La constitution essentielle de l’humanité/7

Éditions Mame Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 250-272).

RÉSUMÉ ET CONCLUSION
DE LA BIBLIOTHÈQUE SOCIALE




Au moment où notre école crée une revue nommée la Réforme sociale, son premier organe dans la presse périodique, je crois utile de signaler ici, sous la forme la plus sommaire, la nature de l’enseignement qui doit y être donné. Cette publication sera un moyen à la fois de propager la connaissance des résultats déjà obtenus et d’en assurer le contrôle ou le développement[1].

Depuis 1855, cet enseignement est exposé longuement dans des conférences privées, et formulé avec quelque détail dans la Bibliothèque de l’école. Tout récemment, un groupe d’économistes en a extrait, sous sa responsabilité, un Programme de gouvernement et d’organisation sociale. Je viens de coordonner, dans le présent livre, les éléments essentiels de la constitution des sociétés. Enfin, je termine ce livre par le résumé et la conclusion de tous ces travaux.

Le but que notre école veut atteindre est le bonheur des sociétés humaines, cherché sans aucune pensée captieuse d’intérêt personnel ou national. En principe, le champ de nos travaux est sans bornes ; en fait, si notre tradition est suivie par nos successeurs, il sera toujours limité par une méthode sûre. Cette méthode, qui a pour bases les indications de l’histoire et surtout l’observation des sociétés contemporaines, conservera à nos publications les caractères de la précision et de la netteté.

Le bonheur des sociétés a pour fondements la stabilité et la paix. Ces deux conditions existent dans la société si elles sont acquises à la famille. Celle-ci, en effet, est l’élément complet des sociétés simples éparses et nomades, qui comprennent deux sortes de races : les sauvages, voués à la récolte des productions spontanées par la chasse, la pêche et la cueillette ; les pasteurs qui, disposant aussi de ces mêmes récoltes, exploitent principalement les steppes par l’industrie du pâturage. Au plus haut degré du bonheur que peuvent atteindre ces sociétés, les familles sont égales et indépendantes. Elles ne peuvent s’enrichir en vendant à des étrangers le superflu de leurs récoltes. Le genre de travail qui leur est imposé est à la portée de toutes les intelligences ; en outre, l’apprentissage en est naturel, car il offre à la jeunesse l’attrait d’un exercice violent, et surtout de la lutte contre le hasard. Dans cette condition des sociétés, la souffrance est développée par les causes indiquées plus loin ; mais, en général, toutes les familles sont également préservées ou envahies ; en sorte qu’il est vrai de dire : tant vaut la famille, tant vaut la société.

Il en est autrement dans les sociétés compliquées, sédentaires et agglomérées. La majorité des familles y est placée dans un état relatif d’inégalité et de dépendance. Çà et là, le travail a pour objet dominant la pêche côtière, l’exploitation des forêts et des mines ; presque partout il est exercé par trois classes prépondérantes : les agriculteurs, les manufacturiers et les commerçants. La vente des produits est un moyen permanent d’acquérir la richesse ; cette acquisition varie dans des proportions énormes selon la nature spéciale des produits, et surtout selon l’inégalité naturelle et innée tics intelligences ; enfin, l’apprentissage du travail est pénible, parfois répugnant ; et de là résulte encore pour les familles une cause puissante d’inégalité. Dans cette organisation des sociétés, une élite d’hommes riches, savants ou forts, s’élève spontanément sous les régimes de liberté, en présence d’une classe composée de pauvres, d’ignorants ou de faibles ; et, comme ces intelligences d’élite sont relativement rares, les familles de la seconde classe sont en général plus nombreuses que celles de la première. On s’explique donc la cause du contraste signalé ci-dessus, dans le degré de bonheur acquis aux deux catégories de familles. On peut indiquer en peu de mots la formule de ce contraste : chez les sociétés les plus simples, le degré de bonheur est fixé invariablement par l’état uniforme de familles placées dans des conditions d’égalité et d’indépendance ; chez les sociétés les plus compliquées, ce degré varie à l’infini, selon les rapports qui existent entre des familles inégales, mais rapprochées par une dépendance réciproque.

