Éditions Édouard Garand (30p. 56-58).

V


C’est à ce stage de l’affaire que je commençai à y être mêlé intimement.

J’ai toujours eu mon étude et ma demeure dans la même maison, ce qui réduit considérablement les charges et me permet de recevoir mes clients à toutes les heures du jour et même de la soirée.

Chaque année, j’envoie ma famille passer la belle saison au Lac Roy, Val Morin, dans les Laurentides, et, le vendredi soir, je pars rejoindre les miens pour en revenir le lundi matin. C’est dire que durant les jours de la semaine, je suis complètement seul ici.

Le Lac Roy se compose d’une dizaine de chalets érigés sur les bords d’un lac artificiel, un ruisseau que l’on a endigué, à environ trois milles de la gare de Val Morin. C’est un vallon encerclé de pics abrupts auquel on ne parvient qu’après avoir grimpé une série de côtes ardues et presqu’impraticables, surtout au lendemain d’un orage.

Le cottage voisin du mien était habité par un nommé Morin, un brave marchand retiré des affaires après fortune faite. Il occupait la maison rustique avec son beau-frère, le dentiste Chartier et une remuante armée de mioches. Chartier revenait en ville chaque lundi matin, avec moi, et ne retournait au lac que le vendredi soir : mais Monsieur Morin ne faisait en ville que de rares apparitions. Les deux beaux-frères étaient des pêcheurs enragés et, par pluie et beau temps, on était certain de les voir ancrés sur le lac, la ligne tendue.

Je suis moi-même un pêcheur assez passionné ; mais je suis surtout un marcheur et, pêcher sur le lac, à deux pas de la maison, ne me disait rien. Je commençai par aller prendre cette jolie truite des ruisseaux dans le Lac Valiquette, puis la « barbotte » qui abonde dans le Lac Kieffer ; mais je ne tardai pas à trouver ces endroits d’un accès trop facile et je m’éloignai de nouveau. À quatre milles environ, je découvris le lac Adolphe, perdu dans la forêt, encavé entre six montagnes, où la truite était abondante et je remerciais le ciel de m’avoir accordé en quelque sorte le monopole de cet endroit délicieux. J’avais bien proposé à mes voisins de m’accompagner ; mais la perspective d’une marche de quatre milles à travers bois et montagnes ne semblait pas leur paraître très alléchante, principalement pour le Dentiste Chartier, qui commençait à prendre du ventre.

Je me croyais donc certain de demeurer le seul exploiteur du lac poissonneux quand, un jour, je remarquai, sur la rive opposée, un concurrent en train de tendre ses lignes. Rencontrer l’un de ses semblables en un endroit sauvage et désert, loin de toute civilisation, procure toujours une émotion délicieuse ; même lorsque ce dernier est un compétiteur éventuel. Comme je constatais que, malgré sa patience, il ne prenait rien, je lui criai : « Venez par ici, l’ami, la place est bonne ! »

Il accéda à ma demande et, de ce jour, nous nous rencontrions chaque samedi et chaque dimanche. Il me raconta qu’il était de New-York où il dirigeait une importante maison de finance, que son médecin lui avait prescrit un séjour prolongé dans nos montagnes. Sur lui-même, il ne donna jamais d’autres précisions et c’est, de par notre profession, un devoir d’être discret.

De mon côté, et, sans qu’il ne m’interrogeât, je lui déclinai mes nom et prénoms, ma profession, et, comme il était un homme charmant et spirituel, aussitôt qu’il eut découvert ma toquade pour les fleurs et les insectes, il se fit un devoir d’orienter la conversation vers mon sujet favori en faisant mine de s’y intéresser énormément. C’est dire que bientôt, nous fûmes une paire d’amis.

Un jour, il me demanda : « Dites donc, pourriez-vous m’organiser une compagnie ? »

— Mais certainement.

— J’ai des amis qui désireraient faire quelques placements en votre pays. Qu’en pensez-vous ?

— Placements hypothécaires ? dis-je avec ma bonhommie professionnelle, anxieux de voir un client placer ses fonds en des entreprises de tout repos.

— Non, placements miniers…

— Mais oui ! Venez me voir un de ces jours, à mon bureau. Comme une malheureuse truite venait de happer ma mouche, je m’empressai de tirer ma ligne et la conversation en resta là.

