Éditions Édouard Garand (30p. 58-61).

VI


Pourquoi, dès la porte fermée sur mon visiteur, me suis-je senti un tel malaise ? Pourquoi, l’une après l’autre, toutes les anomalies de la conduite de mon compagnon de rencontre me frappèrent-elles ? Son nom ? Je ne m’étais jamais soucié de le lui demander. Le coin où il se cachait dans la montagne Laurentide ? Ma foi, il s’était toujours gardé soigneusement de m’inviter à le visiter et s’il en parlait, c’était très vaguement. De sa place d’affaire même il ne m’avait jamais parlé avec précision. Il habitait New-York, disait-il, il y dirigeait une maison de finance, mais jamais il ne m’avait donné d’adresse précise. Pourquoi ce mystère ? Pourquoi, ce soir même, avoir parcouru plus de soixante milles dans l’obscurité de la nuit pour venir me trouver alors qu’il aurait pu si facilement effectuer ce trajet de jour ? Pourquoi avait-il profité de la nuit pour effectuer le voyage de retour ?

Autant de questions qui, en un autre moment, ne me seraient pas venues à l’esprit, mais qui, liées à ce projet d’incorporation d’une compagnie au capital fabuleux sous la raison sociale de « La Digue Dorée, Incorporée », se posaient angoissantes à mon esprit.

Je ne me sentais pas sommeil et, pour faire diversion à ces pensées, je me mis immédiatement au travail. J’avais, dans la série complète de la « Gazette officielle de Québec », tous les matériaux nécessaires à la rédaction d’une demande de pouvoirs pour compagnie minière et, en moins de deux heures, le projet en était dressé et n’attendait plus que la signature des pétitionnaires.

Je savais que je pouvais compter sur la discrétion absolue de mon clerc et de ma dactylographe, Mademoiselle Lorraine Moreau. À nous trois, nous pouvions former le bureau provisoire requis par la loi. Dès le lendemain matin, je fis venir un de mes confrères qui reçut nos signatures et nous assermenta et, à midi, le tout prenait la direction de Québec.

Tant que le travail avait duré, j’avais été trop absorbé pour me laisser aller à aucune considération qui ne s’y rapportât pas essentiellement ; mais, lorsque l’enveloppe fatale fut jetée dans la boîte aux lettres, je me sentis de nouveau très nerveux.

Il était l’heure du dîner et, comme j’en ai l’habitude lorsque je suis seul en ville, je me dirigeai vers le « Café Saint-Jacques » où je dîne chaque jour en compagnie de clients assidus de la maison qui, à force de se coudoyer chaque midi, finissent par devenir de vieux amis. Mais aujourd’hui, je me sentais mal à l’aise, il me semblait que tous me lançaient des regards chargés de défiance. Et cependant, je n’avais fait aucune action répréhensible…

Après le repas, je retournai à mon bureau, mais je me sentais las et harassé. Pour faire diversion, je me dirigeai vers la montagne, endroit de mes promenades favorites. J’ai la marotte des fleurs et des insectes et le spectacle de la vie mouvementée des petits et des humbles m’intéresse infiniment plus que les courbettes et les intrigues de mes semblables.

Aussi, la vue d’une fourmilière me fit-elle bien vite oublier mes préoccupations, voire même l’heure, car il était près de huit heures quand je me décidai à redescendre en ville.

Je trouvai ma maison fermée et sur mon bureau, une enveloppe adressée à mon nom et un billet de ma dactylographe. « On est venu porter cette lettre pour vous au moment où je fermais le bureau », me disait Mademoiselle Lorraine.

J’ouvris l’enveloppe et, sur la feuille qu’elle contenait, je lus :


« Mon cher Notaire : —

Je vous félicite de votre promptitude et j’en augure bien pour l’avenir. J’ai votre parole quant au secret à garder. N’oubliez pas ma recommandation : Discrétion et surtout… mystère. Si vous ne vous sentiez pas le courage de continuer l’aventure jusqu’au bout, il est encore temps de vous retirer.

Si vous consentez à me seconder jusqu’à la fin, — et je vous jure que notre entreprise n’a rien de malhonnête — vous serez amplement récompensé. Mais alors, il faut vous armer de courage et d’énergie. Dès que la demande d’incorporation sera connue, vous serez en butte aux indiscrétions des journalistes et à l’armée des curieux que l’affaire Lafond passionne. Alors, pourquoi ne pas aller passer quelques jours à la campagne comme vous m’en avez exprimé le désir dimanche dernier ?

Je serai, demain après-midi, à notre rendez-vous habituel, si je vous y retrouve, je comprendrai que vous êtes toujours des nôtres.

Bien à vous,
Votre Compagnon de pêche. »


Mais oui ! pourquoi pas un congé de quelques jours ? Durant ce temps, l’orage, si orage il devait y avoir, aurait le temps de se calmer… Et puis, depuis quinze ans que je pratiquais ma profession, n’était-ce pas le premier congé véritable que je m’octroyais ? Quant à abandonner la partie, je ne pouvais y songer, l’incorporation que l’on me demandait n’avait en soi rien de répréhensible et les honoraires que mon travail devait me rapporter étaient certes trop alléchants pour les sacrifier…

Je griffonnai à la hâte quelques mots à l’adresse de mon clerc et de ma dactylographe, prétextant un appel d’urgence de ma famille, je sautai dans mon auto et, deux heures plus tard, je réveillais les miens que mon arrivée jeta dans la joie.