En ce qui touche la condition des sauvages et des pasteurs, j’ai résumé l’enseignement de la Bibliothèque dans le présent livre, sous la forme la plus sommaire qu’il m’ait été possible d’employer. J’ai signalé spécialement la simplicité extrême que présentent chez ces nomades les éléments de la Constitution essentielle, et les causes de prospérité ou de souffrance qui les distinguent. Enfin, j’ai indiqué comment plusieurs de ces peuples se sont compliqués dans l’histoire. en traversant successivement les trois âges du travail. Je ne saurais abréger davantage ce résumé ; je me contente ici d’y renvoyer le lecteur.

L’objet principal de la Bibliothèque est la guérison de la souffrance qui grandit chaque jour chez la plupart des nations compliquées. J’ai donc décrit les formes complexes que prend chez ces nations la Constitution essentielle. J’ai insisté également sur la connexion qui existe entre la violation des principaux éléments de cette constitution et l’état actuel de souffrance.

La Constitution essentielle des nations compliquées est le développement naturel du Décalogue, c’est-à-dire des dix commandements qui sont le texte fondamental de la loi suprême chez toutes les races prospères. Les quatre premiers instituent l’autorité qui réprime dans l’enfance et la jeunesse l’action du vice originel. Le père et la mère se procurent cette autorité en obéissant à deux inspirations : l’une spontanée, qui émane de leur amour inné pour les enfants et développe naturellement l’affection de ces derniers ; l’autre réfléchie, fruit de l’expérience universelle qui montre la paix de la famille liée au culte de Dieu. Enfin, ils transmettent aux générations successives la possession de la propriété et l’apprentissage du travail qui assurent le pain quotidien. Les six derniers formulent les prescriptions de la loi morale : ils interdisent l’homicide et le mensonge, condamnent le vol et même le simple désir de la propriété d’autrui ; enfin ils règlent par l’institution du mariage l’appétit sensuel le plus dangereux. La pratique du Décalogue, en résumé, procure à la famille comme à la société les deux biens fondamentaux : la stabilité en assurant la subsistance ; la paix en supprimant les principales causes de conflit entre les individus, les familles et les nations.

Chez les races simples et prospères, le père et la mère enseignent eux-mêmes la loi suprême à leurs enfants, en surveillent l’application et en répriment les infractions. Chez les nations compliquées, ils ne suffisent plus à l’accomplissement de ces devoirs. Trois classes de la société suppléent à l’impuissance de la plupart des parents. Les classes dirigeantes, inspirées par l’esprit de patronage, procurent les moyens de travail ou de subsistance aux familles qui en sont dépourvues. Deux corps publics, soutenus par l’esprit de paternité, veillent au service de la loi morale : les ministres de la religion enseignent la loi ; les ministres de la souveraineté en surveillent l’exécution ou punissent les attentats dont elle est l’objet. Quand ces classes font leur devoir, la société prospère. Quand elles l’oublient ou le violent, la société souffre ou dépérit : la France est maintenant tombée, avec la plupart des nations du Continent, dans celle dernière condition.

La région qui souffre le plus de cet état de choses est signalée sur l’État physique et social du globe terrestre, inséré ci-dessus à la fin du chapitre V. La réforme de cette région m’apparaît depuis longtemps comme le point de départ de la réforme des deux mondes. Le règne permanent de la paix dans ce groupe est l’un des résultats dont la Revue intitulée La Réforme sociale démontrera souvent la nécessité. C’est avec l’espoir de réussir que je l’ai appelé dès à présent l’Union européenne des petits États[2].

L’obstacle qui entrave la plupart des réformes est l’esprit de violence qui se substitue à l’esprit de paternité chez les gouvernants européens. Assurément, l’homicide, qui est la manifestation extrême de violence interdite par le Ve commandement, est un désordre social aussi vieux que l’humanité. Les effusions de sang n’ont guère cessé de désoler l’Europe. Les annexions forcées de territoires, qui brisent les traditions d’autonomie ou de souveraineté ont été parfois plus sensibles aux populations. Ces dernières formes de violence se sont beaucoup développées en Europe depuis le temps où la France, avec des ménagements infinis pour les libertés locales, s’annexait la Provence et la Bretagne. La recrudescence qui s’est produite dans le fléau des annexions date surtout des partages de la Pologne[3]. Elle se manifeste en ce moment plus que jamais par le démembrement de la Turquie.

J’ai exposé ci-dessus (V, 13) les motifs qui, dès à présent, conseillent aux nations européennes de renoncer à leurs haines et à leurs convoitises séculaires. Il conviendra souvent de développer ces motifs dans la Réforme sociale. Je les rappelle donc ici sous leur forme la plus brève.

