mémoires inédits[2], que le rapprochement du duc et de la duchesse de Bourgogne ne donna lieu à aucune fête, le baron de Breteuil ajoutait, quelques mois après, cette note en marge : « Il y eut tant de bals, de fêtes et de divertissemens pendant tout le carnaval de cette année, que Mme de Bourgogne a réparé avec usure le peu d’appareil de la soirée dont il est parlé dans cette lettre. » En effet, on n’avait pas vu depuis longtemps à la Cour carnaval aussi gai que celui de l’année 1700. L’aube de ce XVIIIe siècle, qui devait si tragiquement finir, brillait d’un éclat auprès duquel semblaient pâlir les plus belles années de celui qu’on aura toujours raison d’appeler le grand siècle. Les fêtes succédaient aux fêtes, et la duchesse de Bourgogne en était toujours la reine. Débarrassée des lisières qui jusqu’alors avaient entravé ses pas, elle pouvait enfin s’abandonner sans contrainte à ce goût passionné du plaisir qu’on semblait s’être appliqué à développer chez elle et dans lequel on l’encourageait encore. Au mois de février 1700, Coulanges, le vieil ami de Mme de Sévigné, écrivait à Mme de Grignan : « Il n’est pas que vous ne sachiez, Madame, tous les déchaînemens où l’on est pour les plaisirs. Le Roi veut que Mme la duchesse de Bourgogne fasse sa volonté depuis le matin jusqu’au soir, et c’est assez pour qu’elle s’en donne à cœur-joie. Ce ne sont donc plus que voyages de Marly, de Meudon, qu’allées et venues à Paris pour les opéras, que bals, que mascarades et que seigneurs qui, pour ainsi dire, mettent couteaux sur table pour s’attirer les bonnes grâces de la jeune princesse. Les dames qui entrent dans les plaisirs ont besoin de leur côté d’être bien en leurs affaires : la dépense est quadruplée ; on n’emploie pas pour les mascarades des étoffes de moins de cent et cent cinquante francs l’aune, et quand, par malheur, quelqu’une est obligée de faire paroître deux fois un même habit, on dit qu’on voit bien qu’elle n’est venue à Paris que pour s’habiller à la friperie[3]. » De son côté, Saint-Simon dit dans ses Mémoires : « Dès avant la Chandeleur, ce ne fut que bals et plaisirs à la Cour. Le Roi en donna à Versailles et à Marly : mascarades ingénieuses, entrées, espèces de fêtes qui amusèrent fort le Roi sous le prétexte de Mme la duchesse de Bourgogne. Monseigneur donna aussi des bals, et les principales personnes se piquèrent d’en donner à Mme la duchesse de Bourgogne[4]. »

Ce n’est cependant pas dans les Mémoires de Saint-Simon, qu’il faut chercher la description de ces bals. Ce n’est même pas dans ceux de Dangeau (qui cependant n’en omet pas un), c’est dans les numéros du Mercure de France, où ils remplissent d’interminables pages. Le Mercure de France ressemblait beaucoup à certains journaux d’aujourd’hui, en ce sens qu’il croyait avec raison intéresser ses lecteurs en les entretenant de mondanités, et, comme les mascarades de Versailles prêtaient davantage aux développemens pittoresques que nos bals officiels, la description des costumes y était donnée avec plus de détails encore. Les travestissemens de la duchesse de Bourgogne tenaient naturellement la plus grande place dans ces descriptions. Nous la voyons, à travers les récits du Mercure, tantôt représentant la déesse Flore sous un habit riche et galant et suivie d’un cortège de nymphes, tantôt en laitière, tantôt en vieille ; ou bien, au contraire, magnifiquement vêtue tour à tour en magicienne, en sultane, en Espagnole ; ou bien encore, chez Mme de Maintenon, dansant une entrée à la tête d’une noce de village, puis d’un quadrille de cartes où elle représentait la reine de trèfle. D’abord un peu gauche et inexpérimentée, elle ne tardait pas à se faire admirer par son élégance à la danse, qui était alors un art véritable, et où elle n’était surpassée que par la princesse de Conti. « Madame la duchesse de Bourgogne fut fort applaudie, » est une phrase qui revient souvent dans le Mercure[5].

Les grandes fêtes données à Versailles ou à Marly, qui se succédaient presque de jour en jour, ne suffisaient point cependant à la Princesse. On savait que lui offrir un bal était le moyen assuré de lui plaire. Aussi quiconque était en situation de le faire n’avait garde d’y manquer. Bien que la duchesse du Maine fût grosse et ne pût bouger de son lit, elle ne donna pas moins de vingt bals en l’honneur de la duchesse de Bourgogne. On dansait dans sa chambre à coucher, et, comme cette chambre n’était pas grande, la confusion y était affreuse, chose assez fréquente dans les l’êtes de ce temps, où l’on est porté à croire que tout devait être si bien réglé. Il n’en fut pas ainsi chez Monsieur le Prince, « un des hommes qui s’entendoient à mieux donner semblables fêtes[6]. » Bien que son appartement à Versailles fût petit, et composé de peu de pièces, il trouva moyen, rapporte Saint-Simon, de surprendre la Cour par « la fête du monde la plus galante, la mieux entendue et la mieux ordonnée : un bal paré, des masques, des entrées, des boutiques de tout pays, une collation dont la décoration fut charmante, le tout sans répudier personne de la Cour et sans foule ni embarras[7]. » Berain, le célèbre dessinateur, avait aidé le fils du Grand Condé à organiser cette fête.

Monseigneur voulut aussi, pour divertir sa belle-fille, donner un bal masqué où tout le monde aurait pu entrer. La duchesse de Bourgogne ne demandait pas mieux ; elle était prête (Mme de Maintenon le lui reproche) « à danser avec un comédien aussi bien qu’avec un prince du sang. » Le Roi s’y opposa « avec une douceur charmante. » Mais Monseigneur fut piqué de cette résistance, et il y eut, pour la première fois, quelque mésintelligence entre eux à ce propos. « Je ne puis vous dire, ajoutait Mme de Maintenon en racontant la chose à Mme de Clapion, combien ce petit démêlé m’a fait souffrir, et quelle nuit j’ai passée ensuite[8].

Les simples particuliers s’en mêlaient : ainsi le duc d’Antin, l’unique fils du marquis de Montespan, toujours préoccupé défaire oublier, en se rendant agréable, cette filiation légitime qu’il regrettait si fort. Il obtint que la duchesse de Bourgogne vînt inaugurer par un bal masqué l’hôtel de Soissons qu’il avait acheté récemment. Mais la fête la plus galante, comme on disait alors, fut donnée par la chancelière, Mme de Ponchartrain, à qui la duchesse de Bourgogne en avait fait la demande, sachant sans doute que personne ne passait pour organiser aussi bien une fête que Mme la Chancelière. Le Mercure ne consacre pas moins de vingt-cinq pages à décrire les merveilles de celle qu’elle prépara en huit jours. « Madame la Chancelière trouva moyen, dit-il, de rassembler dans la même soirée tous les divertissemens que l’on prend ordinairement pendant tout le cours du carnaval, savoir ceux de la comédie, de la foire et du bal. » En effet, après que la duchesse de Bourgogne eut été reçue à la descente de son carrosse par M. le Chancelier et Mme la Chancelière, et qu’elle eut été conduite dans la salle de bal, où son portrait en pied ornait la cheminée, les danses furent suspendues, et elle fut introduite « dans un lieu disposé pour lui donner le divertissement d’une petite comédie. » La salle de théâtre avait été disposée par Berain. La comédie était l’œuvre de Dancourt. Il y avait mêlé quelques scènes italiennes que l’on trouva fort ingénieuses, et qui furent agréablement représentées par ses deux filles. « La comédie finie, Mme la Chancelière mena la duchesse de Bourgogne dans une autre salle où il y avait une superbe collation disposée d’une manière ingénieuse. Cinq boutiques étaient tenues par des marchands chantans, c’est-à-dire un pâtissier français, un Provençal marchand d’oranges et de citrons, une limonadière italienne, un confiturier, et un Arménien vendeur de thé, de café et de chocolat. Durant la collation, la musique de M. Colasse, l’un des maîtres de musique du Roi, se fit entendre, chantant des duos et des trios, ainsi qu’un chœur composé de personnes qui parlaient diverses langues et qui ne laissaient pas de s’accorder admirablement bien. » La Princesse retourna ensuite dans la salle du bal où elle dansa jusqu’à quatre heures du matin. En se retirant, elle marqua « en termes fort obligeans qu’elle avoit pris beaucoup de plaisir au divertissement qu’on venait de lui donner et qu’elle en étoit extrêmement satisfaite. Ainsi finit cette fête qui attira beaucoup de louanges à Mme la Chancelière[9]. »

Ce carnaval effréné se termina, le mardi gras au soir, par trois bals auxquels la duchesse de Bourgogne assista successivement : le premier, en masque, chez Monseigneur, le second chez la duchesse du Maine, le troisième chez M. Le Grand (le comte d’Armagnac, grand écuyer), qui dura jusqu’à cinq heures. En sortant, la duchesse de Bourgogne alla prendre les Cendres. Elle déjeuna ensuite avec les dames qui avaient été de sa mascarade, alla mettre en voiture Mme de Maintenon qui partait pour Saint-Cyr, et ne se coucha qu’à sept heures du matin[10]. Il était rare, au reste, qu’elle quittât le bal avant la fin, et elle n’admettait pas que ceux dont elle aimait la société le quittassent avant elle. Par plaisanterie, elle les consignait elle-même à la porte. Saint-Simon, qui rapporte ce trait, ajoute : « Mme de Saint-Simon, qui suivit toujours Mme la duchesse de Bourgogne, et c’étoit grande faveur, et moi, fûmes les dernières trois semaines sans voir le jour… Je fus ravi de voir arriver les Cendres, et j’en demeurai un jour ou deux étourdi, et Mme de Saint-Simon, à bout, ne put fournir le mardi gras[11]. »

Plus robuste que Mme de Saint-Simon, au moins en apparence, la duchesse de Bourgogne trouvait, au contraire, que le carnaval avait été trop court, et elle déclara que l’année prochaine elle le ferait commencer au mois d’octobre[12]. Ainsi prévenu, l’archevêque de Paris, qui était le cardinal de Noailles, essaya d’intervenir, et fit des observations à Mme de Maintenon. « J’ai reçu, écrivait-elle au mois de décembre, une lettre de notre cardinal, qui a le courage de me gronder de Rome sur le carnaval que Mme la duchesse de Bourgogne passa il y a un an[13]. » Mais, soit que Mme de Maintenon n’eût pas osé faire part de cette lettre, soit que la Princesse n’en tînt pas compte, le cardinal en fut pour sa gronderie. Le carnaval de 1701 ressembla fort au carnaval de 1700, peut-être avec un peu moins d’excès cependant, et il en fut de même les années suivantes.