Le lendemain midi, je retrouvai mon mystérieux compagnon déjà installé.

— Tiens, bonjour notaire, vous allez bien ? Vous arrivez au bon moment, la truite semble décidée à mordre.

De sa récente visite à mon bureau, de son billet de la veille, il ne me glissa pas un traître mot, c’était à croire qu’il n’en avait gardé aucun souvenir et lui, plutôt silencieux d’habitude, parlait ce jour-là avec une telle volubilité qu’il m’était impossible de placer un seul mot. Je compris qu’il voulait éviter toute allusion aux derniers événements et d’ailleurs, il avait raison, la truite mordait et, pour un pêcheur, les brusques soubresauts du bouchon offrent une sensation si délicieuse qu’elle en fait oublier toute préoccupation.

Je passai ainsi cinq jours délicieux, partagés entre l’affection des miens, l’étude captivante des fleurs et des insectes et d’agréables séances de pêche en compagnie de mon ami de fortune.

Le sixième jour, je ne retrouvai pas mon camarade au rendez-vous. J’allais tout de même jeter ma ligne à l’eau quand, mes yeux tombèrent sur un numéro de la « Nation ». En première page, je vis :


LES FUMISTERIES DU « MONDE ».


« Voici que notre confrère, après les pitoyables canards auxquels nous avons coupé les ailes de manière si probante, nous semblait-il, revient encore à la charge avec son affaire Lafond. Jusqu’à présent, sa lubie était plutôt innocente, ses reporters faisaient du roman à sensation ; mais voici que maintenant, pour faire excuser ses turpitudes, il ose lancer les plus basses insinuations contre un Notaire dont la vie honnête et digne, la haute réputation d’intégrité et de travail, mettent tout à fait à l’abri de ces stupides calomnies… »


Je n’en lus pas davantage. Ces quelques lignes suffisaient à me convaincre que ma présence était nécessaire à mon bureau. D’autant que, si ce journal avait ainsi été laissé sur la grève, ce ne pouvait être que par mon mystérieux client. Je pliai bagage et repris le chemin de mon cottage où ma femme fut on ne peut plus surprise de ma subite résolution de retourner en ville.

— Mais oui, ma chérie, un rendez-vous très important que j’avais complètement oublié…

— Et quand nous reviendras-tu ?

— Demain soir au plus tard.

À une heure et demie, j’étais à mon bureau.

— Quoi de neuf ?

— Tant de choses, patron, me répondit mon clerc, que je ne saurais par où commencer.

— Vraiment ? Avez-vous les derniers journaux ?

— Les journaux ? et je lus dans les yeux du jeune homme une telle gêne que je compris qu’il n’osait me les communiquer.

— Ne craignez rien, je sais à quoi m’en tenir.

— Vous savez ? Quoi ?

— Que le « Monde » a insinué que j’étais mêlé de quelque façon à l’affaire Lafond.

— Savez-vous que l’on vous cherche ?

— Qui ?

— Les détectives. Ils sont venus trois fois au bureau depuis hier matin. Mademoiselle Lorraine et moi, nous avons été convoqués chez le Directeur de la Police, nous avons dû fournir caution pour être laissés en liberté.

— Comment ? Pourquoi ?

— Pour l’incorporation de la compagnie « La Digue Dorée, Incorporée ».

— Mais quel rapport avec l’affaire Lafond ?

— On a retrouvé les lettres de menaces adressées à Mouton et Durand et après nouvel examen, on a découvert qu’elles étaient signées « La Digue Dorée » et non « La Ligue Dorée », c’était un défaut de clavigraphe qui faisait prendre le D pour un L ; mais en examinant à la loupe, on a retracé le D au complet, surtout sur les deux premiers billets. Or, prétend-on, comme les rapports publiés par les journaux n’avaient mentionné que « Ligue Dorée », ceux qui ont demandé l’incorporation de la compagnie devaient nécessairement être du nombre des ennemis de Lafond.

— Et l’on vous a questionnés ? Qu’avez-vous répondu ?

— La vérité. Que nous ne connaissions rien à cette affaire, que nous avions signé la demande d’incorporation à votre requête, comme cela se pratique chaque jour, que vous étiez en voyage ; mais que vous ne tarderiez pas à revenir et qu’alors vous donneriez toutes les informations que vous jugeriez à propos de donner.

— Je n’ai pas dit où vous étiez allé, continua Mademoiselle Lorraine, je ne voulais pas que l’on vous dérangeât.

— Je vous remercie. Je sais que vous avez confiance en moi, que vous êtes persuadés que je ne me permettrais pas de vous mêler à une affaire qui ne serait pas absolument honnête. Quoiqu’il arrive, je vous prie de me conserver cette confiance absolue.