La situation du monde social est complètement changée, depuis que l’invention des voies ferrées a constitué l’ordre de choses nommé dans le présent livre « l’âge de la houille ». Quatre grands empires, ayant à leur portée des territoires déserts, ou bien devenus assez puissants pour conquérir par la voie de mer les rivages fertiles de l’Océan, prennent, sous nos yeux, une expansion irrésistible. En fait, les autres nations européennes qui ont eu jadis la prépondérance sont réduites à la condition de petits États. Comme je l’ai démontré, elles ne peuvent désormais conserver, en toute sécurité, leur autonomie qu’en s’unissant par les liens de la confédération. Cette union doit avoir essentiellement pour objet la suppression des guerres internationales et du régime actuel de paix armée. Aux débuts de son enseignement, l’école de la paix sociale ne pouvait guère invoquer, à l’appui de cette vérité, que les prescriptions de la loi morale. Depuis deux années, elle insiste auprès des gouvernants sur la nécessité d’assurer le pain quotidien aux peuples de la future Union. Grâce aux « pyroscaphes[4] » et aux voies ferrées, la Nouvelle-Angleterre et ses confédérés organisent maintenant une concurrence manufacturière et agricole redoutable pour les producteurs européens. Déjà les riches fermiers de l’Angleterre vont par centaines acheter, à des prix infimes, des territoires fertiles que la présence des sauvages et l’absence des voies de transport rendaient précédemment inabordables[5]. Une transformation aussi décisive se prépare en ce moment sous l’impulsion des Chinois, qui viennent maintenant par milliers étudier les sciences et les arts de l’Europe. Ils commencent même à l’opérer dans les provinces de leur patrie qui sont cent fois plus riches en houille que les bassins carbonifères de l’Europe continentale[6].

Les obstacles qui ont entravé jusqu’à présent l’Union européenne des petits États retardent également l’adoption des autres réformes nécessaires. Partout elles ont leur source principale, soit chez les classes dirigeantes qui n’exercent plus les devoirs du patronage, soit dans les corps publics qui ont perdu l’esprit de paternité. L’écrivain qui entreprendrait de signaler la part prise par chaque race à l’œuvre actuelle d’inertie et de corruption soulèverait des débats sans fin ; il aggraverait, au lieu de les amoindrir, les difficultés de la réforme. En pareille matière, chaque nation, après avoir fait son examen de conscience, doit dire elle-même son meâ culpâ. C’est ainsi que, dans le chapitre V, j’ai indiqué en termes généraux les causes principales de la souffrance chez les Européens modernes, tandis que j’ai insisté sur la part de responsabilité qui retombe spécialement sur nos ancêtres et sur nous-mêmes. Je présente ici le résumé de ces détails au lecteur qui n’a pas le loisir de s’y reporter.

L’heureuse conclusion de la guerre de Cent ans (1453) fut pour la France le commencement d’une ère de réforme. La noblesse, fatiguée de la vie des camps, revint alors à ses résidences rurales, et continua, dans la paix et la vertu, les traditions de patronage qui, sous le régime du moyen âge, se perpétuaient malgré les discordes civiles. Malheureusement, les germes de corruption semés par les guerres d’Italie[7] se développèrent à la cour fastueuse des derniers Valois (1515). Le mal, propagé par les classes dirigeantes, fut aggravé par les désordres des clercs et des gouvernants. Ce mal eut pour conséquences la réaction exercée par le protestantisme et les catastrophes amenées par les guerres de religion. La prospérité reprit son cours, grâce aux édits de 1598 et de 1629, qui établirent l’esprit de paix entre les catholiques et les protestants. La révocation de ces mêmes édits, en 1685, réveilla les passions religieuses et ramena la souffrance. À partir de cette date funeste commença une ère de décadence. Elle avait été préparée, dès 1661, par le gouvernement personnel d’un souverain qui unissait la corruption des mœurs à l’esprit de tyrannie. Cette décadence s’aggrave depuis deux cent vingt années, malgré les succès transitoires obtenus par des hommes de talent et de génie. Ces hommes, en effet, entravés par les débordements du vice et de l’erreur, n’ont pu fonder aucune institution durable. Sous l’impression momentanée des catastrophes nationales, ils ont su tirer parti des forces morales qui, après la corruption des derniers Valois, avaient été restaurées en France vers 1648. C’est précisément à cette époque que l’Alsace fut réunie au territoire français.

