La constitution essentielle de l’humanité/8

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LA BIBLIOTHÈQUE SOCIALE



§ 1

Composition de la Bibliothèque en 1881.

Sous ce titre « la Bibliothèque sociale », je comprends les nombreux documents que j’ai publiés sur la science sociale depuis 1855, après avoir observé sans rien écrire, pendant vingt-six années, les populations de l’Europe et de l’Asie occidentale. J’ai été secondé dans la réunion des matériaux par divers collaborateurs. J’ai cité les noms des personnes qui m’ont donné ce genre de concours ; mais j’ai souvent regretté de ne pouvoir vaincre, sur ce point, les résistances opposées à mon désir. C’est ce qui est arrivé notamment pour la publication des monographies de familles, qui constituent la partie essentielle de mon principal ouvrage les Ouvriers européens. J’ai signalé en tête de chacune d’elles les hommes qui m’ont secondé dans l’observation des faits ; mais je n’ai pu citer que deux fois les noms des femmes qui, vu leur aptitude spéciale pour les choses de la vie domestique, ont été presque partout mes principaux auxiliaires.

Le tableau synoptique inséré ci-après ne signale pas tous les documents composés par moi ou publiés sous ma direction. Il comprend tous les ouvrages nécessaires à la bibliothèque d’un homme studieux qui veut connaître les vérités de la science sociale et lire avec fruit la presse périodique de l’école.

TITRES DES OUVRAGES TITRES ABRÉGÉS POUR
LES RENVOIS
OUVRAGES PUBLIÉS AU 1er MARS 1881
Les Ouvriers européens, 1re édition, 1 vol. in-folio 
Les Ouvriers européens, 2e édition, 6 vol. in-8o 
Tome I. La Méthode d’observation ; ou le même tome légèrement modifié pour l’école des voyages ; tiré hors de la série, sous le titre de La Méthode sociale 
Tome II. Les Ouvriers de l’Orient à familles stables 
Tome III. Les Ouvriers du Nord à familles stables 
Tome IV. Les Ouvriers de l’Occident à familles stables 
Tome V. Les Ouvriers de l’Occident à familles ébranlées 
Tome VI. Les Ouvriers de l’Occident à familles désorganisées 
Les Ouvriers des deux mondes, 5 vol. in-8o 
Tome Ier. 1857 
Tome II. 1858 O m, 1858, II. 
Tome III. 1861 O m, 1861, III. 
Tome IV. 1862 O m, 1862, IV. 
Tome V. 1re partie, 1875. (V. ci-après Appendice de 1893, III, 1 et 5.) 
La Réforme sociale en France, 6e édit., 4 vol. in-18 
L’Organisation du travail, 4° édit., 1 vol. in-18 
L’Organisation de la famille, 2" édit., 1 vol. in-18 
La paix sociale après le désastre de 1871, 2e édit., 1 vol. in-18 
La Correspondance sociale, 8 broch. in-18 
La Constitution de l’Angleterre, 2 vol. in-18 
La Réforme en Europe et le Salut en France, 1 vol. in-18 
La Question sociale au xixe siècle, 1 broch. in-18 
La Constitution essentielle de l’humanité, 1 vol. in-18 
ESSAIS PROGRESSIFS DE PUBLICATIONS PÉRIODIQUES
Bulletins annuels de la Société d’Economie sociale.
Tome Ier. 1865 et 1866 
Tome II. 1867 et 1868 
Tome III. 1869 à 1872 
Tome IV. 1873 à 1875 
Tome V. 1875 à 1877 
Tome VI. 1878 à 1879 
Tome VII. 1re partie, 1880 
Annuaires des Unions et de l’Économie sociale.
Tome Ier. 1875. — Publication annuelle 
Tome II. 1876. — — 
Tome III. 1877 et 1878. — Publication trimestrielle 
Tome IV. 1879. 
Tome V. 1880. 
FONDATION DÉFINITIVE DE LA PRESSE PÉRIODIQUE
La Réforme sociale. — Revue bi-mensuelle. (V. ci-après Appendice de 1893. III, 4 et 5.) 
OUVRAGES

O e, 1855.
O e, 1877-1879.

O e, I — Ms.
O e, 1877, II.
O e, 1877, III.
O e, 1877, IV.
O e, 1878, V.
O e, 1878, VI.
O m, 1857-1875.
O m, 1857, I.
O m, 1858, II.
O m, 1861, III.
O m, 1862, IV.
O m, 1873, V.
R s, 1878.
O f, 1877.
O f. 1875.
P s, 1876.
C s, 1875.
C a, 1875.
R e, 1875.
Q s, 1879.
C e, 1881.



B p, 1865-1866.
B p, 1867-1868.
B p, 1869-1872.
B p, 1873-1875.
B p, 1876-1877.
B p, 1878-1879.
B p, 1880.

A p, 1875.
A. p, 1876.
A p, 1877-1878.
A p, 1879.
A p, 1880.



R p, 15 janv. 1881.

Ce tableau synoptique, complété ci-après par l’histoire de la Bibliothèque sociale (§ 3), indique à la fois le but que se sont proposé les fondateurs de cette institution, la voie qu’ils ont suivie depuis 1855, et le point précis qu’ils ont atteint le 15 janvier 1881, c’est-à-dire au moment même où j’écris ces lignes. Le but est la publication du plan de réforme signalé pour la première fois dans les Ouvriers européens. La voie suivie est celle qui nous a conduits, grâce à une série d’efforts persistants et progressifs, de la publication de ce livre à l’institution d’une vraie presse périodique. Le point d’arrivée est la distribution du premier numéro de la revue nommée la Réforme sociale, instituée par une corporation commerciale, ayant pour titre « Société de la réforme sociale ». Je vais indiquer successivement le régime financier de cette corporation, puis les conditions de succès, en vue desquelles les fondateurs l’ont adopté.

Dès l’année 1856, époque où fut fondée la Société d’économie sociale, je fus souvent invité par l’Empereur, par les membres de l’Académie des sciences, par le baron James de Rothschild et les riches commerçants qui accordaient leur patronage à cette société, à lui créer un organe dans la presse périodique. Ces instances redoublèrent en 1865, quand l’impuissance relative des livres eut été constatée : lorsque, malgré la publication des Ouvriers européens et de la Réforme sociale (1864), le Corps législatif rejeta la proposition de M. le baron de Veauce tendant à restaurer l’autorité paternelle.

Les patrons de la Société d’économie sociale constituèrent alors un capital de 120000 francs, qui fut jugé nécessaire pour la fondation d’une revue hebdomadaire, ayant pour but la réforme sociale de la France. Aux termes des lois françaises, les personnes qui avaient pris l’engagement de fournir ce capital durent adopter un projet d’acte qui en attribuait l’exploitation à une société commerciale en commandite ; mais elles n’avaient nullement le gain pour objet. Loin de là, elles avaient l’intention bien arrêtée d’allouer, à titre d’encouragement, au gérant et aux rédacteurs, les intérêts et les bénéfices que cet acte attribuait aux fondateurs de la société. En conséquence, dans le cas où leur projet aurait été mis à exécution, elles se proposaient d’appeler cette société « la corporation de la réforme sociale ». Bien que la principale difficulté de ce genre d’entreprise fût ainsi écartée par la générosité des fondateurs, notre projet ne fut point réalisé pendant les cinq années qui précédèrent la chute de l’empire. Nous ne pouvions alors nous appuyer sur les convictions énergiques qu’a développées aujourd’hui dans le cœur d’une jeunesse dévouée au salut de la patrie l’enseignement donné par notre école sur l’art des voyages et les monographies des familles ouvrières. Nous échouâmes par conséquent dans toutes les recherches qui furent faites à cette époque pour réunir les rédacteurs capables de mener l’entreprise à bonne fin.

Aujourd’hui, en ce qui touche les deux conditions de succès nécessaires à cette même entreprise, la situation est complètement renversée. L’ancien patronage de la Société d’économie sociale a été en grande partie désorganisé par les révolutions et les catastrophes nationales. Nous ne disposons plus du capital qu’avait réuni la « corporation commerciale de 1865 » ; mais, par compensation, ces événements mêmes ont excité le zèle des membres survivants de cette corporation ; et, grâce à leur concours, l’école de la paix sociale a été fondée sur un enseignement solide. L’organisation de cet enseignement, donné jusqu’à ce jour exclusivement dans la vie privée, forme en ce moment plusieurs maîtres qui, unissant la connaissance du monde moral à celle du monde physique, offrent déjà les premiers rudiments du personnel apte à fonder l’université sociale (VI, 10). Ces maîtres, de leur côté, en enseignant l’art des voyages et la méthode, ont formé des disciples dressés à la connaissance des vérités sociales par le travail des monographies de familles. C’est parmi les hommes ainsi formés que notre nouvelle corporation a trouvé les rédacteurs de sa revue et le rédacteur en chef gérant. Quant à la difficulté que nous opposait la situation financière, nous n’avons pas tenté de la résoudre en faisant appel à la Société d’économie sociale et aux Unions de la paix. Nous savons que, dans les circonstances actuelles, elles ont engagé leurs ressources pour d’autres couvres de bien public. Nous nous sommes donc décidés, mes amis et moi, à nous contenter provisoirement d’une publicité bi-mensuelle, et à constituer nous-mêmes dans un cercle restreint le capital que notre rédacteur en chef, jugeait suffisant dans le cas où un certain concours des sociétés-sœurs serait assuré à la revue nouvelle. Ce concours est acquis à la Réforme sociale par une combinaison qui n’augmente pas les cotisations annuelles, mais qui permet à chaque membre des Unions et au conseil de la Société d’économie sociale de changer, dans certains cas, l’emploi attribué antérieurement à ces cotisations. De son côté, la Revue s’emploie à développer les cinq institutions de notre école, savoir : la Société d’économie sociale, le Comité de la Bibliothèque, les Conférences de la paix, les Unions de la paix sociale et l’école des voyages.