Ce serait rendre notre récit singulièrement monotone que de raconter toutes les fêtes auxquelles la duchesse de Bourgogne prit part durant ces années. Ni les deuils de la famille royale ni les malheurs publics n’interrompaient le train de ces fêtes. Louis XIV n’aimait pas qu’on parût triste à la Cour ; lors même qu’il était en proie à un chagrin véritable, il ne voulait pas voir autour de lui des visages assombris. Le 9 juin 1701, Monsieur mourait subitement. Le Roi fut sincèrement ému de la mort de ce frère, son cadet de deux ans seulement, avec lequel il avait toujours bien vécu, jusqu’à une querelle toute récente, qui n’avait point encore été suivie d’une réconciliation. Il n’essaya pas de dissimuler sa douleur, et la témoigna librement par ses larmes. Le lendemain 10, au sortir du dîner, le duc de Bourgogne demanda au duc de Montfort s’il voulait jouer au brelan. « Au brelan ! s’écria Montfort dans un étonnement extrême. Vous n’y songez donc pas ! Monsieur est encore tout chaud. — Pardonnez-moi, répondit le prince, j’y songe fort bien, mais le Roi, ne voulant pas qu’on s’ennuie à Marly, m’a ordonné de faire jouer tout le monde, et, de peur que personne ne l’osât faire le premier, d’en donner, moi, l’exemple[14]. » Il en fut de même en avril 1705, lorsque le duc et la duchesse de Bourgogne perdirent leur premier enfant, le duc de Bretagne. L’affliction avait été grande, la naissance de ce futur héritier du trône ayant été longtemps attendue. Mais, quelques jours après, une loterie était organisée chez Mme de Maintenon pour égayer la jeune mère affligée. La semaine suivante, le duc et la duchesse de Bourgogne partaient de Marly, avec beaucoup de dames, pour aller surprendre dans sa propriété de l’Etang le ministre Chamillart. « On y joua beaucoup, et, sur les sept heures, on leur servit une collation aussi magnifique que si on les avait attendus[15]. » Il en fut de même à Fontainebleau, le lendemain du jour où parvint la nouvelle de la désastreuse bataille d’Hochstedt. Le Roi sentit vivement ce premier revers. Il adressa avec bonté des paroles de consolation aux parens de ceux qui avaient succombé dans cette journée néfaste. Mais il mit son application à ne témoigner d’aucun trouble, et, le lendemain, il alla comme à son ordinaire courre le cerf ; la semaine suivante, il devait y avoir des fêtes, qui ne furent point décommandées, entre autres une grande illumination au château de Meudon, et, le jour d’après, le duc et la duchesse de Bourgogne se rendaient à Paris pour assister au feu d’artifice que la ville leur offrait sur la Seine, devant les galeries du Louvre.

L’année calamiteuse de Ramillies et de Turin vit néanmoins plusieurs bals de Cour. A une mascarade qui eut lieu à Marly, Louis XIV exigea même que « tout ce qu’il y avoit de plus grave et de plus âgé » assistât en costume. Pour donner lui-même l’exemple, il revêtit par-dessus son habit une robe de gaze, et, ainsi accoutré, demeura au bal une partie de la nuit[16]. A ses yeux, suspendre les fêtes de la Cour, c’eût été s’avouer vaincu. Il tenait au contraire, au témoignage de Dangeau, à ne laisser apparaître « nul changement à sa vie, nulle altération dans son visage ni dans ses discours[17]. » Cette impassibilité apparente faisait partie chez lui d’un système politique. Il fallut le désastre d’Oudenarde, la famine de 1709, l’invasion imminente, pour changer quelque chose à l’aspect de Versailles et mettre fin aux divertissemens de la duchesse de Bourgogne. Ce n’est pas elle qu’il faut accuser de frivolité. En continuant, malgré les revers publics et les deuils privés, sa vie de plaisirs, elle ne faisait que se conformer aux volontés du Roi. Si surprenante que cette attitude nous paraisse aujourd’hui, si contraire qu’elle soit à notre sensibilité moderne, il faut reconnaître chez celui qui savait cacher, derrière cette impassibilité apparente, les souffrances de son immense orgueil une force de caractère qui ne laisse pas d’avoir quelque grandeur.


II

On ne pouvait pas danser toujours. Il y avait le carême. Il y avait aussi le séjour annuel de la Cour à Fontainebleau. La danse était le plaisir de Versailles ou de Marly ; la comédie, le plaisir de Fontainebleau. Durant les mois de septembre et d’octobre, que la Cour y passait tous les ans, il y avait représentation presque tous les soirs. Il est rare que le Mercure ne donne pas le nom des pièces, et l’on sait ainsi par lui quels étaient les auteurs en vogue. C’était d’abord « le sieur Racine, » dont on jouait souvent les principales « comédies » : Phèdre, Mithridate, Andromaque, Britannicus, Iphigénie, les Plaideurs. « M. Corneille l’aîné » était au contraire assez délaissé. On ne représentait guère de lui que Rodogune, Sertorius, les Horaces, et l’on faisait des emprunts tout aussi fréquens au répertoire de son frère Thomas. On jouait aussi le Wenceslas de Rotrou. Parmi les auteurs comiques, c’était Molière qui tenait le premier rang avec les Précieuses ridicules, le Médecin malgré lui, le Bourgeois gentilhomme, le Misanthrope, l’École des Femmes. A plusieurs reprises, Louis XIV laissait même représenter devant lui, par ses comédiens ordinaires, Tartufe, qu’il interdisait trente-six années auparavant. À cette époque de sa vie, où il était devenu sincèrement pieux, il ne lui semblait pas que la satire de l’hypocrisie présentât quelques dangers. On jouait aussi le Joueur, le Grondeur, l’Avocat Patelin. Enfin, parfois on remettait sur la scène de vieilles pièces de Scarron, entre autres Jodelet maître et valet, sans que la veuve de l’auteur parût en éprouver le moindre embarras ; et ceci détruit, soit dit en passant, la légende créée par Saint-Simon de Racine disgracié pour s’être oublié à prononcer devant Louis XIV le nom de son prédécesseur. Mais, si Mme de Maintenon ne ressentait ou ne témoignait aucun embarras, il y avait cependant des spectateurs auxquels l’étrangeté de la situation n’échappait pas, et Madame écrivait, le lendemain de cette représentation : « Je pensais à part moi que, si Mme la duchesse de Bourgogne demandait qui a fait cette comédie, et qu’on lui répondît : « C’est votre oncle », elle serait fort surprise ; mais, du moment qu’elle appelle Mme de Maintenon sa tante, il faut bien reconnaître que Scarron est son oncle, vu qu’il était le mari de celle-ci[18]. »

Souvent — et en particulier à l’occasion d’une des représentations de l’Avare[19] — Louis XIV se plaignait du jeu des acteurs. C’est qu’il les comparait à la grande troupe qui jouait devant lui au temps de Molière lui-même, et dont les plus brillans sujets avaient disparu. La Champmeslé, Baron, que nous retrouverons tout à l’heure, Floridor, Brécourt, étaient morts ou avaient quitté le théâtre. Les acteurs d’alors s’appelaient Guérin (le mari de Mlle Molière, qui restait seul de l’ancienne troupe), de Villiers, Lecomte, Duperier. Aucun n’a laissé de nom. Parmi les actrices, on ne signalait guère que la Raisin, longtemps honorée des bonnes grâces de Monseigneur. Cependant on remarquait les débuts de la Duclos, et Madame, passionnée de théâtre, qui ne manquait aucune de ces représentations, trouvait qu’elle jouait presque aussi bien que la Champmeslé[20].

La duchesse de Bourgogne prenait également grand plaisir à ces représentations, auxquelles elle était fort assidue. Le goût du spectacle lui était venu, et bientôt la comédie à Fontainebleau ne lui suffit plus. Dans sa maison de Clagny, la duchesse du Maine inaugurait déjà ces représentations théâtrales qu’elle devait plus tard transporter à Sceaux, et qui, sous la Régence, allaient devenir si célèbres. Au grand scandale de Saint-Simon, elle-même y jouait « en plein public et en habits de comédienne presque tous les jours[21]. » La duchesse de Bourgogne assistait souvent à ces représentations et y prenait grand plaisir, plus de plaisir que le duc du Maine « qui en sentoit tout le parfait ridicule, et le poids de l’extrême dépense, ne laissoit pas d’être assis au coin de la porte et d’en faire les honneurs. »

Assister à la comédie parut de bonne heure à la duchesse de Bourgogne un divertissement trop fade. Elle voulut la jouer elle-même. On se souvient qu’avant son mariage elle avait sollicité et obtenu de remplir le rôle d’une jeune Israélite dans une représentation d’Esther à Saint-Cyr. L’idée lui vint de paraître de nouveau sur la scène, et, comme ni le Roi ni Mme de Maintenon ne savaient rien lui refuser, un théâtre fut organisé pour elle dans le cabinet de Mme de Maintenon. À la vérité, elle n’y jouait point, comme la duchesse du Maine, en habit de comédienne et en plein public. C’était une sorte de théâtre en famille, dont les princes et princesses composaient presque tout l’auditoire, et auquel de rares courtisans considéraient comme une grande faveur d’être admis. La première pièce où joua la duchesse de Bourgogne en 1699 fut Jonathas, « comédie de dévotion, » dit Dangeau[22], et que le Dictionnaire des théâtres de Leris qualifie de « tragédie en trois actes, avec des chœurs composés par Duché, pour être représentée à la Cour et à Saint-Cyr. » Les acteurs étaient, avec la duchesse de Bourgogne, le comte et la comtesse d’Ayen, celle-ci nièce de Mme de Maintenon, et d’autres membres de la famille de Noailles. À la première représentation il n’y avait, comme spectateurs, en plus du Roi et de Mme de Maintenon, que Monsieur, les dames du palais de la duchesse de Bourgogne et le capitaine des gardes en quartier. La pièce parut fort touchante au Roi. Aussi y eut-il une seconde représentation, à laquelle assistèrent cette fois Monseigneur, la princesse de Conti et le duc du Maine. Chamillart, qui devait, au sortir de la représentation, travailler avec le Roi, ainsi qu’il le faisait tous les dimanches, obtint cependant la faveur de pénétrer dans la salle, ainsi que Dangeau et son fils, le jeune marquis de Courcillon. « Le comte et la comtesse d’Ayen jouèrent leurs rôles à merveille, » dit Dangeau, et comme il ne parle point de la duchesse de Bourgogne, il est à présumer que celle-ci se montra, pour ses débuts, actrice assez médiocre.