Ces forces ont été progressivement affaiblies par la plupart des gouvernants qui se sont succédé depuis 1661. Sous le régime de la monarchie en décadence, cette œuvre de destruction est opérée par l’influence de trois faits principaux. La riche noblesse de la province, entassée, pendant un siècle, dans les combles et les entresols de Versailles, a perdu, loin de ses résidences, l’esprit de patronage qui l’unissait aux populations rurales ; elle s’est imprégnée des mauvaises mœurs qu’elle avait sous les yeux, à son tour, elle a corrompu les jeunes souverains et le personnel de leur parenté qui avaient été élevés sous les meilleures influences des dignitaires ecclésiastiques, choisis par les gouvernants dans la parenté de cette noblesse de cour, et privés depuis 1685 du contrôle naturel qu’exerce partout le rapprochement de deux cultes, défaillirent peu à peu et abaissèrent le niveau de la corruption jusqu’à la riche bourgeoisie des villes. Les gouvernants enfin, guidés par les légistes, achevèrent, par l’emploi de manœuvres captieuses[8], l’envahissement des anciennes libertés provinciales et locales.

La révolution de 1789 et celles qui furent la conséquence logique du « droit de révolte » (VI, 6) continuèrent l’œuvre de la monarchie en décadence. Elles ont en outre introduit en France des désordres sociaux que l’ancien régime avait à peine connus, ou avait oubliés depuis longtemps. Ainsi, par exemple, en renversant par la violence le gouvernement traditionnel, et en instituant par la force trois autres formes de gouvernement, elles ont ramené, en les aggravant les luttes pour la souveraineté qui avaient désolé la France aux tristes époques de la Ligue et de la guerre de Cent ans. Les députés à l’Assemblée constituante ont poursuivi l’œuvre d’ébranlement que la monarchie avait commencée, malgré la résistance des corps constitués, en désorganisant l’ancien régime du travail, sans le remplacer par un équivalent. Ils prétendirent combler cette lacune en revendiquant pour l’État des attributions auxquelles aucun gouvernement ne saurait suffire[9]. Les faux principes établis par le gouvernement de l’infortuné Louis XVI et par l’Assemblée constituante n’ont pas tout d’abord porté leurs fruits : pendant deux générations, la force des mœurs a conjuré l’antagonisme social, conséquence naturelle de la séparation des intérêts qui unissaient autrefois le maître au serviteur. J’ai constaté personnellement, à plusieurs symptômes, qu’avant 1830 la paix continuait à régner, même dans les grands ateliers parisiens[10]. L’antagonisme s’est manifesté à la révolution de 1818, et, depuis lors, il s’est constamment développé. L’événement le plus funeste de la révolution a été la destruction de l’autorité paternelle, c’est-à-dire de la force sociale qui pourvoit aux deux besoins essentiels de l’humanité. Ce désordre a eu pour origine la loi du 7 mars 1793, qui a prescrit le partage forcé des héritages. Il a été encore aggravé par des dispositions ultérieures. Chaque jour, la possession du pain quotidien est compromise parce que le père n’a plus le pouvoir de transmettre intégralement le foyer domestique et les instruments de travail acquis aux générations précédentes. La pratique de la loi morale offre encore plus de défaillances, parce que l’amoindrissement de l’autorité paternelle diminue la piété filiale, c’est-à-dire le premier principe d’une bonne éducation. Par ces deux motifs, la famille est devenue impuissante au point de ne plus remplir, même dans la vie privée, ses fonctions traditionnelles. C’est ainsi qu’a été amené, par la force impérieuse des choses, le développement exagéré des corporations religieuses qui suppléent aujourd’hui à cette impuissance[11].

En résumé, la souffrance actuelle de notre pays est la conséquence des attentats accumulés contre la Constitution essentielle par les vices et les erreurs de l’ancien régime en décadence et par les violences de la révolution. La réforme consiste à rendre à la nation la paix dont elle jouissait aux bonnes époques de son passé, à savoir, quand les institutions et les mœurs donnaient satisfaction aux deux besoins essentiels ; quand toutes les classes étaient unies par l’attachement aux bonnes coutumes de la souveraineté.