— Soyez sans crainte, reprit la jeune fille et comptez sur notre entier dévouement.

— Merci encore une fois et à présent, je vais aller voir Monsieur le Directeur de la Police.

Dix minutes plus tard, je frappais à la porte du bureau de ce dernier et lui faisais tenir ma carte.

— Enfin, on vous retrouve, homme mystérieux ! me dit le Directeur en me présentant un siège. Je regrette ce qui arrive, mais l’opinion publique est tellement surexcitée que si vous ne vous étiez pas présenté aujourd’hui, nous aurions été contraints de vous faire rechercher.

— Vraiment ? Je suis confus du désagrément que je vous cause. Et pourrais-je savoir au juste la raison de cet émoi ?

— Un simple renseignement, notaire, un renseignement qu’il vous sera très facile de me donner : Pour quel client avez-vous demandé l’incorporation de la « Digue Dorée, Incorporée » ?

— Monsieur le Directeur, je pourrais vous raconter toute une histoire comme les reporters de journaux à sensations ont seuls le talent d’en inventer, histoire qui serait cependant l’absolue vérité ; mais je suis persuadé d’avance que vous ne la croiriez pas. Je pourrais vous dire que je ne connais ni le nom, ni le domicile du mystérieux client qui a retenu mes services pour cette demande d’incorporation ; mais à quoi bon. D’ailleurs, pourrais-je vous fournir toutes les informations que vous désirez de moi, que je ne le ferais pas, car mon client m’a demandé le secret et je n’ai pas l’habitude de forfaire à mon serment d’office. Je suis même surpris que vous m’en aviez fait la demande.

— Alors, Notaire, je me vois dans la triste nécessité de vous retenir aux quartiers généraux comme témoin important dans l’affaire Lafond.

— L’affaire Lafond ? Mais au fait, y a-t-il une affaire Lafond ?

— Oui, Monsieur, il y a une affaire Lafond depuis hier après-midi, depuis que Paul Durand a déposé une plainte contre inconnus sous l’accusation de retenir séquestrés ses amis Lafond et Mouton. Or ces inconnus étaient les seuls à savoir que le protonyme de la bande était « La Digue Dorée » et non « La Ligue Dorée ». Nous retrouvons ce nom de « La Digue Dorée » en substance dans la charte que vous avez demandée du gouvernement de Québec. Concluez pour moi, Notaire. Ou vos clients sont les bandits qui ont enlevé Lafond et Mouton, ou… N’est-ce pas logique ?

— D’une vraie logique de fonctionnaire, Monsieur le Directeur.

J’avoue qu’en dépit de ma maîtrise sur moi-même, je me sentis tout à fait désemparé quand on me laissa seul en cette salle où avaient séjourné les gens les plus hétéroclites : mais cet abattement ne fut que momentané. Je restai près d’une heure à réfléchir, je repassai en mon esprit toutes les phases à moi connues de l’affaire Lafond, je soupesai tous les faits rapportés. Allons, me dis-je, voici un homme que l’on rapporte comme mort et cependant il serait encore vivant. Mouton a vu son cadavre et Mouton était son compagnon depuis plusieurs mois, il est vrai que Mouton est un ivrogne et que, de son propre aveu, il s’était enivré le matin même de l’accident ou du crime. Et si Lafond est vivant, comment admettre que l’on ait réussi à le soustraire aux recherches de l’armée de chercheurs lancée à sa poursuite ? Toute la plausibilité de la séquestration de Lafond repose sur le fait de la mine qu’il aurait découverte ; mais le ministère des Mines déclare qu’aucun permis minier n’a été pris au nom de Lafond et peut-on imaginer que l’homme instruit et intelligent qu’était Lafond ait découvert une mine et ne l’ait pas piquetée ? Non toute cette affaire ne peut-être qu’une fumisterie monumentale. Et cependant Jeannette Chevrier déclare avoir reconnu son fiancé ! Ne serait-ce pas plutôt ? Mais oui, c’est bien cela… « Et, comme un éclair, la vérité se fit jour en ma pauvre tête. Mais oui, c’était simple ! Je comprenais maintenant pourquoi on m’avait recommandé avec tant de sollicitude d’entourer ma demande d’incorporation de tant de mystère…

Dès ce moment je sentis pénétrer en mon âme ce calme serein que donne la solution obtenue, j’avais cessé de marcher à l’aveugle et ma coopération aux projets de mes clients n’en serait que plus efficace.

En quelques instants ma résolution fut prise. Je fis téléphoner à Maître Labrosse, le célèbre criminaliste montréalais, retenant ses services. Le fameux avocat se rendit immédiatement à ma requête et un quart d’heure plus tard, j’étais en conférence avec lui. À une heure, je comparaissais devant le juge. Sur ma demande, mon défenseur soumettait que je ne refusais pas de donner les informations demandées ; mais, comme il me faudrait pour cela violer le secret professionnel, je désirais demander l’autorisation du Conseil de la Chambre des Notaires. C’était obtenir un délai de six jours pour le moins.

Ma requête fut accordée par le Président du tribunal et je fus remis en liberté sous cautionnement conjoint de trois de mes confrères.