Elle ne se découragea pas cependant, et, après avoir joué une seconde fois Jonathas en 1700, elle joua en 1702 Absalon, « tragédie tirée de l’Écriture sainte. » Cette tragédie avait pour auteur le même Duché, (membre de l’Académie française, et auteur assez médiocre, qui, après avoir débuté par des poésies frivoles, s’était adonné, pour gagner la faveur de Mme de Maintenon, à la fabrication de pièces religieuses. Les répétitions occupèrent un grand mois. La pièce fut représentée le 19 janvier, toujours sur le théâtre dressé dans le cabinet de Mme de Maintenon. La duchesse de Bourgogne représentait la fille d’Absalon ; le duc d’Orléans, David ; le comte d’Ayen, Absalon ; la comtesse d’Ayen, Tharès, femme d’Absalon. « Les autres acteurs, ajoute Dangeau, étaient quelques domestiques de M. de Noailles, »[23] et il faut sans doute entendre par-là des gentilshommes de moindre naissance attachés au duc de Noailles. La pièce avait été mise en scène et les jeunes acteurs conseillés par Baron, célèbre autrefois comme comédien, mais aussi comme homme à bonnes fortunes, et qui était pour lors retiré et devenu auteur dramatique. Il jouait même dans la pièce un rôle assez important, et on pourrait s’étonner que ni Dangeau, ni Saint-Simon, si rigide sur l’étiquette, ne paraissent choqués de voir une princesse et des femmes de la Cour paraître sur la scène en compagnie d’un comédien de profession, qui devait rentrer bientôt au théâtre. C’est que la société aristocratique d’autrefois était moins susceptible sur certaines questions que la société démocratique d’aujourd’hui, précisément parce que, les distances étant plus grandes, il n’y avait pas à craindre de les voir oubliées. À cette représentation, le nombre des spectateurs admis fut plus considérable qu’à celle de Jonathas : une quarantaine environ, presque tous princes, princesses ou dames du palais. En dehors de ceux ou de celles à qui leurs fonctions donnaient droit d’entrée, il y eut très peu de courtisans conviés. La duchesse de Bourgogne portait un habit magnifique, brodé de toutes les pierreries de la Couronne. Grâce aux bons conseils de Baron, la représentation marcha fort bien. Nous en trouvons le récit dans une lettre de Madame, que nous croyons intéressant de reproduire en partie. Bien qu’elle fût en grand deuil de son mari, mort tout récemment, Louis XIV avait insisté pour qu’elle y assistât. Elle ne s’était point trop fait prier et communiquait ses impressions au roi d’Espagne Philippe V[24].

« Comme V. M. aime les comédies, je ne puis m’empêcher de luy dire que Mme la duchesse de Bourgogne en a joué une avec la comtesse d’Ayen, Mlle de Melun, mon fils, le comte d’Ayen, deux home à M. de Noaille, Duché, Rousseau et Baron le père. Je vous assure, Monsieur, qu’ils ont fait des merveilles. Cela se joue tout à fait en particulier chez Mme de Maintenon. Ainsi le Roy m’a permis de la voir. J’ay estes surprise de voir comme il jouait tous bien. Ce traistre de Baron joue mieux que jamais, mais je suis sûr que V. M. serait estonnée de voir corne mon fils joue et le comte d’Ayen. Je suis sûr que si vous avies veüe, Monsieur, cette comédie, qu’elle vous orait coustée des larmes. J’y ay pleurée come une folle, et le Roy n’estoit pas loin de quelques larmes aussi. Le sujet de la comédie, c’est la mort d’Absalon, mais on y a changés quelque chose pour la rendre plus touchante. On feind qu’Absalon vient blecés (blessé) et meurt devant le Roy son père, devant sa famé et sa fille. C’est mon fils qui est David et le comte d’Ayen Absalon, la comtesse d’Ayen Thares, fame d’Absalon, qui a le plus beau rôle de tous, et, elle le joue à merveille. Mme la duchesse de Bourgogne est la fille d’Absalon et de Thares, Mlle de Melun est la Reine, Baron Achitophel. Après la grande pièce ils ont joués une petite où M. le duc de Berry estoit un amant et le petit comte de Noailles un autre. Pour ces deux ils jouent à faire mourir de rire. Mon fils estoit un fourbe, un valet qui cort (sort) des galères. Les maistresse estoit Mme la duchesse de Bourgogne et la comtesse Destré (d’Estrées). Mme la duchesse de Bourgogne joue mieux le cerieux que le comique, mais la comtesse Destré joue fort bien. La petite pièce ne vaut pas grand chose, mais on ne laisse pas que dy rire[25] ? »

Absalon fut joué encore deux fois dans les mêmes conditions. Mise en goût par le succès, la duchesse de Bourgogne voulut s’attaquer à une œuvre plus difficile. Elle entreprit de monter et de jouer Athalie. Cette fois les choses n’allèrent pas toutes seules. La Beaumelle, l’éditeur peu scrupuleux des lettres de Mme de Maintenon, auquel on n’en doit pas moins une grande reconnaissance pour les avoir le premier sorties au jour[26], a publié une lettre, longtemps célèbre, qui commence ainsi : « Voilà donc Athalie encore tombée. Le malheur poursuit tout ce que je protège et ce que j’aime. Mme la duchesse de Bourgogne m’a dit qu’elle ne réussiroit pas, que c’étoit une pièce fort froide, que Racine s’en estoit repenti, que j’étois la seule qui l’estimois, etc. »

Depuis que nous avons le texte exact de la lettre rétabli par M. Geffroy[27], nous savons ce qu’il faut en rabattre et comment les choses se sont passées. La duchesse de Bourgogne devait jouer Salomith, la sœur de Zacharie, qui tient dans la pièce un rôle assez effacé. Peut-être se méfiait-on un peu de son talent d’actrice. Ce rôle ne lui plaisait point. Un jour, elle vint trouver Mme de Maintenon, et lui dit « qu’elle ne croyoit point qu’Athalie réussît, que c’est une pièce fort froide. » Mme de Maintenon pénétra facilement les motifs de cette mauvaise humeur. Le rôle qui lui avait été donné ne plaisait point à la duchesse de Bourgogne. Elle voulait jouer Josabeth, qui avait été attribué à la comtesse d’Ayen. Mme de Maintenon lui proposa aussitôt de changer de rôle, et elle ajoute dans une lettre au comte d’Ayen : « Après avoir reçu ses honnêtetés là-dessus, je lui ai dit que ce n’étoit pas à elle à se contraindre dans une chose qui ne se fait que pour son plaisir. Elle est ravie, et trouve Athalie une fort belle pièce. » Athalie fut jouée en effet le 17 février 1702, avec la distribution suivante : la duchesse de Bourgogne, Josabeth ; la présidente de Chailly (une ancienne élève de Saint-Cyr qui avait tenu le rôle autrefois, et qu’on avait fait venir tout exprès), Athalie ; la comtesse d’Ayen, Salomith ; le duc d’Orléans, Abner ; le comte d’Ayen, Joad[28] ; le petit comte de Lesparre, second fils du duc de Guiche, Joas. S’il fallait en croire le Mercure de France, la représentation aurait été parfaite en tous points, u Ceux qui les commissent, dit-il en parlant du comte et de la comtesse d’Ayen, sont persuadés qu’ils ont bien rempli ces deux rôles. Quand on a de l’esprit infiniment, on réussit dans tout ce que l’on veut se donner la peine d’entreprendre. A l’égard des autres acteurs, qui, ne s’étant point encore donné le divertissement de représenter des pièces de théâtre, ignoroient eux-mêmes s’ils avoient quelque talent pour cela, tous ceux qui ont eu le plaisir de les voir jouer ont dit hautement que les meilleurs comédiens n’auroient pu jouer avec plus d’intelligence et de feu, ni faire répandre plus de larmes. » Cependant, en ce qui concerne la duchesse de Bourgogne, l’éloge est moins complet. « Mme la duchesse de Bourgogne a joué Josabel (sic) avec toute la grâce et le bon sens imaginables, et, quoique son rang pût lui permettre de faire voir plus de hardiesse qu’une autre, celle qu’elle a fait paroître, seulement pour marquer qu’elle étoit maîtresse de son rôle, a toujours été mêlée d’une certaine timidité que l’on doit trouver plutôt modestie que crainte. Les habits de cette princesse étoient d’une grande magnificence. Cependant on peut dire que sa personne ornoit encore plus le théâtre que la richesse de ses habits[29]. »

De ces réticences et de ces périphrases, comme du silence absolu de Dangeau, on peut conclure que la Princesse fut fort intimidée. Elle dut se tirer gauchement d’un rôle qui, pour avoir été ambitionné par elle, n’en était pas moins au-dessus de ses forces. Soit médiocrité des acteurs, soit mauvais goût de ce public de cour, Athalie, dont les représentations alternèrent avec Absalon pendant toute la durée du mois de février, paraît avoir eu moins de succès. Duché l’emportait sur Racine. A toutes ces représentations le Roi assistait régulièrement. Mais il ne faisait point mettre son fauteuil en face de la scène et en avant des autres spectateurs, comme aux comédies ordinaires. Il se plaçait au contraire près de la porte qui conduisait dans la chambre à coucher de Mme de Maintenon, afin de pouvoir s’y retirer pour travailler, quand un de ses ministres, Chamillart ou Ponchartrain, se présentait. Les plaisirs n’étaient jamais pour Louis XIV qu’un délassement, et les affaires passaient toujours avant tout.