Quant à la réforme qui mettra fin aux luttes soulevées par le choix de la forme de gouvernement, elle n’est pas plus avancée que la précédente. Les maux déchaînés par ce genre spécial de souffrance ont même un caractère aigu que n’offrent pas au même degré les atteintes portées à la satisfaction des deux besoins essentiels. Un contraste presque absolu existe, à cet égard, entre la France et les autres nations. Ainsi, par exemple, l’Angleterre et la Suède, après avoir cruellement souffert, depuis le XVIIIe siècle, par la violation de la Constitution essentielle, ont réussi de nos jours à retrouver la paix sociale. Ce contraste s’explique naturellement : il est dû à l’opposition que l’histoire signale dans la conduite tenue par les classes dirigeantes et les gouvernants. Chez les Anglais et les Suédois, les deux classes ont été inspirées par l’esprit de conciliation. Après des luttes acharnées, elles sont enfin tombées d’accord sur la distinction qu’il fallait établir entre les « principes » et les « coutumes » de la Constitution essentielle (III, 6 et 9). Elles ont appliqué cet esprit de paix à toutes les questions qui engendraient successivement la discorde.

En France, c’est l’esprit opposé qui a définitivement prévalu. En effet, au commencement du XVIIe siècle, l’opinion publique était divisée sur deux points principaux : il y avait alors à résoudre la question religieuse et la question politique. La première, grâce à l’accord des classes dirigeantes et des gouvernants, manifesté par l’édit de 1629, reçut une solution qui excita l’admiration de l’Europe, et qui s’accrédite aujourd’hui de plus en plus. Cette solution impliquait le changement de la coutume européenne qui jusque-là avait été fondée sur l’unité de croyance. La seconde question, au contraire, loin d’être résolue par l’esprit de paix, fut compromise par la violence qui, divisant les classes dirigeantes et les gouvernants, éclata à l’époque de la Fronde. Les coutumes de la souveraineté furent, en apparence, maintenues comme au temps des derniers Valois ; en fait, elles furent profondément modifiées avec le temps, sans le concours contradictoire des classes dirigeantes, c’est-à-dire dans un sens contraire aux libertés traditionnelles de la nation, par les mesures violentes et les manœuvres captieuses des gouvernants. Depuis l’époque de la Fronde, l’abîme s’est constamment creusé entre la nation et le principe de la souveraineté ; le mal s’est surtout manifesté, comme on le voit aujourd’hui plus que jamais, par la perte du respect qui est indispensable à la pratique de ce principe sous toutes les formes de gouvernement. J’ai dit dans la Bibliothèque, j’ai redit sommairement dans le chapitre V du présent livre, et enfin je viens de résumer dans cette conclusion, les causes qui, aggravant sans relâche les discordes politiques de la Fronde, ont créé « la question sociale ». Celle-ci n’a pu être résolue ni même abordée de 1871 à 1873, parce que l’esprit de conciliation continue à faire défaut aux classes dirigeantes comme aux gouvernants.

Telle a été dans le passé l’impuissance de mes concitoyens à chercher, d’un commun accord, les modifications qu’il fallait apporter aux coutumes de la souveraineté. Quant à l’avenir, la réforme dépend d’une alternative qui reste douteuse. Les quatre partis politiques qui se perpétuent, chez les classes dirigeantes comme chez les gouvernants, persévéreront-ils dans l’aveuglement qu’ils montrent depuis 1871, malgré les dernières catastrophes nationales ? Cesseront-ils, au contraire, de se diviser sur les coutumes de la souveraineté, et se décideront-ils enfin à résoudre en commun l’ensemble de la question sociale, qui amènerait parmi eux un commencement d’union ? Prévoyant l’obstacle contre lequel ces partis se sont heurtés, j’avais mis à leur disposition un terrain neutre, celui de notre école, où ils pouvaient s’inspirer de l’esprit de paix. Quelques sages de chaque parti ont profité de l’accueil qui leur a été fait sur ce terrain pour échanger, avec les membres de l’école, une correspondance qui tendait à la conciliation et qui a été en partie publiée dans la Bibliothèque sociale[12]. Ces moyens de conciliation restent acquis aux hommes de paix.