Le plan adopté par la corporation de la Réforme sociale se résume, en une formule simple : subordonner l’avenir de cette sixième institution aux résultats de l’expérience et à l’avis des maîtres qui dirigent les travaux des cinq autres. En ce qui touche les décisions à prendre au sujet de cet avenir, deux cas peuvent se présenter. Dans le premier, il faudra revenir à la conclusion qui avait été admise en 1865 : rendre la Revue hebdomadaire en l’adaptant, comme en Angleterre et aux États-Unis, aux convenances des familles qui observent le repos du dimanche, et qui désirent trouver, ce jour-là, une diversion morale et intellectuelle au travail de la profession ; appeler alors un capital supplémentaire et augmenter le prix de l’abonnement. Dans le second cas, conserver le régime actuel ; et, si le succès survient, consacrer les bénéfices à une rétribution supplémentaire des rédacteurs et à l’amélioration de la Revue.

Dans tous les cas qui peuvent se présenter, la Revue a pour mission de développer, au sein de la Société d’économie sociale, le patronage scientifique qui lui a donné naissance. Elle lui procurera ainsi les ressources nécessaires pour mener de front, avec une activité suffisante, les deux publications qui lui sont spéciales. La première est une collection de monographies de familles ouvrières, ayant pour titres : les Ouvriers des deux mondes ; créée en 1856, elle fait suite à la collection nommée les Ouvriers européens. La seconde est le Bulletin des séances de cette Société, où les membres expriment les conclusions qu’ils tirent des faits exposés dans ces deux collections. Les monographies de l’Europe, œuvre individuelle, sont closes depuis 1855 ; celles des Deux Mondes, œuvre collective, se poursuivront tant que durera la Société qui les a commencées. Le rapprochement des deux collections fournira aux historiens de l’avenir une connaissance qui a manqué aux historiens du passé : celle des changements survenus dans la condition physique et morale de l’humanité, à mesure qu’a été restreinte l’étendue des territoires disponibles. (V. ci-après Appendice, I et III, 1.)

La Revue ne doit pas intervenir dans les débats politiques d’où sortira la réforme ; mais elle peut enseigner ainsi, en termes généraux, les conditions dans lesquelles celle réforme se produira. Le mal actuel provient de l’antagonisme qui divise maintenant les classes dirigeantes et les gouvernants des quatre partis réformistes. Tant que ce mal subsistera, la condition première de la guérison sera le retour à l’union qui a régné momentanément parmi eux de juillet 1848 au 2 décembre 1851 : il sera donc à désirer que le gouvernement du pays soit attribué aux hommes de paix qui ont l’ascendant moral nécessaire au rétablissement de cette union. Lorsque enfin, après de longs débats, la réforme sera opérée conformément aux principes et aux coutumes de la Constitution essentielle, une transformation se sera produite spontanément au sein des anciens partis. Il conviendra alors que le gouvernement appartienne aux hommes les plus capables, soit de conserver les coutumes et les principes ainsi restaurés par l’accord des quatre partis, soit de les modifier avec discernement, selon les changements survenus dans la condition des hommes et la nature des lieux.

Notre corporation ne peut concourir à l’œuvre de la réforme en secondant les tendances manifestées maintenant par l’un des quatre partis politiques ; mais elle leur sera utile à tous, en reproduisant par extrait dans sa revue les enseignements privés qui émanent des maîtres de notre école. Dans l’état rudimentaire de sa publicité naissante, la Réforme sociale ne consacrera qu’une place insuffisante à ces extraits ; mais elle les complétera par des renvois faits aux divers ouvrages de la Bibliothèque. Nous entrevoyons que renseignement oral des maîtres, ainsi complété par celui qu’offre la Bibliothèque, contribuera de deux manières à produire l’union des partis. Dans une première époque, quelques-uns de nos lecteurs, qui restent dans la vie privée et qui s’inspirent aujourd’hui de l’esprit de lutte ou de violence, apercevront les avantages que peut leur assurer l’esprit de paix : ils adhéreront publiquement aux doctrines de la Réforme sociale ; puis cette adhésion, reproduite dans de très petites brochures, continuera, dans la Bibliothèque, l’action exercée par les neuf premiers numéros de la Correspondance sociale. Les gouvernants qui disposent de la force publique inclinent plus à la lutte et à la violence, et, en conséquence, ils sont moins portés à la paix, mais, tôt ou tard, ils céderont à l’évidence produite par notre enseignement confirmé par notre pratique. La situation qu’ils occupent ne comporte pas une adhésion publique ; mais ils ont un autre moyen de manifester leur conviction : dans une seconde époque, ils autoriseront nos maîtres à justifier par un enseignement public l’utilité de notre doctrine ; dans la troisième enfin, ils les aideront à poser les premiers fondements de « l’université sociale ».

§ 2

Mode employé pour subdiviser les matières de chaque ouvrage, afin de compléter clairement les autres par des renvois à ces subdivisions.

La Bibliothèque sociale comprend, comme on le voit, de nombreux ouvrages. Elle enseigne la science des sociétés, c’est-à-dire les faits les plus importants et les plus compliqués que l’on puisse observer à la surface du globe terrestre. L’ensemble de la science ne peut être exposé avec tous les détails nécessaires que dans une série d’ouvrages distincts, ayant chacun pour objet certains groupes de faits principaux. En composant les ouvrages signalés au tableau précédent, j’ai voulu pourvoir à l’enseignement qui, dans l’état actuel de souffrance, me paraît indispensable aux classes dirigeantes de l’Europe.

Cependant, une collection ainsi composée d’une vingtaine d’ouvrages réduits, pour la plupart, à un petit volume, ne peut suffire à cet enseignement que si deux conditions sont remplies. En premier lieu, chaque ouvrage doit présenter, sur les matières qui y sont spécialement traitées, les détails nécessaires à l’intelligence de tous les autres. En second lieu, ces matières y doivent être tellement disposées qu’un lecteur, renvoyé par un autre ouvrage à l’une de ces matières, pour se procurer un complément d’information, puisse facilement le trouver. Le moyen employé pour satisfaire à ces deux conditions est d’un usage fréquent dans les ouvrages classiques de la science sociale : il consiste à établir, dans chaque ouvrage auquel des renvois peuvent être faits, des subdivisions qui se multiplient selon le degré de complication des matières. Quant à la rédaction des renvois, elle doit être faite, suivant les cas, en termes fort différents : elle est complexe, si l’auteur prévoit que la majeure partie de ses lecteurs ignorera l’existence de l’ouvrage auquel il les renvoie ; elle se réduit à une notation simple, même à l’égard d’un ouvrage compliqué, si l’auteur prévoit que ses lecteurs ont une connaissance suffisante de ce même ouvrage. Cette distinction importe beaucoup au progrès des études ayant pour objet la science sociale : je crois donc opportun de la mettre en pleine lumière par un exemple.

Pendant longtemps, les Européens ont considéré la Bible comme le livre classique de la science sociale. Chaque famille en avait au moins une connaissance sommaire. Il en est autrement aujourd’hui, notamment en France ; en sorte que si la direction imprimée à l’enseignement primaire se perpétue et se développe, le nom même de ce livre sera oublié par une grande partie de la population. Lors donc qu’un auteur voudra rappeler aux Français une vérité transmise au moyen d’un verset du livre saint par la sagesse des siècles, il devra employer souvent une formule aussi longue que le verset lui-même. C’est ce qui arrivera notamment pour l’un des axiomes dont la connaissance est la plus nécessaire à l’Europe actuelle : pour celui qui signale le danger des discordes intestines. Pour indiquer cet axiome à nos descendants d’après l’édition en dix tomes du P. Carrières, il faudra intercaler dans le texte de l’auteur le renvoi suivant : (voir dans la Bible, l’évangile selon saint Matthieu, tome IX, chapitre xii, verset 25). Nos ancêtres, au contraire, étaient amplement avertis par le renvoi (Matth. IX, XII, 25).

Lorsque je publiai, en 1855, l’édition in-folio des Ouvriers européens, je ne soupçonnais pas que cet ouvrage deviendrait le livre classique d’une école composée de nombreux adhérents. Sous cette forme première, le livre, composé d’un seul volume, comprenait quatre parties indépendantes où les matières, au lieu d’être uniformément subdivisées en chapitres et en paragraphes, étaient classées sous des noms et selon des systèmes différents. De là il est résulté qu’en composant les ouvrages qui ont suivi ce premier livre, je n’ai pu y faire que des renvois insuffisants, quand ils se bornent à mentionner la page de l’in-folio classique. J’ai évité cet inconvénient dans la deuxième édition, publiée en 1879. Toutes les matières y ont été uniformément subdivisées en tomes, en chapitres et en paragraphes nombreux. Le même plan de subdivision sera adopté pour les éditions nouvelles et les livres nouveaux. Quant au titre employé pour désigner chaque ouvrage auquel renverront ces éditions et ces livres, il sera pris dans le tableau synoptique qui précède : ce sera le texte de la première colonne si, comme le présent livre, ils doivent avoir pour lecteurs le public ; ce sera la désignation abrégée de la seconde, s’ils sont spécialement destinés à l’enseignement de l’école.