Ces représentations d’Athalie marquent au reste la fin de la carrière dramatique de la duchesse de Bourgogne. Mme de Maintenon s’était donné beaucoup de peine pour organiser ces représentations, comme autrefois celles de Saint-Cyr. Elle y voyait un moyen d’amuser la Princesse, mais elle ne devait point avoir grand plaisir à ce théâtre perpétuellement dressé dans son cabinet. Cette tracasserie à propos des rôles la rebuta ; elle terminait ainsi cette lettre à son neveu par alliance dont nous avons cité un fragment : « Il faut jouer Athalie, puisque nous y sommes engagés ; mais, en vérité, il est agréable de s’ingénier de rien, non pas même pour eux. Vous faites aussi ces sortes de choses-là trop parfaites, trop magnifiques et trop dépendantes d’eux. Si on y retourne l’année prochaine, il faudra y donner un autre tour. Bonsoir, mon cher neveu ; que de dégoûts on trouve en tout ! »

On n’y retourna pas l’année suivante, soit que Mme de Maintenon, dégoûtée, ne voulût plus se donner la peine nécessaire, soit que la duchesse de Bourgogne trouvât la comédie tirée de l’Écriture Sainte un plaisir trop sérieux. Elle en avait d’autres à sa portée, plus faciles, mais plus dangereux, auxquels elle devait de plus en plus se livrer sans partage, et, comme actrice, elle en resta sur son échec dans le rôle de Josabeth. Avec le temps, s’il faut en croire Madame, certains scrupules seraient même venus à Louis XIV, à propos de ces trop fréquentes comédies. « Le malheur pour les pauvres comédiens, écrivait-elle, c’est que le Roi ne veut plus voir de comédies. Tant qu’il y allait, ce n’était pas un péché. C’en était un si peu que tous les évêques y allaient journellement. Ils y avaient une banquette pour eux, et elle était toujours bien garnie. M. de Meaux y était toujours. Depuis que le Roi n’y va plus c’est devenu un péché[30]. » Péché ou non, le théâtre ne fut plus dressé dans le cabinet de Mme de Maintenon, et la duchesse de Bourgogne dut se contenter des représentations de Fontainebleau et de Clagny.


III

Dans une lettre postérieure de quelques jours à celle que nous venons de citer, Mme de Maintenon écrivait à la princesse de Soubise (décembre 1701) : « Mme la duchesse de Bourgogne alla hier à Meudon ; elle n’y vit personne, et on lui fit jouer gros jeu, qui est sa passion dominante. On est très embarrassé avec tous ces gens-là[31]. » Ces gens-là, c’était Monseigneur, qui, installé à Meudon avec Mlle Chouin, et recevant à cause de cela fort peu de monde, y tenait jeu cependant pour sa belle-fille. On nommait ces petites réunions intimes les parvulos de Meudon.

Le jeu était en effet la passion dominante de la duchesse de Bourgogne, et, dès le lendemain de son mariage, elle s’y était livrée avec autant d’ardeur qu’à la danse. Reconnaissons qu’elle avait plus d’une excuse. Nous avons déjà dit la place importante que le jeu avait pris depuis quelques années dans les divertissemens de la Cour. Il semble que Louis XIV se fût appliqué à favoriser cette triste passion, et peut-être y entrait-il en effet de sa part un peu de politique. Toujours il avait tenu à voir autour de lui une nombreuse réunion de courtisans. Comme, durant les années un peu sombres qui avaient précédé le mariage de la duchesse de Bourgogne, il n’offrait pas grands divertissemens aux habitués de Versailles, sans doute il avait senti qu’il fallait les laisser s’adonner aux divers jeux de hasard, dont l’attraction pouvait seule remplacer les brillantes fêtes d’autrefois. Les joueurs obtenaient même la faveur de certaines dispenses d’étiquette. Il leur était permis de ne pas se lever quand un prince, quand le Roi lui-même, passaient dans les galeries où des tables de jeu étaient installées à l’abri de paravens. Ainsi encouragés, tous ceux qui avaient entrée dans le palais s’adonnaient au jeu avec furie, depuis les femmes les mieux nées, dont quelques-unes ne quittaient pas les cartes de la journée, jusqu’aux frotteurs, qu’on laissait jouer aux dames dans les antichambres. Mais le jeu qui faisait fureur, c’était le lansquenet, nouvellement mis à la mode, et, de jeu de laquais, transformé en jeu de cour. Les princesses filles du Roi étaient les plus ardentes à s’y adonner. Le brelan était aussi fort en honneur. Il y avait chaque jour table de brelan installée chez la princesse de Conti, et Monseigneur y passait ses journées, jouant fort gros jeu. Au brelan également la duchesse de Bourbon avait perdu 12 000 pistoles, et, se trouvant dans l’embarras pour les payer, elle s’était adressée à Mme de Maintenon, qui parla pour elle au Roi. Avec beaucoup de bonté, le Roi paya ses dettes, sans en rien dire à son mari, et sans vouloir accepter qu’elle l’en remerciât. Il se bornait à lui conseiller de ne plus faire de dettes à l’avenir[32].

Comment, encouragée par ces exemples et cette indulgence, la duchesse de Bourgogne ne se serait-elle pas adonnée au jeu, ainsi que les autres princesses ? Elle n’y manqua pas. L’hombre, le brelan, le lansquenet, tout l’amusait, et comme si ce n’eût été assez de ces trois jeux, il fallut que Dangeau lui apprît le reversis. Dangeau passait pour être un habile joueur et pour avoir, fort honnêtement au reste (on n’en pouvait pas dire autant de tous les courtisans), arrondi au jeu sa fortune. On n’aurait su trouver un meilleur maître. C’est discrètement qu’il parle dans son Journal des leçons qu’il lui donna, et qui la divertirent quelques jours.

Le reversis, qui était surtout un jeu de dames, ne devait point conserver grand attrait pour la Princesse. Sa passion, son danger, c’était le lansquenet. Comme la duchesse de Bourbon, elle devait y faire de grosses pertes et, comme la duchesse de Bourbon, elle se trouva dans l’embarras pour payer. Cet embarras dut lui être d’autant plus sensible que non seulement elle était belle joueuse, mais encore (Saint-Simon fait d’elle cet éloge) « nette et exacte » dans le règlement de ses dettes. C’est encore à l’intermédiaire bienfaisant de Mme de Maintenon que nous la voyons avoir recours. La lettre qu’elle lui adressait à cette occasion est bien connue. Nous ne pouvons cependant résister au plaisir de la citer tout entière, car on y voit apparaître la petite princesse telle qu’elle était à quinze ans, avec sa vivacité de sentimens, sa légèreté de conduite, et sa chaleur de cœur.


A Madame de Maintenon.


Ce vendredi à minuit, mai 1700.

« Je suis au désespoir, ma chère tante, de faire toujours des sottises, et de vous donner lieu de vous plaindre de moy. Je suis bien résolue à me corriger et de ne plus jouer à ce malheureux jeu qui ne sert qu’à nuire à ma réputation et à diminuer vostre amitié, ce qui m’est plus précieux que tout. Je vous prie, ma chère tante, de n’en point parler, en cas que je tienne la résolution que j’ay prise. Si j’y manque une seule fois, je serai ravie que le Roi me le défande, et d’éprouver ce que une telle impression peut faire contre moy sur son esprit. Je ne me consolerai jamais d’estre la cause de vos maux, et je ne pardonnerai point à ce maudit lansquenet.

« Pardonnés-moy donc, ma chère tante, mes faultes passées. J’espère que dorésenavant ma conduite reparera généralement mes sotises, et que je mériterai vostre amitié. Tout ce que je souhaitteroys au monde, ce seroit d’estre une princesse estimable par ma conduite, ce que je tâcherai de mériter à l’avenir. Je me flate que mon aage n’est pas encore trop avancé, ni ma réputation assez ternie pour qu’avec le temps, je n’i puisse parvenir. Je suis comblée de toutes vos bontés, et de ce que vous m’avez envoie pour achever de paier mes deptes. J’ay esté bien fâchée tantost de ne pouvoir vous en parler ; et comme je ne ferois que recomencer ce que j’ay fait tant de fois, j’ay cru qu’il valoit mieux vous récrire, afin de ne vous point donner encore un nouveau sujet de vous faire mal. Je suis au désespoir de vous avoir desplus. J’ay abandonnai Dieu, et il m’a abondonnai ; j’espère qu’avec son secours, que je lui demande de tout mon cœur, je me corrigerai de tout mes défaut et vous rendrai une santé qui m’est si chère et que je suis la cause que vous avez perdeue. Pour mon malheur, je n’auserois me flater que vous oubliés mes fautes, ni vous redemander, ma chère tante, une amitié dont je me suis rendue indigne. J’espère pourtant qu’avec bien du temps je la remeriterai ; c’est la seule occupation que je vas avoir[33]. »


Qui ne croirait qu’après une lettre aussi touchante, après ces marques de repentir, et ces promesses, la duchesse de Bourgogne n’ait pour jamais cessé de jouer ? Hélas ! il n’en fut rien, et, à ne consulter que Dangeau, qui mentionne avec soin ses plaisirs de chaque jour, on n’aperçoit trace d’aucun changement dans sa vie extérieure, sauf que le brelan remplaça peut-être pour quelque temps le lansquenet. Elle jouait partout, dans les salons de Versailles et de Marly, chez la princesse de Conti, dans toutes les fêtes qu’on lui offrait, et surtout chez elle. Dès qu’elle passait une journée au lit, ce qui lui arrivait souvent, elle rassemblait ses dames et entamait une partie avec elles. Bientôt même le lansquenet, quelque temps abandonné, revint en faveur. Cette fois le Roi et Mme de Maintenon se fâchèrent : ils entreprirent de lui faire entendre quelques remontrances sur la vie désordonnée qu’elle menait, où un jeu effréné ne faisait qu’alterner avec d’autres plaisirs. Il était bien tard, car nous sommes déjà en 1707. Voici en quels termes Mme de Maintenon raconte la scène à la marquise de Dangeau, dame du palais de la duchesse de, Bourgogne et une de ses plus fidèles amies.


Ce samedi soir, 4 heures trois quarts (16 juillet 1707).