Le présent livre est le résultat de l’enquête que je poursuis depuis un demi-siècle, avec le concours de mes amis, sur la France, l’Europe et l’occident de l’Asie. J’ose espérer que cette publication n’éveillera, chez les nations étrangères, aucune susceptibilité nationale, et qu’elle sera partout considérée comme une œuvre de paix. Au début de mes travaux, à l’époque où éclata la révolution de 1830, j’ai été surtout inspiré par le désir de conjurer le retour des effusions de sang. Toutefois je ne tardai pas à comprendre qu’au fond, les institutions nécessaires à la paix de mon pays étaient liées intimement à celles qui en étendraient le bienfait aux autres États européens. Je me confirmai dans cette opinion en la voyant partagée par cette classe spéciale de sages qui se préoccupe en tous lieux de satisfaire les deux besoins essentiels de l’humanité, et que j’ai appelés « les Autorités sociales », avant de savoir que Platon les avait découverts, il y a vingt-trois siècles, et les avait décrits en les nommant « les hommes divins ».

Cette communauté d’opinions m’a tout d’abord attiré vers ces hommes qui sont partout signalés aux voyageurs par l’affection et le respect des populations environnantes. J’ai trouvé parmi eux le meilleur encouragement pour persévérer dans des études difficiles, les guides les plus sûrs pour choisir les sujets de mes observations, et enfin de solides amitiés que je place au premier rang parmi les récompenses de mes travaux. Cependant les Autorités sociales, absorbées dans la pratique d’un art usuel, peu disposées à enseigner autrement que par cette pratique même les devoirs imposés aux classes dirigeantes, étrangères d’ailleurs aux agitations politiques de notre époque, ne sont guère en mesure de contribuer aujourd’hui aux réformes que réclame la souffrance actuelle de l’Europe. J’ose donc faire appel aux savants et aux écrivains de la France et de l’étranger qui ne subordonnent point à une idée préconçue la conception de ces réformes. Je leur en signale ici les deux conditions préalables : comme but, l’Union européenne des petits États ; comme moyen de ralliement à cette œuvre commune, l’enseignement de la « Constitution essentielle ». Quant au plan à suivre pour cet enseignement, il doit ranger en deux groupes distincts les éléments de la constitution : d’un côté, les principes qui restent permanents chez toutes les races prospères ; de l’autre, les coutumes qui varient, chez les nations compliquées et progressives, selon l’état des mœurs, la nature des lieux et du climat, l’abondance relative du sol disponible, l’emploi attribué au territoire par le régime du travail et des transports.

DOCUMENT ANNEXÉ



LA BIBLIOTHÈQUE SOCIALE

SOMMAIRE




§ 1. Composition de la Bibliothèque en 1881.

§ 2. Mode adopté pour subdiviser les matières de chaque ouvrage, afin de compléter clairement les autres par des renvois à ces subdivisions.

§ 3. Histoire de la Bibliothèque.

§ 4. Concours apporté par la maison Marne, de Tours, à la création de la Bibliothèque et à la réforme sociale de la France et de l’Europe.

§ 5. Jugements sur la Bibliothèque, émis en Angleterre, en Allemagne et en France. (Extraits sommaires.)

§ 6. Régime, adopté, en 1884, par l’école de la paix sociale pour la vente des ouvrages de sa Bibliothèque.

§ 7. L’école de la paix sociale, sa revue périodique et son avenir.


APPENDICE

I. — Sur l’ouvrage intitulé Les Ouvriers européens.

II. — Sur l’ouvrage intitulé La Réforme sociale en France.

III. — L’École de la paix sociale et ses publications en 1893 :

1. La Société internationale d’économie sociale et les Ouvriers des Deux mondes. — 2. Les Unions de la paix sociale. — 3. L’enseignement social. — 4. La revue La Réforme sociale. — 5. La bibliothèque de la paix sociale.