§ 3

Histoire de la Bibliothèque

J’ai dit, dans les Ouvriers européens, l’origine de la Bibliothèque sociale. Je l’ai rappelée en termes plus précis dans le présent livre. La pensée première de l’œuvre a été conçue en juillet 1848, après les deux effusions de sang qui avaient eu lieu à Paris en février et en juin. Cette pensée ne vint pas de moi : elle naquit tout à coup dans l’esprit des quatre partis réformistes qu’avaient créés nos révolutions, mais qui, à la vue des maux de la patrie, se trouvèrent alors réunis par l’évidente nécessité de la réforme sociale. Sur l’indication de plusieurs notabilités du temps qui, pendant les années précédentes, avaient suivi mes travaux pour en appliquer les résultats, quelques chefs de ces partis vinrent alors m’inviter à publier les faits sociaux que j’avais recueillis et les inductions que j’en avais tirées. Cette invitation contrariait directement le plan de vie que je m’étais tracé. Déjà en 1837, à l’époque de mon mariage, j’avais dû opter une première fois entre les applications solides de ma science préférée, la métallurgie, et les vaines conceptions de la politique contemporaine. Je résistai d’abord énergiquement aux instances qui m’étaient faites. Je cédai ensuite au sentiment patriotique qui inspirait mes amis ; mais je m’engageai seulement à publier un ouvrage qui serait intitulé les Ouvriers européens, et fournirait les informations nécessaires aux hommes d’État unis pour opérer la réforme en France et en Europe. J’ai indiqué dans le présent livre comment l’union de ces hommes fut rompue par l’acte de violence de décembre 1851, et comment la persistance de cette rupture, malgré l’exécution ponctuelle de mon engagement, a retardé jusqu’à ce jour l’accomplissement de la réforme (VI, 11). J’ai maintenant à expliquer comment, par un concours de circonstances imprévues, l’engagement de 1848, qui se réduisait à publier un seul livre, m’a conduit, de proche en proche, à écrire une Bibliothèque.

Lorsqu’en juillet 1848, je quittai Paris pour compléter, par sept voyages successifs, l’observation des faits sociaux recueillis en Europe et en Asie pendant les dix-huit années précédentes, j’étais tombé d’accord avec mes amis sur le but et le plan de la réforme sociale qui était nécessaire à la France. Ces mêmes convictions étaient partagées par la plupart des hommes d’État qui avaient été gagnés à la cause du salut social et qui, s’appuyant sur le livre dont la publication était convenue, en principe, devaient procéder à « la réforme pacifique des idées et des institutions ». Cette convention avait pour base un fait nouveau. Les partisans de la monarchie traditionnelle, et les hommes attachés aux deux monarchies qu’avait successivement instituées l’usage du droit de révolte (VI, 6) s’étaient, pour la première fois, entendus avec les hommes de paix que la force des choses rattachait au principe de la souveraineté élective. Ainsi associés, les chefs de nos quatre partis inclinaient tout naturellement vers l’esprit de conciliation dont j’ai indiqué précédemment le principe : ils devaient rechercher de bonne foi, pour chaque question de réforme, la distinction qu’il faut établir, à notre époque, entre les principes permanents et les « coutumes variables » de la Constitution essentielle (VI, 10 et 11) ; en d’autres termes, le choix à faire, dans chaque cas controversé, entre les traditions et les nouveautés nécessaires. Je pris confiance en l’avenir quand je vis l’Assemblée nationale revenir, en matière d’enseignement public, par la loi du 15 mars 1850, au régime libéral recommandé par le cardinal de Richelieu[1]. À partir de ce moment, je poursuivis donc, avec une nouvelle ardeur, mes quatre derniers voyages de revision en Europe et en Asie.

Comme je l’ai dit ci-dessus, cet accord fécond des quatre partis réformistes n’existait plus, en mai 1855, lorsque mon livre fut enfin publié après un rude travail. L’acte de violence d’où sortit le second empire n’eut pas seulement pour résultat d’empêcher les trois autres partis de donner leur concours à la réforme dans le parlement et le ministère. Rendus, par cet acte même, méfiants les uns envers les autres, les trois autres partis cessèrent de se concerter pour accomplir la réforme. En présence du changement survenu, sous ces influences, dans les rapports mutuels des partis politiques, je ne retrouvai pas, en 1855, la liberté d’esprit sur laquelle je comptais depuis sept ans. Non seulement je ne pus revenir à ma science favorite, mais je fus conduit, quelques mois après la publication des Ouvriers européens, à occuper une nouvelle situation, dans laquelle je dus poursuivre, en m’appuyant sur les vérités de la science sociale, la réforme que les chefs de parti ne voulaient plus entreprendre, ni dans la vie publique, ni même dans la vie privée.

Ma nouvelle mission se présentait dans des circonstances favorables. Précisément à l’époque où je publiais les Ouvriers européens, l’Empereur me nommait commissaire général de l’exposition universelle pour la proposition du prince Napoléon, qui présidait à la commission impériale. Déjà, l’année précédente, il avait appris que l’Académie des sciences se proposait d’accorder le prix de statistique à mon ouvrage, et, en conséquence, il en avait autorisé l’impression à l’imprimerie impériale. Le secrétaire perpétuel de cette Académie lui avait, en outre, exposé la nature des inductions sociales que j’avais dû séparer de mes travaux numériques, pour que l’ouvrage pût être signalé au public par la délivrance de ce prix spécial.

Parmi les conclusions ainsi omises dans la première édition des Ouvriers européens figurait, avant toutes les autres, la nécessité d’assurer au peuple le pain quotidien, c’est-à-dire de satisfaire l’un des deux besoins que j’ai nommés « essentiels » dans le présent livre. Ce fut cette idée qui attacha tout d’abord l’Empereur à mes travaux. Il accordait à la souffrance physique du pauvre une compassion que je n’ai vue développée au même degré chez aucun de mes contemporains. Ceux qui approchaient habituellement de sa personne constataient qu’il avait « la main ouverte » ; et ils comprenaient bientôt la convenance de mettre des bornes aux appels qu’on les priait de faire à son extrême générosité. L’Empereur voyait le salut de la France dans la restauration de l’autorité paternelle. Il fondait cette conviction sur les deux motifs principaux rappelés dans le résumé et la conclusion du présent livre. Selon les déclarations qu’il réitérait avec force, pendant ses nombreuses visites à l’exposition de 1855, cette autorité donnait satisfaction aux deux besoins essentiels. Le bienfait en était acquis à la société quand deux conditions étaient remplies : quand le pain quotidien est assuré aux familles par la transmission intégrale du foyer domestique et des autres instruments de travail que les ancêtres ont réunis ; quand la pratique de la loi morale est garantie par une bonne éducation que les descendants ont reçue avec des sentiments de respect et d’obéissance. Il comprenait que le sort d’une société est subordonné à l’organisation de la famille ; et c’est par lui que j’ai d’abord connu la pensée de Vico, placée comme épigraphe en tête du présent livre. À cet égard, je n’ai découvert chez lui qu’une lacune, due à l’absence de certaines notions concernant l’ordre économique : il ne comprenait pas assez que la transmission intégrale du patrimoine n’est possible et ne se concilie avec l’intérêt de tous les descendants que si l’esprit d’épargne règne dans la famille, avec le mépris du luxe et de la mode dans le régime des repas, des mobiliers et des vêtements. L’impulsion malsaine imprimée aux mœurs publiques et privées par le luxe de la cour, et surtout par le système antisocial des nouvelles habitations urbaines adoptées en France, furent les calamités du second empire. J’ai souvent entendu la critique de ce régime dans la bouche même de dames appartenant à la famille impériale. À cette exception près, l’Empereur trouva dans mon ouvrage les idées de réforme dont le germe existait dans son esprit, idées dont le développement avait été supprimé dans le corps de cet ouvrage, mais dont la trace était visiblement conservée dans l’Appendice. À plusieurs reprises, l’Empereur m’exprima chaudement la satisfaction avec laquelle il avait rencontré la confirmation de ses propres idées dans un livre conçu et patronné par « la science », en dehors des préoccupations de la politique. Ce sentiment se développa encore de 1855 à 1858, par la lecture persistante de mon in-folio[2] ; il explique la confiance qui me fut accordée, pour l’étude des questions sociales, jusqu’à la chute de l’empire. L’Empereur, en effet, me fit appeler à plusieurs reprises aux séances du conseil privé[3] ; il daigna me nommer conseiller d’État après l’exposition universelle de 1855 et m’élever à la dignité de sénateur après celle de 1867[4] ; il me consulta constamment sur les projets de réforme qui lui étaient proposés ou qui étaient le fruit de ses propres réflexions[5] ; enfin, il créa, pour ainsi dire, la Bibliothèque sociale en me chargeant de réagir par un livre contre les divers préjugés nationaux auxquels il se heurta successivement, et qui s’opposèrent en définitive, sous son règne, à la réforme sociale de la France[6].