« Mme de Vaudemont n’est qu’un prétexte, Madame, et c’est pour parler à Mme la duchesse de Bourgogne que je vous ai priée de remettre à demain votre voyage à Paris. Le Roi me dit hier au soir qu’il avait été surpris de voir les joueurs à La Bretesche[34]. Je vois par-là que Mme la duchesse de Bourgogne me trompe ; elle m’avait conté que Madame la Duchesse s’était priée elle-même à ce repas, et je vois que c’étoit une partie faite. Le Roi me dit qu’elle avoit prié Madame la Duchesse d’y venir, et ce fut M. de Lorges qui parut un des premiers. Je répondis qu’il étoit assez naturel que Madame la Duchesse fût chez son frère, mais que, pour le jeu, j’en étois plus fâchée que personne. « Le Roi me dit : « N’étoit-ce pas assez pour un jour qu’un dîner, une cavalcade, une chasse, une collation ? » Il ajouta, après avoir un peu rêvé : « Je ferai bien de dire à ces messieurs qu’ils ne me font pas bien leur cour de jouer avec la duchesse de Bourgogne. » Je dis que le lansquenet m’avoit toujours fait peine, par la crainte qu’elle ne fit quelque voyage qui lui fît tort et ne la mît sur un mauvais pied. On parla d’autres choses ; le Roi revint et me dit : « Ne ferai-je pas bien de faire parler à ces messieurs ? » Je répondis que je croyois que cette manière-là nuiroit à Mme la duchesse de Bourgogne, et qu’il vaudroit mieux lui parler à elle-même et que cela demeurât secret. Il me dit qu’il le feroit aujourd’hui. C’est pour l’avertir, Madame, que je vous ai suppliée de demeurer. Nous voilà arrivés plus tôt que je ne pensois à cet éloignement que j’ai toujours appréhendé. Le Roi croira l’avoir fâchée en rompant son lansquenet et sera plus froid pour elle ; il est vrai qu’elle sera fâchée et sera plus froide pour lui. Je penserai la même chose, et reprendrai le respect que je lui dois ; mais je ne suis pas encore assez détachée de l’estime du monde pour consentir qu’il croie que j’approuve une telle conduite… Si, après avoir parlé, Madame, vous pouviez venir à Saint-Cyr, j’en serais ravie ; mais je doute qu’après la triste conversation que vous devez avoir, vous soyez en état de paraître. S’il vous est possible d’aborder Mme la duchesse de Bourgogne, vous pourriez lui donner ma lettre, afin qu’elle se prépare à répondre au Roi, et vous lui parlerez ce soir plus au long. Vous jugez bien, Madame, de la nuit que j’ai passée. Il faut prier Dieu pour notre princesse, qui se noie dans un verre d’eau[35]. »


Nous avons cru devoir citer également cette lettre presque en entier, parce qu’elle est toute à l’honneur de Mme de Maintenon. On l’y voit en effet dans son rôle de vieille amie justement émue, rachetant par la fermeté de ses conseils ses complaisances d’autrefois, mais soucieuse en même temps d’empêcher que les choses n’allassent à l’extrême et surtout de conserver à la duchesse de Bourgogne l’amitié du Roi. Mieux que tout ce que nous aurions pu dire, cette lettre fera aussi comprendre le genre de vie que menait la duchesse de Bourgogne et les justes reproches auxquels elle s’exposait. « N’était-ce pas assez pour un jour, disait le Roi, qu’un dîner, une cavalcade, une chasse, une collation ? » et il résumait ainsi admirablement en une seule phrase la vie que menait la duchesse de Bourgogne. Une frénésie de plaisir semblait s’être emparée d’elle et ne la laissait pas un moment en repos. Trois fois dans le même mois elle allait en partie à Paris. Il est vrai qu’une fois c’était en compagnie de Mme de Maintenon, pour aller rendre visite aux grandes Carmélites, voir Mlle de la Vallière, et l’on voudrait bien savoir quels propos furent échangés entre la jeune princesse et l’illustre pénitente[36]. Mais, les deux autres fois, c’était pour aller courir les boutiques, où elle faisait des dépenses considérables. Chez Mme Lebrun, modiste, rue de la Vieille-Monnoie, elle organisait même une partie de cartes, dont l’enjeu était une fort belle pièce d’étoffe. D’autres jours, elle allait se divertir à des foires célèbres, qui se tenaient alors à Paris ou aux environs, à la foire de Saint-Laurent, à celle de Saint-Germain ou de Nanterre, et s’amusait aux exercices des danseurs de corde, des faiseurs de tours ou aux représentations des marionnettes. Le menu peuple, ravi de la voir se mêler à ses plaisirs, la saluait de ses acclamations.

Ces mêmes plaisirs lui étaient offerts, mais sous une forme plus relevée, par Monsieur le Duc, dans sa propriété de Saint-Maur. En août 1702, il y organisa pour elle une fête magnifique. Il y eut chevaux de bois, sur lesquels la duchesse de Bourgogne courut la bague avec un plaisir infini, jeux à l’intérieur du château, chants de vieux opéras par Mlle Couperin accompagnée par son père, bal, collation. La duchesse de Bourgogne, après avoir dansé une partie de la nuit, traversait Paris à cinq heures du matin pour s’en revenir à Versailles. La fantaisie lui prenait en passant de s’arrêter aux Halles. Elle se divertissait à voir les fruits apportés de tous les environs pendant la nuit. Elle profitait ensuite de l’occasion pour entendre la messe à Saint-Eustache, et, arrivant encore de bonne heure à Versailles, elle se donnait l’amusement d’aller surprendre le Roi dans son lit. Après quoi elle se couchait, et dormait toute la journée.

Les habiles courtisans, qui savaient que c’était le moyen de plaire, se mirent sur le pied de lui donner des fêtes dans la journée. Le duc de Gramont lui en offrit une à Paris, dans son hôtel, où il y eut des entrées de ballet. Mais la plus brillante fut celle que lui fit accepter le, duc de Lauzun, le fameux Lauzun, dans sa maison de Passy, qu’il avait achetée de Carelle, receveur des finances de la généralité de Paris. (En ce temps-là, c’étaient les grands seigneurs qui achetaient les hôtels des financiers, et non point les financiers qui achetaient les hôtels des grands seigneurs.) Ce singulier personnage, qui avait obtenu, non sans peine, de sortir de Pignerol et de reparaître à la Cour, ne pouvait se consoler de ne point avoir recouvré complètement son ancienne faveur. Voulant se faire bien voir, il profita de la faveur dont la duchesse de Bourgogne honorait la duchesse de Saint-Simon, propre sœur de la duchesse de Lauzun, pour lui offrir une fête, dont Saint-Simon et sa femme l’aidèrent à faire les honneurs. Tout fut réuni pour donner de l’éclat à cette fête : elle commença par un fou d’artifice et par des jeux de bague sur chevaux de bois, que la duchesse de Bourgogne courut pendant trois quarts d’heure « avec une adresse et une grâce merveilleuses. » Elle se continua par une reprise d’hombre dans un cabinet fort agréable, et par le spectacle d’un joueur de gobelets qui amusa la Princesse durant une demi-heure. Enfin elle se termina par « un repas très propre, très délicat et fort abondant, » où Lauzun servit lui-même la duchesse de Bourgogne. Des boîtes furent tirées au départ de la Princesse comme à son arrivée. Elle remonta en voiture après avoir remercié le duc et la duchesse de Lauzun de leur galante fête, et arriva à Versailles encore à temps pour le souper du Roi. « Elle parla à Sa Majesté de M. de Lauzun en termes fort obligeans et lui en dit des choses fort avantageuses[37]. » C’était précisément ce que se proposait Lauzun.

M. d’Armenonville, récemment nommé capitaine du bois de Boulogne, improvisait également dans son pavillon de la Meute[38] une fête où se trouvaient réunis tous les plaisirs dont la Princesse était avide : danse au son des hautbois, « ambigu dont la délicatesse des mets et la beauté des fruits ne laissaient rien à désirer[39], » mais surtout promenade à cheval dans le Bois, car c’était en amazone que la duchesse de Bourgogne était venue surprendre M. d’Armenonville, accompagnée d’une vingtaine de dames en amazone également. La promenade à cheval était en effet un nouveau plaisir que la duchesse de Bourgogne avait découvert, et auquel elle se livrait avec son ardeur coutumière. Il n’en avait pas fallu davantage pour mettre ce plaisir à la mode, et pour que les jeunes dames de la cour se piquassent d’équitation. La coquetterie trouvait son compte à ce nouveau plaisir. Pour monter à cheval, la duchesse de Bourgogne s’était commandé en effet un costume qu’elle jugeait sans doute fort seyant, car elle ne perdait aucune occasion de se le mettre. Un jour (il est vrai que c’était avant de partir pour la chasse), elle voulut tenir, ainsi vêtue, sur les fonts baptismaux le fils du concierge de Versailles. Mais le curé de la paroisse, trouvant que le costume n’était pas décent, la renvoya, « et il fut approuvé, » ajoute Dangeau. Le même Dangeau nous assure que la duchesse de Bourgogne montait à ravir. Nous n’avons point de raison d’en douter, car elle faisait toute chose avec une grâce naturelle. Mais elle ne devait pas goûter longtemps ce plaisir, qui lui fut interdit comme nuisible à sa santé. Alors elle se dédommagea en organisant des parties à âne à la Ménagerie.

La Ménagerie tenait une place de plus en plus grande dans Inexistence de la duchesse de Bourgogne. C’était l’année même de son arrivée en France que le Roi avait fait disposer pour elle cet ancien petit château, situé dans le parc de Versailles, à l’une des extrémités du grand canal, vis-à-vis de Trianon. Il voulait qu’elle eût, comme plusieurs autres princesses du sang, un endroit à elle où il lui fût loisible d’aller se divertir librement. On voit, dans ses lettres à sa grand’mère, la joie enfantine que lui cause cette attention du Roi, et l’importance qu’elle prend à ses propres yeux depuis qu’elle est obligée de donner des instructions pour l’aménagement intérieur de ce pavillon. « Ma mère vous dira sans doute, écrit-elle à Madame Royale[40], ce qui m’occupe présentement et vous prendrez part à ma joie, mais on a bien des affaires quand on veut bastir et meubler une maison. Adieu, ma chère grand’maman. Préparez-vous à entendre parler plus d’une fois de cette maison-là. » Et dans une autre lettre : « On travaille à ma Ménagerie. Le Roi a ordonné à Mansart de ne rien épargner. Jugez, ma chère grand’maman, ce que ce sera, mais je ne le verrai qu’à mon retour de Fontainebleau. Il est vrai que les bontés du Roy pour moy sont admirables, mais je l’aime bien aussi. »

Ce fut Mansart, en effet, qui disposa pour la duchesse de Bourgogne un appartement dans l’intérieur de cette Ménagerie, ainsi nommée parce que Colbert y avait rassemblé un certain nombre d’oiseaux et d’animaux rares. La duchesse de Bourgogne prit l’habitude de s’y rendre de plus en plus fréquemment, mais toujours seule avec ses dames du palais ou avec quelques-unes de ces jeunes femmes de la Cour qu’elle désignait pour être de ses plaisirs. Là elle pouvait s’affranchir de cette pesante étiquette de Versailles dont le fardeau devait sembler si lourd à ses jeunes épaules, et se croire reportée à quelques années en arrière, aux temps où, encore tout enfant, elle jouait, sous les yeux indulgens de sa mère, dans les jardins de la Vigna della Regina. Là elle jouait encore, et à des jeux plus innocens que le lansquenet, peut-être à colin-maillard, le jeu favori de son enfance. Elle offrait des collations à ses amies. La petite bande s’amusait à fabriquer des gâteaux avec elle, après quoi on se divertissait à monter à âne. La Ménagerie était dans sa vie ce que devait être plus tard le petit Trianon dans la vie de Marie-Antoinette, mais un Trianon où les hommes n’étaient point admis et qui ne prêtait point à la médisance.