  1. V. au Document annexé l’historique des développements qu’a reçus la revue La Réforme sociale depuis sa fondation.
  2. La Réforme sociale a, en effet, souvent discuté les moyens pratiques soit de réaliser l’Union européenne des petits États, soit de diminuer le danger menaçant de la guerre et les charges de la paix armée. V. surtout : La Ligue de la paix et les États-Unis d’Europe, par M. Ad. Focillon (16 mars 1888) ; De la Solution pacifique des conflits internationaux, par M. J. Lacointa (1er avril 1887) ; L’Arbitrage international et ses récents progrès, par MM. Arthur Desjardins et Frédéric Passy, de l’Institut (1er mars 1893). — (Note de la 2e édition.)
  3. J’ai constaté dans mes voyages que la plaie ouverte par ces partages est toujours saignante. Malgré la réserve que je me suis imposée dans tous mes écrits touchant le Maine même indirect des nations étrangères, j’ai ici un puissant motif pour citer cet événement. Je le rappelle chaque jour, non pour critiquer des nations amies, mais pour signaler à mes concitoyens le danger auquel s’exposent nos partis politiques lorsqu’ils renversent par la violence, le gouvernement établi, au lieu de démontrer au peuple par la sagesse de leur conduite publique et privée que l’intérêt naturel serait mieux garanti par le gouvernement de leur choix.
  4. J’exprime ici le vœu que ce mot, usité dans le dialecte français de la Russie, remplace la formule de « bateaux à vapeur ».
  5. M. Rudolf Meyer, l’un des publicistes les plus perspicaces de l’Allemagne du Nord, a développé en novembre et décembre 1880, dans le Vaterland de Vienne, le fait que je signale, et il en induit naturellement la nécessité, de la paix en Europe. M. Meyer, quoique protestant, est accueilli, grâce à ses talents, par le principal organe des catholiques autrichiens. Je fais des vœux pour que l’apaisement des discordes civiles lui permette de rentrer dans sa patrie. C’est, en effet, le pays qui exerce maintenant la prépondérance sur les États de la future Union, et qui peut défendre le plus utilement la cause de la paix. J’exprime également le désir que MM. Schæfle, de Stuttgart ; Roscher, de Leipzig ; Engel et Wagener, de Berlin, ainsi que les autres savants et économistes de l’Allemagne du Nord, nous prêtent leur concours en ce qui louche l’Union européenne des petits États.
  6. Les Chinois les plus perspicaces sont convaincus de l’expansion réservée à leur race dans un prochain avenir. Un juré français à l’exposition universelle de Vienne, qui fut mon collaborateur aux expositions universelles de Paris, raconte à ce sujet un fait curieux. Ayant rendu service au commissaire chinois délégué à cette exposition, il a reçu de lui un éventail sur lequel ce liant fonctionnaire recommandait à ses descendants de respecter la demeure de son ami quand ils envahiraient Paris.
  7. Ce contraste de vertu et de corruption est clairement indiqué dans le passage suivant de Commines : « Le peuple (italien) nous advoüait comme saincts, estimans en nous toute foy et bonté. Mais ce propos ne leur dura guères, tant par notre désordre et pillerie, et qu’aussi les ennemis preschoient le peuple en tous quartiers, nous chargeans de prendre femmes à force, et l’argent, et autres biens où nous les pouvions trouver. » (Philippe de Commines, Mémoires relatifs à l’histoire de France, collection Petitot ; Paris, in-12, 1820 ; tome XIII, p. 38.)
  8. En 1662 Colbert, ayant augmenté sans ménagement les impôts indirects, provoqua une révolte des paysans dans le Boulonnais. Il profita de cette circonstance pour supprimer les anciennes franchises de la province. Il envoya sur les lieux le sieur de Machault, maître des requêtes, pour faire une enquête qui put justifier cette mesure. Il lui écrivit à cette occasion : « Il est d’une, très grande conséquence que vous dirigiez vos informations et procédures en sorte qu’il soit évident que Sa Majesté aura beaucoup de raison, et de justice d’exécuter cette pensée…, ce que je ne doute point que vous ne fassiez aisément, et par la qualité de la chose… et par votre adresse et la facilité que vous avez de donner aux affaires la face que l’on souhaite. » (Archives de la marine ; recueil de diverses lettres, f° 31.)
  9. « Il ne doit pas être permis aux citoyens de s’assembler pour leurs prétendus intérêts communs. C’est à la nation, c’est aux officiels publics, en son nom, à fournir des travaux à ceux qui en ont besoin, et des secours aux infirmes. » (Réponse de Le Chapelier, député, faite au nom de l’Assemblée constituante, le 14 juin 1791, à une députation des ouvriers de Paris.)
  10. Ainsi, par exemple, « la fête de la lumière » se perpétuait ; le jour d’automne où commençait l’éclairage de l’atelier, le maître réunissait, dans un dîner, tous ses ouvriers à sa propre famille ; les femmes et les filles étaient invitées au bal qui suivait ce dîner.
  11. Voir la Réforme sociale, 7e édition, chapitre 46, §§ XII, XIII et XIV.
  12. Correspondance des Unions, surtout les nos 1, 2, 4 et 5.