J’ai démontré dans ce livre que la réforme sociale de la France aura pour point de départ la restauration de l’autorité paternelle, formulée en principe par l’article 371 du Code civil, d’après le texte du Dialogue, mais contrairement à l’esprit qui a inspire l’ensemble de ce même Code. J’ai maintenant à indiquer les causes qui, de 1855 à la fin de l’empire, me sont apparues comme les principaux obstacles opposés à la réforme.

La cause première de ces obstacles est l’erreur qui porta nos législateurs révolutionnaires à violer les deux principes éternels de la Constitution essentielle avec l’espoir, toujours déçu depuis lors, de trouver dans cette violation le moyen de fonder leurs gouvernements éphémères. Parmi ces législateurs, les plus coupables furent ceux de la Convention[7], puis ceux du consulat et du premier empire[8].

Pour revenir aux coutumes de transmission intégrale, il suffit de se reporter aux motifs allégués pour établir le partage forcé. Or, pendant une lutte de quatorze années, les partisans du régime actuel l’ont toujours défendu par des arguments fondés sur l’esprit de justice et l’intérêt des héritiers. Cette erreur est adoptée par l’opinion publique ; elle a beaucoup contribué, jusqu’à ce jour, à empêcher la réforme sociale de la France.

L’erreur qui perpétue le partage forcé de la propriété foncière pèse particulièrement sur les classes ouvrières. À notre époque de suffrage universel et d’antagonisme social, les ouvriers des villes donnent généralement à leurs votes une direction opposée à l’accomplissement de la réforme. D’un autre côté, la liberté de réunion, qui leur a été partiellement rendue par la loi du 6 juin 1868, commence à porter ses fruits : elle a formé quelques hommes capables de discerner leurs véritables intérêts : il y a donc opportunité à organiser sur ce point en leur faveur un enseignement spécial.

En général, les quatre partis politiques qui par leurs divisions perpétuent la souffrance actuelle ont des opinions fort diverses sur les questions que soulève la restauration de l’autorité paternelle. Les uns, comme les hommes de la Convention et les fondateurs du premier empire, s’inspirent des idées qu’ils croient favorables à leur cause ; dans chaque parti, la majorité offre une diversité extrême d’opinions, selon les circonstances qui ont mis pour eux en lumière ou les ont empêchés de connaître les vrais intérêts de la famille. Cette diversité d’opinions est le grand obstacle contre lequel s’est constamment heurté l’Empereur dans la poursuite de ses projets de réforme. Cet obstacle sera difficilement écarté, même par des hommes de bonne foi cherchant individuellement la vérité dans les livres ou dans la presse périodique. La lumière se fera aisément, au contraire, dans l’esprit des chefs de parti, le jour où ils seront unis, comme ils l’étaient en juillet 1848, pour discuter contradictoirement les conditions de la réforme. C’est en vertu de ce motif que l’enseignement donné par les livres et la presse périodique de notre école doit tendre surtout aujourd’hui à rétablir l’union des quatre partis, qui fut désorganisée par l’acte de violence du 2 décembre 1851.

Un fait qui a produit sur mon esprit une impression profonde me conduit de plus en plus à résumer dans cette tendance le point de départ de la réforme.

En novembre 1869, par ordre de l’Empereur, je me rendis au palais de Saint-Cloud, à un dîner de famille. Ce dîner fut suivi d’un entretien particulier qui se prolongea pendant plus de deux heures. Dans cet entretien, l’Empereur me chargea de faire, au sujet de la réforme sociale, une tentative suprême : il me confia la mission de rappeler « en son propre nom » les principes de l’organisation du travail et de l’organisation de la famille, à cinq sénateurs. Il me désigna expressément les noms de ceux qu’il jugeait les plus aptes à produire par leurs discours impression sur le sénat, et à provoquer ainsi, dans ce corps, un mouvement d’opinion favorable à la restauration de l’autorité paternelle. Je remplis de mon mieux cette mission, mais j’échouai, comme en 1858 devant le Conseil privé, et en 1865 devant plusieurs membres du Corps législatif, parce que je trouvai mes confrères imbus de convictions inébranlables. Le plus perspicace et le plus habile, l’un des deux hommes qui pourraient encore aujourd’hui accomplir la réforme, me chargea de dire à l’Empereur qu’il se croyait incapable de remplir ses intentions, vu que la majorité du sénat partageait l’erreur de la nation entière. L’un d’eux se montra plus égaré que les autres par l’enseignement qui persuade aux légistes français que la loi écrite a plus d’autorité que la Coutume : il répondit moins nettement à l’invitation que je lui transmis au nom de l’Empereur ; mais, peu de temps après notre entretien, son fils publia une brochure favorable à la conservation du régime actuel de partage forcé.

Le suprême effort qui m’a été demandé en novembre 1869 n’a donc pas été plus fructueux que les précédents. Toutefois, quand je récapitule dans ma pensée les nombreux rapports que j’ai eus depuis 1855 avec l’Empereur, je trouve que l’entretien de Saint-Cloud a mis pour moi en pleine évidence l’idée maîtresse dont nos gouvernants doivent s’inspirer pour accomplir la réforme. Dans cet entretien, en effet, l’Empereur se montra découragé à la vue des « points noirs » qui apparaissaient de toutes parts, et inquiet de la responsabilité qu’il avait assumée lors de son avènement au trône. Plusieurs de ses expressions me donnèrent lieu de penser qu’il regrettait l’époque où, de concert avec les quatre partis réconciliés, il promulguait la loi du 15 mars 1850, qui développa la liberté de l’enseignement secondaire, et celle du 31 mai (même année), qui restreignit certaines exagérations du suffrage universel.

Puisse cet exemple devenir un enseignement salutaire pour notre nation ! Puissent nos gouvernants éviter à l’avenir le recours à la violence ! Puissent-ils surtout, pour opérer enfin la réforme, se concerter, sous l’inspiration de l’esprit de paix, avec les classes dirigeantes qui président à la direction des quatre partis politiques !

§ 4

Concours apporté par la maison Mame, de Tours, à la création de la Bibliothèque, ainsi qu’à la réforme sociale de la France et de l’Europe.

L’histoire de la maison Marne confirme un fait signalé dans tous mes écrits, à savoir : la mission bienfaisante exercée, dans tous les arts usuels, par ceux que Platon nommait « les hommes divins » et que j’ai appelés plus simplement « les Autorités sociales ». Sous tous les régimes sociaux, quand leurs voisins cèdent aux entraînements provoqués par les alternances de succès et de revers, ces hommes restent fidèles aux sentiments et aux coutumes de leurs ancêtres. Ils conservent au foyer domestique et à l’atelier de travail la stabilité et la paix, c’est-à-dire les deux grands symptômes du bonheur. Même au milieu des catastrophes, ils transmettent aux générations nouvelles les bons exemples qui peuvent ramener les nations souffrantes à la prospérité.

En 1796, M. Amand Mame fondait rétablissement et se mettait courageusement à imprimer, dans les conditions de bon marché imposées par les circonstances, de bons livres pour les écoles et les églises qui se rouvraient au début du siècle. Les exemples d’énergie et de persévérance qu’il donnait à son fils furent pour celui-ci la meilleure des écoles. En 1831 et en 1833, le fondateur s’associait successivement son gendre et neveu, M. Ernest Mame, puis son fils, M. Alfred Mame. Quinze années de travail et de progrès assurèrent l’avenir de l’entreprise. En 1845, M. Alfred Mame resta seul à la tête de cette industrie, qu’il connaissait dans tous ses détails et dont il devait porter si haut la destinée. Le modeste établissement créé par son père et que son fils, à son tour, l’aide maintenant à diriger, est devenu « la plus vaste fabrique de livres du monde ». Sa production dépasse 20.000 volumes par jour, et il emploie environ 1.000 ouvriers, sans compter le personnel des industries qui l’alimentent. Le rêve de M. Alfred Mame était de fabriquer « tout un livre », c’est-à-dire de recevoir le papier blanc et de livrer le volume relié : ce rêve, il l’a pleinement réalisé. Par la beauté des caractères, le fini de l’exécution, la perfection achevée de la typographie et les grâces variées de l’illustration, les livres de MM. Mame, depuis le plus humble des livres d’heures jusqu’aux œuvres de grand luxe, ont été placés aux premiers rangs par les jurys des Expositions universelles de Paris, de Londres, de Rome, de Vienne, et ont plus d’une fois valu à la maison des distinctions exceptionnelles.

En même temps que la continuité des traditions de famille assurait ainsi à l’établissement créé par MM. Mame le plus éclatant succès, la paternelle sollicitude des patrons garantissait à leur personnel ouvrier les meilleures conditions matérielles et morales. Tout a été fait à cet égard : caisse de secours mutuels, secours aux veuves et aux orphelins, pensions de retraite pour la vieillesse, cité ouvrière, caisse de participation et de prévoyance, crèches, asiles, écoles et ouvroirs… À l’aide de ces diverses institutions, fécondées par le patronage de MM. Mame, le personnel entier de la maison est à l’abri de toute misère. La direction morale n’est pas moins prévoyante : suppression de l’ivrognerie et du chômage du lundi, maintien des bonnes mœurs, surveillance des jeunes filles, travail au foyer assuré aux mères de familles… Les chômages et les grèves sont inconnus, car MM. Mame ont spontanément relevé les salaires toutes les fois qu’une cause légitime le motivait. Aussi recevaient-ils, en 1867, l’un des grands prix qui furent alors décernés aux établissements où régnaient à un degré éminent l’harmonie sociale et le bien-être des ouvriers.