Les plaisirs de la Cour, un peu solennels et toujours arrangés d’avance, ne suffisaient point en effet à la duchesse de Bourgogne. Dans ses amusemens, il fallait qu’elle apportât de la fantaisie et de l’imprévu. Tantôt, à Trianon, elle venait le soir, sous les fenêtres du Roi, lui donner une sérénade avec des trompettes et des hautbois et ne le laissait s’endormir que fort tard. Tantôt, par les belles nuits d’été, comme elle supportait mal la chaleur, elle improvisait des promenades nocturnes, en gondole sur le grand canal, ou même dans le parc de Versailles, suivant une habitude qu’on avait eu le tort de lui laisser prendre, alors qu’elle était encore en éducation. Elle errait jusqu’au matin dans les jardins et les bosquets, et ses dames du palais ou ses jeunes amies n’étaient point, comme à la Ménagerie, seules à l’accompagner. Souvent encore, par une étouffante journée de juillet ou d’août, elle faisait établir des tentes à Marly au bord de la rivière, y prenait un bain prolongé, et, se couchant ensuite sur un lit de repos, elle y restait fort avant dans la nuit, le plus souvent à jouer avec ses dames. Ainsi s’écoulait sa vie, année par année, dans les divertissemens de toute sorte, sans qu’une pensée sérieuse semblât traverser cette jeune tête, et livrée à une dissipation qu’elle devait, nous aurons à le raconter, pousser jusqu’à l’imprudence et la légèreté.


IV

Il était inévitable que cette existence de plaisirs sans trêve finît par éprouver la santé de la duchesse de Bourgogne. Elle était naturellement délicate et menait un détestable régime. Sans parler des maux de dents auxquels elle était sujette et dont elle se plaint continuellement dans ses lettres à sa grand’mère (« Ma santé seroit parfaite, écrit-elle, sans les Quêtions »), elle avait de fréquentes indispositions que Dangeau qualifie de migraines et qui auraient mérité un autre nom. Mme de Maintenon dit en effet, dans sa langue toujours mesurée, qu’elle avait de fréquentes indigestions sans qu’il fût juste d’accuser son estomac. La fièvre, qui était le mal du temps, la prenait souvent aussi. Pour en couper les accès ou en prévenir le retour, elle prenait force quinquina, qui était le remède nouveau, adopté non sans contestations. Il était très difficile d’obtenir qu’elle se soignât, et Mme de Maintenon, toujours vigilante, s’inquiétait de ses imprudences. L’événement faillit ne lui donner que trop raison. Au mois d’août 1701, la duchesse de Bourgogne tomba gravement malade pour s’être baignée imprudemment, assure Saint-Simon, et avoir ensuite mangé trop de fruits. Un violent frisson l’avait prise à Saint-Cyr où elle se trouvait, et il avait fallu qu’elle revînt en diligence à Versailles pour se coucher. Le lendemain, la Cour devait partir pour Marly. Bien qu’ayant encore la fièvre, elle s’y fit transporter, ne pouvant se résoudre, dit Sourches, « ni à quitter le Roi, ni à lui ôter le plaisir d’aller à Marly[41]. » A Marly, la fièvre redoubla. Fagon la saigna d’abord du pied parce que sa tête se prenait. Le lendemain, voyant qu’il n’y avait pas de mieux, il s’effraya et la traita par l’émétique. Il y eut une légère amélioration, mais une rechute survint deux ou trois jours après. De nouveau Fagon la saigna au pied, mais sans succès. La léthargie alternait avec des accès de délire où elle voulait frapper ceux qui l’environnaient. Cependant, la connaissance lui revint. « Elle se crut perdue. En proie à de cruelles douleurs et voyant l’inutilité des remèdes, elle supplia qu’on la laissât mourir en paix et voulut se confesser. La règle exigeait qu’on fit appeler son confesseur en titre, le Père Gravé, qui avait remplacé le Père Lecomte. Mais le Père Gravé était absent. Dans la hâte et l’embarras, on s’adressa tout simplement au curé de Marly où elle était tombée malade. Elle montra des sentimens de piété qui touchèrent et édifièrent tout le monde. « Si sa maladie, écrivait Mme de Maintenon au roi d’Espagne, doit être considérée comme un effet du dérèglement de la vie qu’on faisoit, elle a été d’ailleurs très honorable à notre princesse qui y a fait voir toute la religion qu’on peut désirer. Elle voulut se confesser et le fit avec des dispositions et une résignation qui n’est pas de son âge. Sa raison et sa patience n’étoient pas moins surprenantes dans un naturel si vif[42]. »

Le Roi, Mme de Maintenon, le duc de Bourgogne étaient au désespoir, la Cour dans la consternation. Enfin elle revint à la vie, et sa convalescence fut l’objet d’une joie générale. Les Te Deum alternent dans le Mercure avec les madrigaux[43]. Cette convalescence fut longue, et, pendant qu’elle durait, Mme de Maintenon tomba malade à son tour. Elle avait soigné la duchesse de Bourgogne avec un dévouement auquel Saint-Simon lui-même est obligé de rendre justice. Elle paya sa fatigue, et dut demeurer au lit plusieurs jours avec une forte fièvre. Dès qu’elle put se lever elle retourna au chevet de la duchesse de Bourgogne, que la faiblesse contraignait de passer ses après-dînées au lit. Ce fut un prétexte à organiser chez elle des réunions dont les hommes étaient exclus, mais où un grand nombre de dames étaient admises, et où l’on jouait, naturellement. Les dames qui ne jouaient pas étaient assises ou debout, suivant leur rang, sauf Mme d’Heudicourt « qui étoit près du Roi sur un petit siège tout bas et presque à raz-terre parce qu’elle ne pouvoit se tenir debout sur ses vieilles et hautes jambes[44] ; et Mme de Maintenon qui avait un fauteuil au chevet du lit. » Saint-Simon ne peut prendre son parti de ce fauteuil que l’état de santé de Mme de Maintenon suffisait cependant à excuser. Sa convalescence, à elle aussi, fut assez lente, et, pendant quelque temps, elle dut mener une vie très retirée, ne sortant point de son appartement. La duchesse de Bourgogne, que les longs repas de Cour fatiguaient, venait souvent dîner avec elle, et toutes deux prenaient leur quinquina ensemble[45].

Des grossesses fréquentes, des couches laborieuses, altérèrent souvent aussi la santé de la duchesse de Bourgogne. Mais chaque fois son énergie et sa vitalité triomphaient de la délicatesse de son tempérament. Jamais elle ne parut à la Cour avec plus d’éclat qu’après la naissance de son premier enfant, le duc de Bretagne, c’est-à-dire au mois de juillet 1704. Nous reviendrons sur cette naissance et sur les fêtes qui furent données à cette occasion. Mais nous regrettons de ne pas avoir le pinceau qu’il faudrait pour la peindre à cette époque de sa vie, dans tout l’éclat de sa vingtième année, fortifiée et embellie par cette maternité première. Adressons-nous plutôt au maître peintre, à Saint-Simon, dont on nous en voudrait de ne pas reproduire ici le portrait si connu. La vigueur de la touche, qui n’hésite pas à accuser les défauts de la figure, met par-là même dans une lumière plus vive ce charme suprême qui s’exhalait d’elle et auquel on ne résistait pas.

« Régulièrement laide, les joues pendantes, le front trop avancé, un nez qui ne disoit rien, de grosses lèvres mordantes, des cheveux et des sourcils châtain brun fort bien plantés, des yeux les plus parlant et les plus beaux du monde, peu de dents et toutes pourries dont elle parloit et se moquoit la première, le plus beau teint et la plus belle peau, peu de gorge mais admirable, le cou long avec un soupçon de goitre qui ne lui seyoit point mal, un port de tête galant, gracieux majestueux, et le regard de même ; le sourire le plus expressif, une taille longue, ronde, menue, aisée, parfaitement coupée ; une marche de déesse sur les nuées. Elle plaisoit au dernier point. Les grâces naissoiont d’elles-mêmes de tous ses pas, de toutes ses manières et de ses discours les plus communs. Un air simple et naturel toujours, naïf assez souvent, mais assaisonné d’esprit, charmoit avec cette aisance qui étoit en elle, jusqu’à la communiquer à tous ceux qui l’approchoient… Sa gaieté, jeune, vive, active, animoit tout, et sa légèreté de nymphe la portoit partout comme un tourbillon qui remplit plusieurs lieux à la fois et qui y donne le mouvement et la vie[46]. »

Telle nous apparaît, lumineuse encore malgré le lointain du temps, la séduisante figure qu’il faudrait savoir évoquer, tantôt, avec sa légèreté de nymphe, dansant une entrée en ce costume de magicienne, qui lui convenait si bien ; tantôt, avec sa marche de déesse sur les nuées, traversant en grand habit de cour la galerie des Glaces, pour se rendre de son cabinet aux grands appartemens du Roi ; jeune, charmante, traînant, elle aussi, tous les cœurs après elle. Il semble que, par un de ces jeux obscurs où se plaît la nature, elle n’eût rien emprunté à son origine la plus proche, rien à cette rude race savoyarde dont sortait son père, rien à sa mère, peu jolie, humble et effacée, mais qu’elle eût au contraire tout hérité de sa grand’mère, cette charmante Madame, que Bossuet a rendue immortelle, et dont, à l’aube du règne, la mort soudaine avait fait verser tant de larmes, comme sa mort à elle en devait faire verser, à l’heure du déclin. « Elle a un certain air languissant et quand elle parle à quelqu’un, comme elle est toute aimable, on dirait qu’elle demande le cœur, quelqu’indifférente chose qu’elle puisse dire du reste[47]. » C’est ainsi, quelque trente années auparavant, que l’auteur inconnu d’un pamphlet parlait de Madame. De la duchesse de Bourgogne Saint-Simon nous dit, en termes différens, à peu près la même chose. « Elle vouloit plaire aux personnes mêmes les plus inutiles et les plus médiocres sans qu’elle parût le rechercher. On étoit tenté de la croire toute et uniquement à celle avec qui elle se trouvoit. » Mais, en cela aussi semblable à Madame, la duchesse de Bourgogne ne se contentait pas de demander le cœur. Elle donnait facilement le sien, et c’est par-là qu’elle sut se faire adorer, car aimer sera toujours le grand secret d’être aimé. A travers la dissipation et la frivolité de la vie, le cœur était demeuré sensible et tendre. Il s’attachait facilement, et demeurait fidèle à ses attachemens. Rien ne permet de mettre en doute la sincérité des sentimens qu’elle portait à Louis XIV. Il y a quelque chose de touchant dans les soins dont elle entourait les dernières années du vieux Roi, dans la peine qu’elle prenait pour le divertir à ses heures moroses, dans le sacrifice qu’elle savait lui faire de ses plaisirs. Lorsqu’elle n’avait pas eu ce courage, lorsque, pour se rendre à quelque fête, elle avait manqué au souper royal, ce qui « jetait un nuage de plus de sérieux et de silence sur toute la personne du Roi », elle ajustait du moins les choses de manière à venir le lendemain l’embrasser à son réveil et l’amuser du récit de la fête. Même sollicitude attentive pour Mme de Maintenon. « Notre chère princesse a dîné avec moi, écrit celle-ci au lendemain d’une journée passée dans son lit, et me rend les soins d’une bonne fille pour une mère qu’on aime tendrement[48]. »

