Éditions Édouard Garand (30p. 55-56).

IV


Cette lettre fut l’étincelle qui met le feu aux poudres et déclenche la panique. Grâce aux indications fournies par la lettre de Lafond, on crut d’abord pouvoir découvrir immédiatement sa retraite et dès le soir même des équipes se formèrent pour visiter le grenier des maisons avoisinant la Brasserie Frontenac. Tous les détectives amateurs, les oisifs, les simples badauds en quête de passe-temps, se mirent de la partie, alléchés par la promesse de la généreuse récompense.

Mais, durant les neuf premiers jours, ces recherches demeurèrent inutiles. L’aurore du dixième jour se leva radieuse et claire. Le soleil, semblable à ces vieux galantins qui font les beaux pour faire oublier leur décrépitude réelle, inondait la ville de sa vivifiante lumière.

Dès huit heures du matin, la foule encombrait les rues, silencieuse, recueillie, hagarde, comme sous la menace d’un cataclysme. On pouvait lire sur chaque figure que l’on rencontrait une inquiétude lancinante, une anxiété morbide, une terreur irraisonnée. On devinait chez tous ce double sentiment de désir et de crainte devant les événements décisifs qui allaient, qui devaient se produire dans la journée.

Et ce fut tout à coup une ruée vers les bureaux du « Monde », la nouvelle venant de se répandre que l’ingénieur avait été retrouvé. La foule s’entassait devant le vaste édifice du journal de la rue Saint-Jacques, encombrait tout à fait la rue, trop étroite, bloquant la circulation et dans cette foule anxieuse et angoissée les rumeurs les plus diverses avaient cours.

Enfin, le préposé aux affiches sortit de l’édifice, descendit le panneau-bulletin, écrivit le communiqué, replaça le panneau et la foule put lire : « Le lieu où l’on séquestrait Lafond est enfin découvert ; mais l’ingénieur n’y était plus. Indications que les bandits l’ont entraîné vers le Nord. »

Les curieux des premiers rangs avaient pu lire le texte à mesure que le préposé l’écrivait, ils le communiquaient à leurs voisins plus éloignés et en quelques instants la nouvelle était connue de toute cette foule que l’émotion étreignait.

Puis les camelots sortirent, les bras chargés des numéros de l’extra attendu avec tant d’anxiété et qu’on leur arracha littéralement.

On y racontait comment, en désespoir de cause, l’un des reporters du journal, dont on donnait la photographie, avait eu l’idée de grimper sur le dôme de la Brasserie Frontenac afin de découvrir quelle fenêtre il apercevrait de cet endroit. Puisque Lafond avait distingué le sommet du dôme de la Brasserie de sa fenêtre, il devait nécessairement y avoir réciproque. Immédiatement, une fenêtre avait attiré son attention, imperceptible de la rue, où les toits des maisons voisines la cachaient ; mais bien visible de l’endroit où il se trouvait.

En moins d’un quart d’heure, il avait localisé la maison, un entrepôt dont on donnait la photographie sur les quatre faces. Il avait pu facilement parvenir au grenier, car le local était vacant, y avait pénétré et l’avait trouvé vide. Mais sur le mur, une rose des vents était dessinée avec flèche indiquant le nord. Le journal ne révélait aucun autre indice prouvant que ce réduit avait réellement été le lieu de réclusion de l’ingénieur ; mais la foule, assoiffée de solution, n’y regardait pas de si près et accepta celle-ci sans broncher.

On était à peine revenu de cette première stupeur quand le préposé aux bulletins se présenta de nouveau. Il descendit le panneau et avant même qu’il n’ait eu le temps de le remettre en place, sur les lèvres de cette foule redevenue morne et terrifiée circulait l’information : « Elzébert Mouton est disparu. »

Le malaise était maintenant à son comble, on se scrutait avec des yeux hagards, chacun lançait à son voisin des regards chargés de défiance, la panique étreignait tous les êtres, la peur, cette terrible peur d’un danger certain, réel ; mais d’autant plus terrifiant qu’il est occulte, se lisait sur toutes les figures. On eût voulu se voir chez soi, près des êtres chéris qu’un danger inconscient semblait menacer et cependant, personne ne bougeait, cloué sur place par ce désir morbide de connaître les détails de ce nouvel enlèvement.

Et quand les camelots apparurent aux portes de la bâtisse, ce fut une poussée indescriptible vers eux, on leur arrachait le journal, le déchirant dans la hâte d’en parcourir les colonnes.

Vers neuf heures, disait l’Extra, Mouton avait été appelé au téléphone. On le mandait immédiatement au « Monde » avait-il dit à son ami Durand en sortant du cabinet téléphonique de l’hôtel. Durand l’avait vu descendre à la hâte et héler un taxi « Feuille d’Érable » qui passait juste en ce moment devant l’auberge. Paul n’avait pas songé à en prendre le numéro. Depuis, on ne l’avait pas revu. Aux bureaux du « Monde » personne n’avait vu Mouton et n’avait téléphoné à son hôtel. À ceux de la Compagnie « Feuille d’Érable », on déclarait qu’après information prise, aucun chauffeur n’avait embarqué un client à cet endroit. Mais au poste de police de Montréal-Est, un chapeau, avait été rapporté, chapeau que l’on avait trouvé dans la rue, de plus, un policier avait remarqué un taxi « Feuille d’Érable » dont l’allure lui avait semblé suspecte. Appelé au poste, Durand n’avait pas hésité à reconnaître dans le chapeau que l’on avait trouvé le couvre-chef de son ami.