Après tant de travaux et de succès, MM. Maine n’ont pas cru leur œuvre terminée. Sans doute ils avaient toujours suivi la devise du fondateur de leur maison : « Publier de bons livres ; » mais ils voulurent contribuer plus directement à la guérison des maux de notre patrie. Dès les premiers mois de l’année 1870, à la vue des « points noirs » qui menaçaient le gouvernement du second empire, ils vinrent m’exposer leur désir et se concerter avec moi pour éditer au prix de revient, parfois même au-dessous, les ouvrages de la Bibliothèque. À cette époque, ils ont exprimé dans les termes suivants les motifs qui nous assuraient leur concours ; et, depuis lors, ils s’en sont constamment inspirés.


« Dès le début de notre carrière commerciale, nous avons compris la nécessité de développer nos ateliers dans les conditions qui pouvaient le mieux faire régner l’harmonie entre notre famille et celles qui lui sont attachées. Sous ce rapport, nous sommes restés soumis à certains usages qui tombent en désuétude dans beaucoup d’ateliers français ou étrangers.

« Or, en lisant les écrits de M. Le Play, nous fûmes tout d’abord frappés de deux traits principaux. En premier lieu, les Autorités sociales, dont l’auteur a recueilli avec tant de soin la pratique et la doctrine, ont conservé dans leurs ateliers toutes les coutumes qui ont eu, pour nous et pour nos ouvriers, les plus heureux résultats. Nous avons naturellement trouvé dans cette circonstance un motif d’attachement à notre tradition. En second lieu, ces mêmes Autorités gardent avec de grands avantages plusieurs autres coutumes qui n’auraient pas été moins bienfaisantes pour nous, si elles nous avaient été plus tôt connues. Ainsi, par exemple, nous constatons avec regret que les capitaux immobilisés dans la ville de Tours pour l’extension de nos ateliers, eussent produit dans la banlieue de meilleurs résultats pour nos ouvriers. Nous aurions pu, en effet, tout en leur assurant la même somme de salaires, les aider à conquérir les avantages matériels et moraux que donne partout la propriété du foyer domestique, lié à de petites dépendances a rurales. Nous avons dû conclure, de notre propre expérience, que la connaissance de ces coutumes, pratiquées en partie par notre maison, serait fort utile à une foule de manufacturiers qui les ignorent complètement et qui s’engagent, en conséquence, dans des voies fausses ou dangereuses. »

« Nous n’avons pas moins été frappés de l’accueil fait aux livres de M. Le Play. Ces livres n’offraient pas l’attrait de l’amusement ou de la curiosité, le luxe des images ou les autres causes de la réussite en librairie ; ils ne s’aidaient même pas des ressources de la publicité. Ils pénétraient cependant, avec un succès toujours croissant, parmi les classes éclairées, et spécialement parmi les personnes qui nous sont unies par les liens de l’amitié.

« L’accueil bienveillant fait à ces livres par les divers organes de la presse française a été pour nous un autre symptôme significatif. La pratique des Autorités sociales préposées à la direction des arts usuels est fondée, en partie, sur les innovations matérielles que nos contemporains admirent ; mais elle repose surtout sur la conservation des vérités morales et des principes traditionnels qu’ils oublient de plus en, plus. Or les livres de M. Le Play ont surtout pour but de décrire cette pratique : ils contrarient donc généralement le mouvement habituel de l’opinion. Dès lors, la sympathie, ou tout au moins la tolérance de la presse, nous sont apparues comme les signes précurseurs d’une prochaine réforme.

« Enfin nous avons beaucoup remarqué l’impression que ces mêmes livres ont produite hors de notre pays. À l’étranger, où l’on se méfie d’ordinaire de nos productions politiques, où l’on nous reproche les théories abstraites, arbitraires, déclamatoires et parfois perverses, les ouvrages de M. Le Play ont tout d’abord excité de l’étonnement et une sorte d’incrédulité. On semblait se demander si ce méthodique et respectueux observateur des saines coutumes était bien du pays qui, un certain jour, a prétendu déraciner toutes ces coutumes et les jeter au vent. »

Je résume, dans les termes suivants, la mission de bien public remplie sous nos yeux par les chefs de la maison Mame. En ce qui concerne le passé, ils ont poursuivi, sans relâche, le but que se sont proposé les Autorités sociales de tous les temps : ils ont voulu procurer à leurs ouvriers et à leurs autres collaborateurs les bienfaits qu’assurent la possession du pain quotidien et la pratique de la loi morale ; à cet égard, ils ont organisé tout ce qu’on peut tenter de nos jours en France, au milieu des influences malsaines qui se développent dans nos grandes villes et sous la pression des lois qui sapent incessamment dans nos familles le principe de l’autorité, de la stabilité et de la paix. En ce qui concerne l’avenir, ils espèrent inculquer les deux désirs qui les préoccupent à leur postérité, puis les satisfaire avec son concours. En premier lieu, transporter les ateliers actuels dans la banlieue de Tours et placer ainsi leurs ouvriers sous la salutaire influence de la vie rurale. En second lieu, fortifier le concours donné jusqu’à présent a la réforme sociale, par la vente à bas prix de la Bibliothèque : contribuer ainsi à la restauration de la famille stable, principe de toute prospérité.

[9]

§ 5

Jugements sur la Bibliothèque, émis en Angleterre, en Allemagne et en France.

(Extraits sommaires.)

ANGLETERRE

Extrait de la revue anglaise Saturday Review (5 juin et 23 décembre 1871).

« Devant le spectacle inouï que nous offre la nation ce française, on se demande si quelqu’un a pu prévoir et prédire l’étrange et triste chute de ce grand ce peuple, tombant au moment où il semblait jouir, dans l’ordre matériel, d’une prospérité exceptionnelle. Nous ne parlons pas d’une de ces prédictions habituelles aux moralistes et aux prédicateurs ; nous signalons un ouvrage rationnel et sérieux où les ce causes de la chute soudaine d’une des premières ce nations du monde, alors qu’elles étaient encore dissimulées sous des apparences de force et de succès, auraient été découvertes et démontrées distinctement par un esprit calme et pénétrant, que l’imagination ne guidait pas… Il y a un ouvrage qui ce répond à notre question ; c’est la Réforme sociale, ce publiée par M. Le Play dès 1864… »

Après avoir fortement constaté le caractère et la valeur scientifique de M. Le Play, ses longs travaux, ses voyages, sa vie d’observation, les résultats puissants auxquels il est parvenu, l’écrivain anglais montre M. Le Play tournant vers l’état de la France son esprit de comparaison et de critique ; il ajoute : « Cette longue étude de la société française le conduisit à condamner vivement la situation de son pays ; il exposa d’une manière claire et nette les motifs de cette condamnation, et il exprima pour l’avenir les plus sérieuses inquiétudes. Appréciant à leur juste valeur les théories abstraites et les remèdes héroïques auxquels l’opinion, en France, se confie volontiers, il ne pouvait espérer de guérison que dans une réaction morale, énergique et incessante. »

L’auteur de l’article revient, ailleurs sur la même idée : « En 1864, dit-il, dans un moment de grande prospérité, alors que personne ne songeait au danger, M. Le Play entreprit d’indiquer à ses concitoyens les périls auxquels la société française était exposée. Ces périls n’étaient pas du genre de ceux sur lesquels les ennemis du système impérial aimaient à s’appesantir… Les maux sur lesquels M. Le Play insistait sont ceux qui attaquent les caractères et les idées ; ce sont les coutumes vicieuses gouvernant les classes élevées aussi bien que les classes inférieures, pervertissant leur esprit, affaiblissant leurs facultés et leurs forces. »

Et ailleurs : « Selon M. Le Play, aucun changement de gouvernement, aucune violente révolution ne peut délivrer la France des deux maux qui l’affectent principalement, maux qui ne sauraient être guéris que par une amélioration lente, profonde, continue, dans le caractère, les opinions et les coutumes du corps social tout entier. »

Ailleurs encore : « M. Le Play ne pense pas que ce ces maux puissent être attribués exclusivement à certaines formes de gouvernement ou à des constitutions défectueuses ; il leur découvre d’autres causes, plus profondes ; et ces causes, presque invisibles, mais puissantes et toujours agissantes, il les constate et les signale à l’aide des lumières que lui fournissent l’examen attentif des faits et la comparaison de la société française avec les conditions sociales et les usages d’autres nations. » L’auteur de l’article énumère, à ce propos, quelques-unes des idées fausses dont M. Le Play voudrait guérir ses compatriotes : c’est tour à tour la confiance exagérée que l’on fonde sur les progrès des sciences et ceux de l’industrie ; l’erreur où l’on est que de pareils progrès puissent tenir lieu d’un bon état moral, qu’ils puissent même survivre à la perte de la moralité publique ; c’est encore l’ignorance où l’on est, en France, des vraies traditions historiques du pays. Il signale plusieurs conséquences funestes de ces erreurs, notamment les chimériques entreprises de réaction contre des abus, des antagonismes sociaux qui n’ont pas existé ; l’oubli ou l’abandon des principes et des institutions les plus salutaires, qui assurent ailleurs le bien-être et la liberté des populations.