On connaît, toujours par Saint-Simon, les familiarités de sa manière d’être avec eux « en public sérieuse, mesurée, respectueuse avec le Roi, et en timide bienséance avec Mme de Maintenon… en particulier, causante, sautante, voltigeante autour d’eux, tantôt perchée sur le bras du fauteuil de l’un ou de l’autre, tantôt se jouant sur leurs genoux ; elle leur sautoit au col, les embrassoit, les baisoit, les caressoit, les chiffonnoit, leur tenoit le dessous du menton, les tourmentoit, fouilloit leurs tables, leurs papiers et leurs lettres, les décachetoit, les lisoit quelquefois malgré eux, selon qu’elle les voyoit en humeur d’en rire, et parloit quelquefois dessus[49]. » Ces indiscrétions la conduisaient de temps à autre à des découvertes qui ne lui étaient pas toujours agréables ; ainsi le jour qu’elle trouva, sur le bureau de Mme de Maintenon, une lettre de la princesse d’Espinoy où celle-ci rendait compte lieu par lieu, heure par heure de l’emploi du temps de la duchesse de Bourgogne pendant les cinq derniers jours, et où il était question de manèges et d’imprudences, ce qui donna occasion à Mme de Maintenon de lui adresser « une forte vespérie[50]. » Parfois aussi ce furetage lui servait à favoriser ses amis ou à prévenir des mesures dont ils auraient eu à se plaindre. C’est ainsi qu’ayant découvert une promotion de maréchaux, dans laquelle Tessé n’était pas compris, elle fondit en larmes, en disant que c’était lui faire affront de ne pas comprendre dans cette promotion celui qui avait été le négociateur de son mariage ; et le Roi, pour ne lui point causer de peine, ajournait la promotion jusqu’à l’année suivante, où Tessé bénéficiait d’une fournée de douze maréchaux. Elle prenait encore des familiarités d’un autre genre. Il faut l’assertion formelle de Saint-Simon pour que nous puissions croire à l’étrange histoire de la grande Nanon, la femme de chambre de Mme de Maintenon, venant lui administrer sous ses jupes le plus intime des remèdes, en présence du Roi et de Mme de Maintenon qui, longtemps, ne s’aperçurent de rien et finirent par trouver la chose très drôle. Elle se permettait aussi des saillies qui, venant d’une moins favorisée, auraient paru le comble de l’irrévérence : « Ma tante, dit-elle un jour, il faut convenir qu’en Angleterre, les reines gouvernent mieux que les rois, et savez-vous bien pourquoi, ma tante ? » et toujours sautant et gambadant : « C’est que sous les rois ce sont les femmes qui gouvernent et ce sont les hommes sous les reines. » — « L’admirable, ajoute Saint-Simon, c’est qu’ils en rirent tous les deux, et qu’ils trouvèrent qu’elle avoit raison[51]. » D’une autre bouche, la plaisanterie auroit pu sembler sanglante, mais le Roi et Mme de Maintenon avaient raison de rire, car il y a de telles plaisanteries qu’on fait à ceux-là seuls qu’on aime et dont on est sûr d’être aimée.

A sa famille savoyarde, elle était demeurée également très attachée : trop même, devait-on dire un jour, et nous aurons à la défendre contre cette accusation. Mais nous ne pensons pas qu’on lui fasse reproche des sentimens de vive reconnaissance qu’elle avait conservés pour sa vieille grand’mère et qu’elle lui témoignait dans chacune de ses lettres. Ces lettres, dont nous avons déjà cité plusieurs, ne sont ni fréquentes, ni longues, et de leur rareté comme de leur brièveté, elle donne toujours la même raison. « Je m’en vais au bal, » dit-elle dans l’une, en la terminant abruptement. — « Je cours un peu en masque depuis quelques jours, dit-elle dans une autre, et dormant fort tard, j’ai peu de temps de reste. » Mais, craignant que ces longs silences ne donnassent à supposer quelque relâchement dans sa tendresse, elle s’appliquait à en varier l’expression par des tours ingénieux. « Je vous conjure, ma chère grand’maman, écrivait-elle, de ne point croire que je vous en aime moins quand je ne vous écris pas bien régulièrement. Je ne puis jamais estre ingratte sur l’amitié que vous m’avez tousjours témoignés, et l’on ne me laisse pas ici oublier votre mérite. » Elle a même recours aux querelles d’affection : « Je suis fort persuadée de l’amitié que vous avez pour moy, ma chère grand’mère, mais je m’offence fort si vous doutez de la mienne et si vous croyez que ma sœur (la reine d’Espagne) vous aime mieux que moy. Je lui cède en tout, ors en cela, ce seroit une injustice que je ne mérite point, par la tendresse et le respect que j’ay et auray toute ma vie pour vous, ma chère grand’mère[52]. »

Les lettres de la duchesse de Bourgogne à sa mère sont beaucoup plus rares, soit qu’elle se sentît moins en confiance et en intimité avec elle qu’avec sa grand’mère, soit que le plus grand nombre de ces lettres aient été perdues. Celles qu’on possède sont d’une époque postérieure. Nous aurons plus tard à en parler. Aussi nous ne voulons en citer que ce fragment où l’on trouvera la preuve de l’attachement qu’elle avait conservé pour sa sœur, la reine d’Espagne, qu’elle avait quittée à l’âge de douze ans et qu’elle n’avait jamais revue : « Je trouve, comme vous, ma chère mère, que les nouvelles d’Espagne viennent bien rarement. Je voudrois savoir tout ce qu’elle fait depuis le matin jusqu’au soir par l’intérest que je prens. Je suis pourtant bien plus en repos sur son sujet depuis que j’ai su la véritable amitié qui est entre le roy d’Espagne et elle. J’espère, ma chère mère, que nous n’aurons de son costé que des sujets de joie[53]. » Il n’était pas jusqu’à son rude père qu’elle ne s’efforçât d’attendrir. Victor-Amédée, dont on a conservé beaucoup de lettres politiques, écrivait rarement, pour ainsi dire jamais, à sa femme et à ses filles. En lui donnant de ses nouvelles, la duchesse de Bourgogne le lui faisait finement sentir. « Quoyque je conte sur vostre bonté pour moy, mon cher papa, je suis ravie des nouvelles assurances que vous m’en donnez, et je vous supplie aussi de ne jamais douter des sentimens que jay pour vous, quoy que je ne vous le dise pas souvent. Vous devez me le pardonner plus aisément qu’un autre[54]. »

Même bonne grâce dans les rares lettres qu’elle écrivait aux personnes de la cour. Quoi de plus joli, par exemple, que celle-ci qu’elle adressait à Mme de Montgon, une de ses dames du palais, en lui envoyant une mèche de ses cheveux qui sont encore, à l’heure qu’il est, fixés sur la lettre, avec deux cachets, aux armes de France et de Savoie[55] :

« Faut-il aimer une ingratte ? quoy parce qu’elle est aimable ? cets une très bonne raison, mais cella ne sufit pas. Je veux quelle est le cœur pour moy tel que je le meritte, cet à dire, ma chère Mongon, estre tout a moy, ne compter que moy et lesse moy faire le reste. »

Dans ses rapports avec les femmes qui formaient sa société habituelle elle se plaisait à la familiarité, et semblait oublier les distances. Elle appelait la comtesse d’Ayen « ma sœur, » Mme de Nogaret, en qui elle avait grande confiance : « mon puits. » Quand elle se promenait avec ses dames, dans les jardins de Versailles, elle ne les précédait point de quelques pas, comme le voulait l’étiquette, et Madame le lui reproche vivement : « On ne sait plus du tout qui on est… La duchesse de Bourgogne va-t-elle se promener ? eh bien, elle donne le bras à une dame et les autres marchent à côté. On ne voit donc plus qui elle est[56]. » Avec tous et toutes, elle était bonne et facile, au dire de Saint-Simon qui lui reproche même d’avoir par cette facilité encouragé certaines usurpations. On citait d’elle certains traits d’humanité qui paraîtraient tout naturels aujourd’hui, mais qui attendrissaient alors. Un jour qu’elle revenait de Paris à Versailles, à grande allure, sa voiture, dans Sèvres, renversa un homme et le blessa grièvement. Elle descendit, fit transporter l’homme dans une maison, lui prodigua des soins, et, comme il était mourant, envoya chercher le curé. Elle ne le quitta que quand il eut fermé les yeux et arriva à Versailles en retard de deux heures, ayant failli faire attendre le Roi pour son souper.

Sûre dans les rapports, incapable d’une méchanceté et même d’une tracasserie, elle avait cependant des antipathies qu’elle ne dissimulait pas assez. Elle n’aimait pas Madame, qui le lui rendait bien, et qui se plaint continuellement dans ses lettres de la façon irrévérencieuse dont elle en usait avec elle. A l’en croire, la duchesse de Bourgogne l’aurait haïe d’une manière si atroce que ses traits s’altéraient rien qu’en la regardant. Comme en bien des circonstances, Madame nous paraît avoir poussé les choses au noir, car la duchesse de Bourgogne n’était guère capable de haine. Mais il est certain qu’elle avait peu de goût pour cette grosse et rude Allemande, et qu’elle se moquait d’elle assez volontiers. Il y eut même à ce sujet entre les deux princesses une explication. Madame lui ayant demandé assez vertement pourquoi elle lui en voulait : « elle devint rouge comme le feu et toute décontenancée : — Vous prenés ma timidité pour aversion, dit-elle. — Et pourquoy, répondis-je, seriez-vous timide avec moy qui n’ay d’autre intention que de vous honorer et approuver ? — Ne parlons plus du passé, dit-elle ; j’espère que vous serez dorénavant plus contente[57]. » Et les choses marchèrent mieux depuis lors. Madame, qui était brusque mais pas méchante, ne put se retenir de pleurer quand la duchesse de Bourgogne fut en danger de mort.