Aussi, le mardi suivant, le soir même de la disparition de Mouton, ne fus-je pas peu surpris de recevoir un appel téléphonique « longue Distance » de mon ami de rencontre.

— Alloo ! C’est vous, Notaire ?

— Oui, c’est moi, qui parle ?

— Votre compagnon de pêche. Je descends à Montréal en auto ce soir, pourriez-vous me recevoir vers minuit ?

— Mais certainement.

— À bientôt alors.

Recevoir un client vers minuit à mon bureau n’était certes pas une affaire tellement rare que je dusse m’en étonner : mais que ce client, avec qui j’avais paisiblement pêché la truite l’avant-veille et qui ne m’avait alors parlé aucunement de ses projets, m’arrivât en pleine nuit après avoir parcouru plus de soixante milles, cela passait les bornes du naturel. Quels originaux que ces américains ! me dis-je.

Il était juste minuit cinq quand le timbre résonna.

— Bonsoir, Notaire, je ne vous dérange pas trop ?

— Mais non, mais non, charmé de vous recevoir, mon cher ami. Et comment mord la truite ?

— Je vous avoue que lorsque je suis seul, je deviens pêcheur plus que médiocre. D’ailleurs, j’ai actuellement en tête des occupations plus sérieuses. Vous rappelez-vous ce dont je vous ai parlé l’autre jour ?

— L’incorporation de votre compagnie ?

— C’est bien cela. Mes amis me pressent d’agir. Voudriez-vous vous mettre à l’œuvre ?

— Je ne demande pas mieux. Vous désirez les pouvoirs ordinaires des compagnies de mines, n’est-ce pas ?

— Exactement. J’aurai besoin de cette charte dans un délai de dix jours au plus. Croyez-vous pouvoir me l’obtenir ?

— J’en suis positif. Les noms des Directeurs provisoires ?

— Vous, votre clerc, votre dactylographe… comme vous m’avez dit avoir l’habitude de le faire.

— Le siège social ?

— À Montréal, en votre bureau jusqu’à nouvel ordre, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— Aucun. Et le capital action ?

— Vingt-cinq millions.

— « Vingt-cinq millions ? » À l’énoncé de ce chiffre fabuleux je demeurai un moment ébahi. Songez donc, moi qui n’étais alors habitué qu’à incorporer pour le compte de clients frisant la banqueroute de modestes corporations qui leur permettraient de sauver quelques bribes du naufrage ! J’en eus presque le vertige et, inconsciemment, je faisais en mon esprit le calcul de l’honoraire fabuleux que ce travail allait me rapporter. Mon compagnon m’examinait avec un sourire ironique ? Enfin je me fis violence.

— Le nom corporatif ?

— « La Digue Dorée, Incorporée ».

— La Digue Dorée ? Mais n’avez-vous pas peur que ce nom n’en évoque un autre dont vous ne devez pas ignorer la triste célébrité ?

— Au contraire. Songez à toute la publicité faite autour du nom « La Ligue Dorée ». Or, de la Ligue à la Digue, il n’y a qu’un coup de D. Et il n’est pas impossible de jouer ce coup.

— Savez-vous que vous avez eu là une idée fameuse ?

— Plus que vous ne pensez, ajouta-t-il avec son sourire ironique. Allons, je veux retourner à Val Morin ce soir même, il faut me presser. Voici une somme de mille piastres comme arrhes sur vos honoraires, Notaire, nous réglerons le solde quand tout sera terminé. Mais avant de vous quitter, il est deux promesses que je veux obtenir de vous. D’abord, promptitude. Il me faut cette charte dans un délai de dix jours, c’est essentiel et puis, je veux votre parole que, quoiqu’il se produise, vous me garderez le secret sur les circonstances qui ont précédé et accompagné cette demande d’incorporation. Le mystère qui intrigue est ma plus forte carte en cette transaction.

— Je vous la donne sans hésitation, mon ami, un notaire est en quelque sorte un confesseur pour ses clients.

Pourquoi ai-je prononcé cette phrase qui scellait à jamais mes lèvres ? Mais au fait, même si je ne l’eusse pas prononcée, aurais-je pour cela trahi la confiance que l’on mettait en moi ?