Il faudrait reproduire tout l’article du Saturday Review, si l’on voulait donner une idée complète des formes variées parlesquelles l’écrivain anglais exprime son étonnement de trouver, en M. Le Play, un auteur qui avait si sûrement analysé et averti la société française. L’article se termine ainsi : « Si nous avions étudié dans ce livre il y a sept ans, nous aurions sans doute été frappés de la grande perspicacité dont M. Le Play fait preuve en indiquant si clairement la plupart des plaies et des faiblesses de la France. Nous aurions compris, notamment, que les mariages tardifs et stériles, le partage forcé des héritages, l’éducation vicieuse de la jeunesse, les idées fausses sur le régime du travail, pouvaient, à la longue, amener une catastrophe. Mais nous aurions supposé qu’il n’avait pas suffisamment aperçu certaines influences qui, à son insu, faisaient contrepoids et conservaient à la France sa force et sa vigueur, malgré les vices évidents de son état social… »

L’écrivain anglais insiste, dans son second article, sur plusieurs de ses jugements. Il admire surtout le courage avec lequel l’auteur combat les erreurs de ses concitoyens, et rappelle ceux-ci à l’observation du Décalogue. Selon lui, M. Le Play a été bien inspiré en attribuant la décadence de son pays à la violation de la triple loi du respect dû « à Dieu, source de toute autorité ; au père, son délégué dans la famille ; à la femme, lien d’amour entre tous les membres de la communauté ». L’écrivain conclut en recommandant l’étude des ouvrages de M. Le Play à « ceux qui ont charge du bien-être de l’Angleterre ».

ALLEMAGNE
Extrait de la Revue trimestrielle allemande (Deutsche Vierteljahrschrift, 1865, Heft IV, 2, Nr. cxii).


M. le docteur Schæffle, professeur à l’université de Tubingen, et depuis ministre du commerce de S. M. l’empereur d’Autriche, commence son article en exprimant sa surprise. Il s’étonne de ne pas trouver, dans la Réforme sociale, écrite par un Français, « des théories enfantines, mal digérées, prétendant improviser le bonheur de l’humanité, la transformation de la société…, des mots vides, des phrases brillantes…, un plan de réforme bâclé en une heure » ; mais bien, tout au contraire, le résultat mûri d’une foule d’éludés de détail, fondées sur l’expérience et les faits, » aussi opposées à l’esprit de réaction qu’à l’esprit de l’évolution ». M. Schæffle, abordant les opinions propres aux Autorités sociales, fait honneur à M. Le Play de la manière dont il expose leur doctrine, de l’érudition abondante et sûre qu’il apporte à l’appui de ses propositions. Il se montre particulièrement touché de la partie relative à la famille. « Il est rare, dit-il en terminant, de rencontrer un écrivain adonné aux questions sociales, qui soit à la fois le partisan de l’industrie et d’une religion positive, l’adversaire de la phraséologie sceptique et de la corruption intellectuelle, le défenseur des forces morales, et enfin le partisan de la méthode expérimentale, dans la critique du matérialisme moderne. Il est plus rare encore de trouver un auteur chez lequel ces sages principes soient le résultat de trente années d’étude. »

M. le docteur Schæffle place à la fin de son article une longue énumération des réformes réclamées dans l’ouvrage qu’il analyse. Comme M. Le Play, il pense que, pour sortir du cercle vicieux où elle est placée, la France doit les accomplir dans leur ensemble. Il pense aussi que, dans cette transformation nécessaire, il faut faire une part à l’action du temps ; et il loue M. Le Play d’avoir déclaré que le changement des institutions devait marcher de front avec la rectification des idées et le perfectionnement des mœurs.


Opinion émise par M. Wilhelm Roscher, dans l’ouvrage intitulé : Geschichte der national Œconomik in Deutschland ; grand in-8o, 1875 ; Munich, chez Oldenbourg.

M. W. Roscher, conseiller intime de la cour de Saxe, ancien recteur de l’Université de Leipzig, y professe depuis un demi-siècle l’économie politique. Il s’est acquis en Allemagne une haute renommée, en donnant pour bases à son enseignement l’étude de l’histoire et l’observation des peuples contemporains. L’ouvrage cité ci-dessus fait partie d’une collection en quatorze volumes publiée par l’Académie royale de Munich sur l’histoire des sciences en Allemagne. L’auteur critique les écrivains qui s’inspirent avec exagération de l’esprit de nouveauté. Il s’applique surtout à mettre en lumière ceux qui, dans leurs travaux, pratiquent la vraie méthode des sciences modernes et respectent la tradition. Il signale Gentz comme le plus pratique et Adam Muller comme le plus spirituel. Il loue chez le savant suisse, C.-L. de Haller, la droiture et la direction logique des idées, la ténacité et l’énergie avec lesquelles il a combattu, pendant un demi-siècle, le contrat social de J.-J. Rousseau, le naturalisme avec les autres théories matérialistes, et, en général, les dangereuses nouveautés importées du dehors dans son pays. M. W. Roscher termine ce long exposé par cette conclusion :

« C’est en vain qu’on chercherait aujourd’hui en Allemagne une œuvre de réforme aussi importante et aussi logique que celle qui fut accomplie par de Haller jusqu’en 1854. Les hommes de tradition n’y ont rien produit qui puisse être comparé à la Réforme sociale, publiée en 1864. par M. F. Le Play, qui est à la fois un esprit profond, modéré et pratique. »

FRANCE
Les Nouveaux Lundis, par Sainte-Beuve.

Sainte-Beuve, dès l’apparition des Ouvriers européens et de la Réforme sociale, a consacré à ces ouvrages plusieurs articles, insérés plus tard dans les Nouveaux Lundis (t. IX, 1867, p. 61 à 201).

Il décrit en détail les nombreux voyages, les longs travaux et la méthode de M. Le Play, « esprit exact, sévère, pénétrant, exigeant avec lui-même…, l’un de ces hommes rares, chez qui la conscience en tout est un besoin de première nécessité, et dont le plus grand plaisir comme la récompense est dans la poursuite même d’un travail… »

Il félicite l’auteur d’avoir pris pour point de départ de ses travaux cette forte constitution de la famille où l’ouvrier a la propriété de son habitation, où la mère de famille n’est pas obligée d’aller travailler chez les autres, où elle siège et trône, en quelque sorte, au foyer domestique, où elle est souverainement respectée, où les vertus naissent, s’entretiennent, se graduent d’elles-mêmes autour d’elle… »

Il approuve, en admirant leur précision analytique, « ces monographies exactes et complètes qui ne laissent rien à désirer et qui sont d’excellentes esquisses à la plume. Jamais la statistique n’avait encore été traitée de la sorte ni serrée d’aussi près, de manière à rendre tous les enseignements qu’elle contient, et rien que ce qu’elle contient. Doué d’un esprit de suite, de ténacité et de patience incroyable, obstiné et même acharné à mener son idée à fin et à la pousser aussi loin que possible, M. Le Play, en rassemblant les éléments du problème social, a fait un premier ouvrage qui, sans parti pris, est un modèle et qui devrait être une leçon pour tous les réformateurs, en leur montrant par quelle série d’études préparatoires, par quelles observations et comparaisons multipliées, il convient de passer avant d’oser se faire un avis et de conclure. »

Après les Ouvriers européens, Sainte-Beuve étudie la Réforme sociale. Il s’étonne parfois que l’auteur voie certaines réformes dans le retour au passé. Néanmoins il nomme M. Le Play « un Bonald rajeuni, progressif et scientifique… Il est, dit-il, d’une génération toute nouvelle ; il est l’homme de la société moderne par excellence, nourri de sa vie, élevé dans son progrès, dans ses sciences et dans leurs applications, de la lignée des fils de Monge et de Berthollet ; et s’il a conçu la pensée d’une réforme, ce n’est qu’à la suite de l’expérience et en combinant les voies et moyens qu’il propose avec toutes les forces vives de la civilisation actuelle, sans prétendre en étouffer ni en refouler le développement. Toutefois il a vu des plaies, il les a sondées, il a cru découvrir des dangers pour l’avenir et, à certains égards, des principes de décadence si l’on n’y avisait et si l’on n’y portait remède ; et non seulement en bon citoyen il pousse un cri d’alarme, non seulement il avertit, mais en savant, en homme pratique, muni de toutes les lumières de son temps et de tous les matériaux particuliers qu’il a rassemblés, au fait de tous les ingrédients et des mobiles sociaux, sachant tous les rouages et tous les ressorts, il propose des moyens précis de se corriger et de s’arrêter à temps. »

Sainte-Beuve explique ensuite comment l’auteur a été conduit souvent à voir la réforme dans le retour à la tradition nationale. À ce sujet, il dit : « La révolution française, en s’attaquant aux désordres des règnes antérieurs, et du même coup à tout l’ordre ancien, a dû faire appel à la passion plus encore qu’à la vérité. Aujourd’hui les abus que l’on combattait alors ont en partie disparu : la passion et surtout les erreurs que la passion a propagées subsistent encore. Il s’agit, selon M. Le Play, de purger le corps social de ces restes de levain irritant. Il s’agit de renoncer à quelques-unes des idées qui, mises en avant dans la lutte, n’étaient que des armes de guerre. »

Ne pouvant aborder chapitre par chapitre l’examen des moyens de réforme, Sainte-Beuve loue du moins l’auteur, en ce qui touche la famille, d’avoir voulu relever parmi nous « la statue du respect ». Il est enfin complètement gagné par les citations qu’il extrait de la Réforme sociale, au sujet de la tolérance, et dit : « Je ne sais pas de plus belle page de moralité sociale à méditer. »

Lettres de Montalembert à M. A. Cochin. (10 octobre 1864) et à un ami (8 janvier 1866).