Elle n’était pas exempte de caprices. Spanheim[58], l’envoyé de Brandebourg, assure qu’elle détestait sa dame d’honneur, la vieille duchesse du Lude qui paraît cependant avoir été une bien inoffensive personne, sans cesse tourmentée de la goutte et peu gênante. Mme Desnoyers, dans ses Lettres galantes, dit à peu près la même chose, et ajoute comme explication que « sa vigilance l’avoit un peu gâtée dans l’esprit de la jeune princesse. Il y a quelque temps, que Mme du Lude l’ayant priée de vouloir bien faire bon accueil au nouvel évoque de Metz qui est son parent, lorsque le prélat entra dans la chambre de Mme la duchesse de Bourgogne, cette princesse lui chanta :


Faites décrotter vos souliers,
Monsieur l’abbé.


« Et lorsque sa dame d’honneur s’en plaignit, elle lui répondit qu’on ne pouvoit pas faire un accueil plus gracieux à un homme que de le recevoir en chantant[59]. »

Elle avait aussi ses souffre-douleurs, entre autres la princesse d’Harcourt, l’amie de Mme de Maintenon, que Saint-Simon nous peint sous de si noires couleurs, et qu’on appelait princhipionnette pour railler ses prétentions à la princerie. La duchesse de Bourgogne s’entendait avec ses dames pour lui faire des plaisanteries continuelles. Tantôt, sachant sa poltronnerie, elle faisait disposer des pétards, tout le long de l’allée qui allait du château de Marly à la Perspective où elle logeait, et se divertissait à voir à la fois sa frayeur et sa furie quand, les pétards ayant commencé à éclater de tous les côtés, ses porteurs, à qui on avait donné le mot, s’enfuyaient, la laissant dans sa chaise. Tantôt, en plein hiver, elle pénétrait avec ses dames dans la chambre où la nymphe dormait, et pendant une demi-heure l’accablait de boules de neige, inondant ainsi d’eau glacée son lit et sa chambre. « Il y avait de quoi la faire crever, » dit Saint-Simon qui rapporte la chose. L’excuse de ces plaisanteries un peu rudes, c’est qu’après avoir boudé quelque temps, la « furie blonde » venait « ramper aux reproches, pleurer, demander pardon d’avoir boudé et prier qu’on ne cessât plus de s’amuser avec elle[60]. »

Enfin, puisqu’il faut tout dire, avouons qu’elle était aussi un peu mobile et changeante, sinon dans ses affections du moins dans ses engouemens. « Son amitié, dit encore Saint-Simon, sui-voit son commerce, ses habitudes, son amusement, son besoin… elle-même l’avouait avec une grâce et une naïveté qui rendoit cet étrange défaut presque supportable en elle[61]. » Mais ce qu’elle pouvait apporter de caprice dans ses relations en rehaussait le prix aux yeux d’une cour idolâtre, et n’enlevait rien à sa grâce. C’est par la grâce en effet :


… la grâce plus belle encor que la beauté,


qu’elle a séduit non seulement ses contemporains mais la postérité. Il s’en faut que la postérité soit aussi équitable qu’on le prétend. Elle est au contraire un peu femme, plus sensible à l’éclat qu’au mérite, se prenant moins volontiers à la vertu qu’au charme. Aussi a-t-elle toujours regardé d’un œil favorable l’aimable et légère duchesse de Bourgogne, tandis qu’elle témoigne moins d’attrait pour le prince austère et pieux qui fut le compagnon de sa vie. C’est une raison de plus pour rendre hommage aux qualités solides dont il offrit à la Cour l’édifiant spectacle. Nous le ferons dans une très prochaine étude.


HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 1er mars 1899.
  2. Bibliothèque de l’Arsenal. Mémoires du baron de Breteuil, introducteur des ambassadeurs. N° 3860. T. de 1699 à 1701, p. 230.
  3. Les Grands écrivains de la France. Lettres de Mme de Sévigné, de sa famille et de ses amis, t. X, p. 446.
  4. Saint-Simon, édition Boislisle, t. VII, p. 52.
  5. Mercure de France, février 1700, p. 155 et passim.
  6. Sourches, t. VI, p. 230.
  7. Saint-Simon, édition Boislisle, t. VII, p. 53.
  8. Mme de Maintenon d’après sa correspondance authentique, par M. A. Geffroy, t. II, p. 112.
  9. Mercure de France, numéro de février, p. 169 à 194.
  10. Dangeau, t. VII, p. 263.
  11. Saint-Simon, édition Boislisle, t. VII, p. 63.
  12. Sourches, t. V. p. 235.
  13. Correspondance générale, t. IV, p. 359.
  14. Saint-Simon, édition Boislisle, t. VIII, p. 330.
  15. Dangeau, t. X, p. 317.
  16. Saint-Simon, édition Boislisle, t. XIII, p. 22.
  17. Dangeau, t. X, p. 103.
  18. Correspondance de Madame, traduction Jæglé, t. Ier, p. 232.
  19. Dangeau, t. VII, p. 391.
  20. Correspondance de Madame, traduction Jæglé, t. II, p. 22.
  21. Saint-Simon, édition Boislisle, t. XIII, p. 186.
  22. Dangeau, t. VII, p. 205.
  23. Dangeau, t. VIII. p. 21)5.
  24. Cette lettre, dont l’original est aux archives de La Trémoille, est datée du 16 février 1702. Elle été publiée dans les Mémoires secrets du marquis de Louville (t. Ier, p. 214). et dans la Correspondance de Madame, duchesse d’Orléans, (édition Brunet, p. 62), mais confondue avec une autre lettre de date différente. Nous en avons rétabli le texte exact d’après l’original que M. le duc de La Trémoille a bien voulu nous communiquer
  25. Cette petite pièce paraît avoir été la Ceinture magique de Rousseau.
  26. Dans une publication récente et très intéressante : La Beaumelle et Saint-Cyr, d’après des correspondances inédites et des documens nouveaux, M. Taphanel, conservateur à la bibliothèque de Versailles, a entrepris la justification de La Beaumelle et il y a en partie réussi. Sans doute il n’a pas démontré que le texte des lettres publiées par La Beaumelle fût authentique ; mais il a établi que ces falsifications qui lui ont été si souvent reprochées ont été approuvées, encouragées, suggérées par les dames de Saint-Cyr qui étaient en possession des originaux. Il a établi également qu’il avait été en relations intimes avec plusieurs religieuses de Saint-Cyr qui, elles-mêmes, avaient personnellement connu Mme de Maintenon, et que, par conséquent, certains mots célèbres qu’il lui a prêtés pourraient bien être parfaitement authentiques, bien qu’il ait inséré ces mots dans des lettres évidemment fabriquées ou altérées. Sans adopter toutes les conclusions de M. Taphanel, nous croyons cependant que les historiens de l’avenir pourront se servir de la publication de La Beaumelle avec moins de défiance que par le passé. Il paraît avoir été plutôt un habile metteur en œuvre qu’un falsificateur proprement dit.
  27. Mme de Maintenon d’après sa correspondance authentique, par M. A. Geffroy, t. II, p. 1.
  28. A certaines représentations le rôle de Joad parait avoir encore été tenu par Baron
  29. Mercure de France de février 1702, p. 381 à. 385.
  30. Correspondance de Madame. Trad. Jæglé, t. I, p. 277.
  31. Mme de Maintenon d’après sa correspondance authentique, par M. A. Geffroy, t. II, p. 2.
  32. Dangeau, t. VII, p. 311.
  33. Mélanges de littérature et d’histoire, publiés par la Société des Bibliophiles français, p. 22.
  34. La Bretesche était un petit village, entre Versailles et Marly, qui servait de rendez-vous de chasse,
  35. Mme de Maintenon, d’après sa correspondance authentique, par M. A. Geffroy, t. II, p. 131.
  36. Mercure de France, mars 1700, p. 256 et passim.
  37. Mercure de France, août 1702, p. 241 à 247.
  38. Le Mercure écrit la Meute, mais il disserte ensuite sur la question de savoir si le nom véritable et primitif n’était pas la Muete, tirée du latin a mutando, parce qu’il y avait, dans toutes les forêts où l’on chassait, des habitations disposées pour y mettre des chiens de rechange. On écrit aujourd’hui la Muette.
  39. Mercure de France, octobre 1707, p. 322, 323.
  40. Archives de Turin.
  41. Sourches, t. VII, p. 100.
  42. Madame de Maintenon, d’après sa correspondance authentique, par M. A. Geffroy, t. II, p. 34.
  43. Mercure de France, août 1701, p. 367-368.
  44. Saint-Simon, édition Boislisle, t. IX. p. 63.
  45. Dangeau, t. VIII. p. 174.
  46. Saint-Simon, édition Chéruel de 1857, t. X, p. 83.
  47. La Vie de Madame, par Mme de La Fayette, avec une introduction de M. Anatole France.
  48. Mme de Maintenon d’après sa correspondance authentique, par M. Geffroy, t. II, p. 31.
  49. Saint-Simon, édition Chéruel de 1857, t. X, p. 85.
  50. Saint-Simon, édition Chéruel de 1857, t. V, p. 429.
  51. Saint-Simon, édit. Chéruel de 1857, t. X, p. 85.
  52. Archives de Turin.
  53. Archives de Turin. — Lettere di Maria Adelaïde di Savoia scritte alla duchessa di Savoia, Anna d’Orléans, sua madre.
  54. Ibid., Lettere di Maria Adelaïde di Savoia, duchessa di Borgogna, scritte al duca Vittorio Amedeo II, suo padre, déjà publiée par M. Gagnière comme la précédente et rétablie d’après l’original.
  55. Nous devons la communication de cette lettre inédite, ainsi que d’un assez grand nombre d’autres dont nous nous servirons plus tard, à l’obligeance de M. le marquis de Montgon, descendant direct de celle à qui la lettre est adressée. Nous reviendrons dans une étude très prochaine sur Mme de Montgon et sur la confiance singulière qu’elle inspirait tant au duc qu’à la duchesse de Bourgogne.
  56. Correspondance de Madame, trad. Jæglé, t. II, p. 31.
  57. Correspondance de Madame, trad. Jæglé, t. II, p. 17.
  58. Relation de la Cour de France, par Ezéchiel Spanheim, p. 351.
  59. Lettres historiques et galantes, t. I, p. 308.
  60. Saint-Simon, édition Boislisle, I. X, p. 373.
  61. Saint-Simon, édition Chéruel de 1857, t. X, p. 90.