Montalembert écrit dans sa première lettre : « Je lis le livre de Le Play, et j’en suis émerveillé… Il n’a pas paru de livre plus important et plus intéressant depuis le grand ouvrage de Tocqueville sur la démocratie ; et Le Play a le mérite d’avoir bien plus de courage que Tocqueville, qui n’a jamais osé braver un préjugé puissant… Il faut que vous lui rendiez pleine justice, et que nous adoptions son livre comme notre programme, sans nous arrêter aux dissentiments de détail, qui pourront être assez nombreux. »

Après une année de cruelles préoccupations, Montalembert reprend la lecture de la Réforme sociale, et il écrit à un ami : « Sachez que je vis depuis plus d’un mois en communication intime avec Le Play. En revenant de mon voyage en Espagne, je me suis mis à relire la Réforme sociale… Aujourd’hui je la lis, je l’annote, je m’en imbibe goutte à goutte, à raison de quatre pages par jour ; je suis arrivé ainsi à la fin du premier volume, où j’ose croire que rien ne m’a échappé ; et, cette lecture achevée, je n’hésite pas à dire que Le Play a fait le livre le plus original, le plus utile, le plus courageux et, sous tous les rapports, le plus fort de ce siècle. Il a, non pas plus d’éloquence que l’illustre Tocqueville, mais beaucoup plus de perspicacité pratique et surtout de courage moral. Oui, ce que j’admire surtout en lui, c’est le courage qui lui a permis de lutter à visage découvert contre la plupart des préjugés dominants de son temps et de son pays, comme il l’a fait très spécialement dans son excellent chapitre sur l’enseignement, et partout où il confesse si nettement la chute originelle de l’homme, celle doctrine qui répugne si profondément à l’orgueil servile de nos contemporains. C’est par là, encore plus ce que par sa prodigieuse science des faits et son rare talent d’exposition, c’est par la noble indépendance de son esprit et de son cœur, qu’il sera vraiment grand dans l’histoire intellectuelle du XIXe siècle. »


Nota. — Il eût été facile d’allonger ces citations, notamment en y faisant figurer par extraits quelques des études publiées dans les deux mondes au moment de la mort de F. Le Play ; on en trouvera des fragments dans la revue La Réforme sociale, années 1882 et 1883. Nous nous bornerons à rappeler ici trois travaux importants consacrés à faire connaître. Le Play et son œuvre : l’un a pour auteur le grand historien de l’Italie, Cesaro Cantù ; il a paru dans la Rassegna nazionale, et La Réforme sociale l’a reproduit (1er février 1884) ; le second est le discours de réception de M. le marquis de Pidal à l’Académie royale des sciences morales et politiques de Madrid (1887) ; le troisième, dû à M. H. Higgs, a été publié par le Quarterly Journal of Economics, Harvard University (Cambridge, États-Unis), tome IV, p. 408, 1891. — (Note de la seconde édition.)

§ 6

Régime adopté, en 1881, par l’école de la paix sociale pour la vente des ouvrages de sa Bibliothèque.

Si, comme l’enseignent les maîtres de notre école, la Bibliothèque sociale doit être pour l’Europe entière un instrument de paix, les partisans de la réforme ont le devoir de la propager autant que possible. Le premier moyen qui s’offre à la pensée est de distribuer gratuitement les ouvrages qui la composent ; le second et le plus efficace consiste à réduire, autant que possible, le prix de vente de ces ouvrages, soit pour les hommes qui veulent les propager dans les foyers domestiques de leur voisinage, soit pour ceux qui aspirent à pourvoir de cet instrument de paix leur propre foyer. Je vais indiquer dans ce paragraphe comment l’école de la paix sociale l’ait aujourd’hui un nouveau pas pour se rapprocher du but. Je dirai, dans le paragraphe suivant, les motifs qui nous portent à penser que la revue bi-mensuelle, dont le premier numéro a paru le 15 janvier, nous mettra bientôt en mesure de nous en rapprocher davantage.

En 1864, la publication de la Réforme sociale en France[10] me permit de réparer en partie la mutilation que j’avais dû faire subir, en 1854, au livre des Ouvriers européens pour lui donner le caractère d’une « statistique », et motiver ainsi la haute approbation que l’Académie des sciences de Paris désirait donner à cet ouvrage. Je voulus que les éditeurs chargés d’en publier les éditions successives le vendissent au moindre prix possible ; et, pour atteindre ce but, je débattis avec eux le prix de vente, en m’engageant d’ailleurs à leur livrer gratuitement le manuscrit de chaque édition, et en me réservant toutefois la propriété des éditions suivantes.

En 1870, grâce à cette prudente réserve, je pus accepter les propositions, beaucoup plus avantageuses au public, qui me furent faites par les chefs de la maison Mame. Depuis lors, le prix de fabrication de nos livres a été abaissé aux plus extrêmes limites par mes éditeurs, et aucune maison de librairie n’a eu la pensée de concourir avec eux. En fait, sans aucune convention écrite, la coutume qui leur attribue les éditions successives de nos ouvrages se fortifie chaque jour : nous avons tout intérêt à la conserver ; de leur côté, nos éditeurs, inspirés par les convictions énergiques qui les attachent à l’œuvre de notre école, continuent sans hésitation les sacrifices qu’ils s’imposent depuis onze ans. Jamais, dans ce long intervalle de temps, il ne s’est élevé le moindre conflit, même au sujet du point le plus délicat de nos rapports mutuels, à savoir : la fixation du prix de vente de nos ouvrages. L’expérience a démontré que l’éventualité d’un tel conflit était conjurée d’avance par un sentiment commun, le désir de la réforme sociale.

Sous l’inspiration de ce sentiment, le principal auteur de la Bibliothèque livre gratuitement ses manuscrits aux éditeurs. Ceux-ci, de leur côté, fixent les prix de vente, on se bornant à tenir compte des dépenses effectivement faites. Le même esprit de sacrifice se retrouve chez les membres, les patrons, les administrateurs, les correspondants et le trésorier des deux sociétés, qui ont successivement constitué notre école, jusqu’au mois de décembre 1880. Comme les années précédentes, toutes les parties intéressées se sont donc entendues sans difficulté pour fixer les prix qui régleront en 1881 la vente de leurs livres. Il suffit de comparer les livres et les prix, pour apercevoir l’étendue des sacrifices que nous nous imposons.

Comme on le voit, le prix de la Bibliothèque entière se rapporte, pour deux tiers, aux monographies de familles et aux réformes qui, chez les nations compliquées de l’Occident, sont la conclusion de nos travaux ; et il se rapporte, pour l’autre tiers, à des détails qui sont nécessaires à l’intelligence complète de ces reformes. La possession de la Bibliothèque entière est donc indispensables aux personnes qui veulent appliquer la méthode au progrès de la science sociale. C’est pourquoi le meilleur encouragement qui puisse être donné à ces personnes est de leur livrer cette Bibliothèque au-dessous du prix de revient, ainsi que font, dans leur commun accord, les auteurs, les éditeurs et la Société d’économie sociale.

§ 7

L’école de la paix sociale, sa revue périodique et son avenir.

L’école de la paix sociale vient de mettre à exécution un projet conçu en 1805, mais qui n’avait pu être réalisé à cette époque. Elle a réuni, en décembre 1880, le capital nécessaire à la publication d’une revue sociale bi-mensuelle ; puis elle a livré au public, le 15 janvier 1881, le premier numéro de cette revue.

Les associés qui ont fourni ce capital ont dû se soumettre aux prescriptions des lois françaises ; et, en conséquence, ils ont fondé une société en commandite. Malgré le caractère commercial qu’il a fallu donner à cette troisième société, les fondateurs ne se proposent point le gain pour objet. Ils veulent, dans les détails de leur administration, imiter les exemples que leur offrent les sociétés-sœurs auxquelles ils appartiennent. En fait, ils oui ; le dessein d’agir comme doit le faire une corporation de bien public ; ils vont se concerter avec ces deux dernières pour améliorer l’œuvre commune, en s’attachant à augmenter l’utilité pratique de l’enseignement donné par les maîtres de l’école. Après avoir surmonté les difficultés inhérentes à la fondation de son établissement, la nouvelle corporation se préoccupe surtout d’atteindre ce but, grâce à l’entente amicale des trois sociétés. À cet effet, les fondateurs de la Revue consultent en ce moment la Société d’économie sociale et les correspondants qui dirigent les Unions locales.

J’ai indiqué ci-dessus comment mes amis et moi avons facilement résolu, en décembre 1880, le problème qu’impliquait l’organisation de notre presse périodique ; comment, au contraire, nous avons en vain cherché cette solution dans le passé. Le progrès ainsi constaté pour le temps présent accroît ma confiance en l’avenir[11].

Après une longue vie d’efforts désintéressés, tous consacrés au même but, j’ai le bonheur de voir aujourd’hui adoptées par de nombreux adhérents des idées que je n’ai pas inventées, mais qui m’ont été en quelque sorte dictées par l’histoire du passé et par l’observation des peuples contemporains. Ceux mômes qui sont encore rebelles à ces idées commencent à les discuter. Je ne crois pas me faire illusion en pensant que le plus difficile de l’œuvre commune est fait aujourd’hui. La méthode est constituée ; d’immenses matériaux sont recueillis et coordonnés dans la Bibliothèque, l’école de la paix sociale a créé les maîtres de son enseignement et fondé la presse périodique qui doit le transmettre au public. Au temps, aux circonstances, à la force de la vérité et à Dieu de faire le reste !

  1. « Puisque la faiblesse de notre condition humaine requiert un contrepoids en toutes choses, il est plus raisonnable que l’université et les jésuites enseignent à l’envi, afin que l’émulation aiguise leur vertu. » (Cardinal de Richelieu ; testament politique, Ire partie, chapitre ii, section 11.)
  2. Je n’ai constaté celle persistance développée à un tel degré que chez deux lecteurs : l’empereur Napoléon III et lord Ashburton, pair d’Angleterre.
  3. Deux de ces séances, auxquelles furent appelées d’autres personnes étrangères au conseil, furent tenues en 1838. Elles eurent pour objet la restauration de l’autorité paternelle par la liberté testamentaire, qui est la grande force morale des Anglais et de leurs essaims des deux mondes (V, 9 et 4). L’Empereur présidait la séance et se prononça vivement pour la réforme. Celle-ci fut soutenue seulement par MM. de Morny, de Persigny, de la Tour et par moi, Les présidents du conseil d’État et du sénat combattirent cette réforme en termes non moins vifs. Deux ministres gardèrent le silence par deux motifs différents : l’un, qui aurait eu la charge de défendre le projet de réforme devant le parlement, croyait la réforme indispensable ; mais il me déclara le lendemain que dans sa conviction elle y serait repoussée, vu l’état de l’opinion publique ; le second, feu M. Achille Fould, m’a souvent exprimé l’opinion que l’abolition du partage forcé des héritages ne suffirait pas pour assurer le salut de notre race ; mais qu’il fallait substituer à ce régime celui de la conservation forcée, institué sous le premier empire. Ainsi entravé par les erreurs du pays, l’Empereur renonça momentanément à son projet. Malheureusement, chaque fois que ce mécompte se reproduisit, il se crut obligé d’entretenir, par des entreprises hasardeuses le prestige de son gouvernement : en fait, la guerre d’Italie fut la conclusion immédiate de la délibération que je viens de rappeler.
  4. Par ces deux nominations, l’Empereur voulut à la fois honorer le commissaire, général, et témoigner sa sympathie pour la réforme que réclamait l’auteur des Ouvriers européens.
  5. Ainsi, après l’insuccès de la délibération de 1858 (note 2), l’Empereur voulut avoir mon avis sur un projet de réforme sociale qu’il avait conçu en étudiant assidûment, comme il le faisait depuis trois ans, les monographies de familles de mon in-folio. En comparant ces monographies, il avait été frappé du bien-être relatif dont jouissent les ouvriers des manufactures rurales. Il en avait conclu que son gouvernement devait provoquer, par des mesures spéciales, la transformation des ateliers urbains, en ateliers ruraux. Ainsi, par exemple, pour les filatures de coton et de laine, qui élaborent une matière première importée des pays étrangers, il pensait que les ateliers établis dans les campagnes pourraient être exemptés du droit de douane, qui continuerait à peser sur les ateliers établis dans les villes. L’Empereur me reçut seul aux Tuileries et me donna lui-même lecture du projet qu’il avait rédigé, de sa propre main. Aux objections que je lui soumis respectueusement, il répondit à quatre reprises, en insistant sur les préjugés nationaux, qui ne permettaient pas de recourir au vrai moyen de réforme. Peu à peu mes répliques prirent un caractère si vif, que l’Empereur, surpris, mais de plus en plus bienveillant et attentif, prolongea l’entretien pendant quatre heures. Dans cette longue séance, je développai surtout les vérités résumées ci-après.
    Il serait injuste, contraire à toute tradition et presque impraticable, d’introduire l’inégalité dans le régime douanier, qui pèse uniformément sur les villes et les campagnes. La réforme est difficile chez une nation qui, depuis cent quatre-vingt-dix-huit années, se laisse envahir par le vice et l’erreur. Dans de telles conditions, cette réforme est urgente ; mais, pour l’opérer, il faut être à la fois patient et tenace. Il faut se garder d’enfreindre, en vue de cette urgence, les bonnes traditions qui se conservent. L’alliance du travail agricole et du travail manufacturier est une coutume, bienfaisante, en ce qu’elle allège, pour les patrons ruraux, les charges que leur impose le service régulier du pain quotidien. Toutefois cette coutume n’a qu’une importance médiocre dans les contrées où l’esprit de patronage a disparu. Or la conservation de l’esprit de patronage implique la permanence, héréditaire des rapports qui unissent la famille du maître à celle des ouvriers. En France, cette permanence ne sera donc rétablie que par la réforme qui rendra au père de famille, le pouvoir de transmettre, intégralement à ses descendants le domaine et les autres instruments de travail qu’il a reçus de ses ancêtres.
    J’offris au surplus à l’Empereur de mettre ces vérités en pleine lumière par une enquête. L’Empereur, ayant accepté, cette proposition, chargea M. Schneider, vice-président du Corps législatif, et M. Rouher, ministre de l’agriculture, du commerce et des travaux publics, d’y donner suite conjointement avec moi. L’enquête fut achevée en un mois dans tous les départements : elle justifia mes prévisions et elle accrut la confiance de l’Empereur dans la méthode d’observation. La monographie du savonnier de Marseille fut un élément du rapport soumis à l’Empereur à la suite de l’enquête. (O m. 1861, III, et O e. 1877, IV.)
  6. Les trois ouvrages principaux qui figurent dans la Bibliothèque me furent réclamés sans relâche par l’Empereur et l’Impératrice, savoir : la Réforme sociale, après les deux mécomptes de 1858 ; l’Organisation du travail et l’Organisation de la famille, après le mécompte de 1865, lorsque le Corps législatif eut rejeté le projet présenté par le baron de Veauce, pour la restauration de l’autorité paternelle, fondée sur la liberté du testament. Ce projet fut soutenu seulement par quarante-deux députés. J’ai signalé les noms de ces députés dans tous mes écrits, afin que nos descendants honorent leur mémoire.
  7. Le Moniteur officiel rapporte en ces termes laconiques les motifs qui déterminèrent la Convention, dans sa séance du 7 mars 1793, à établir le partage forcé des héritages.
    « N*** demande que les testaments faits en haine de la révolution soient abolis. — Mailhe dit qu’il faut remonter à la source du mal. Il constate que beaucoup de pères ont testé contre des enfants qui se sont montrés partisans de la révolution. — Prieur : Je demande que la loi se reporte à juillet 1789. Sans cela, vous sacrifiez les cadets voués à la révolution ; vous sanctionnez la haine des pères pour les enfants patriotes. — N*** : Je demande au moins qu’on abolisse à dater de ce jour. »
  8. « Mon frère, je veux avoir à Paris cent fortunes, toutes s’étant élevées avec le trône et restant seules considérables, puisque ce ne sont que des fidéicommis, et que ce qui ne sera pas elles, par l’effet du Code civil, va se disséminer. »
    « Établissez le Code civil à Naples ; tout ce qui ne vous est pas attaché va se détruire alors en peu d’années, et ce que vous voulez conserver se consolidera. Voilà le grand avantage du Code civil. Il faut établir le Code civil chez vous ; il consolide « votre puissance, puisque, par lui, tout ce qui n’est pas fidéicommis tombe, et qu’il ne reste plus de grandes maisons que celles que vous érigez en fiefs. C’est ce qui m’a fait prêcher un Code civil, et m’a porté à l’établir. » (Lettre du 5 juin 1806, de Napoléon Ier au roi Joseph. — Mémoires du roi Joseph, t. II, p. 275 ; Paris, 1853.)
  9. Comme le jury solennel de 1867, le jury de l’exposition universelle de 1889 (Économie sociale, sect. XIV, Institutions patronales) a rendu hommage à MM. Mame en leur attribuant l’un de ses grands prix. Tout récemment, les « noces de diamant » de M. et Mme Alfred Mame ont été l’occasion d’une touchante manifestation des sentiments d’affection et de reconnaissance qui unissent les patrons et tous leurs collaborateurs. MM. Mame ont en outre fait à leur personnel un don vraiment royal, et accru par de nouvelles libéralités les bienfaits des institutions de retraites. (V. la Réforme sociale du 16 février 1893.)
    Au moment où s’achève cette édition, M. Alfred Mame vient d’être enlevé à l’affection des siens et à la vénération de sa famille industrielle, après une longue vie d’honneur et de vertu, dont la tradition demeure pour ses descendants le plus noble des héritages,
  10. V. ci-après Appendice, II.
  11. Voir dans l’Appendice de 1893, III, 4, les développements continus que la Réforme sociale a pris depuis l’année de sa fondation.