La cité dans les fers/Une femme passa

Éditions Édouard Garand (p. 13-16).

VII

UNE FEMME PASSA…


Il y avait dans l’air, ce mardi 27 mai, une douceur qui faisait la vie bonne à vivre. Dans la campagne, les arbres ornés de leurs petites feuilles, semblaient découpés dans de l’azur. De rares nuages blancs, s’étiraient capricieusement dans le ciel, comme de la fumée de cigarettes.

D’une branche à l’autre, les oiseaux roucoulaient la joie du renouveau. On entendait, dans les étables, hennir les chevaux, et mugir les vaches. Ils réclamaient, avec leur part de soleil, les pâturages déjà verts.

Sur le coteau, dans la pièce qui longe la montée Saint-Charles, en haut du village de Sainte-Geneviève, Eugène labourait.

Comme des vagues brunes, devant la proue d’un navire, les sillons s’ouvraient devant le soc de la charrue. Arrachés à leurs retraites des vers gras et luisants, s’étalaient au soleil.

— « Hue Corbeau !… Dia… Bijou ! » criait Eugène… et il allait, serrant fortement les manchons dans ses grosses mains calleuses, les cordeaux passés autour du cou. Les sillons s’ajoutaient aux sillons, les planches aux planches.

Plus loin, dans la pièce voisine, un bonhomme d’une soixantaine d’années, le père Lavoie, droit et solennel sur son siège de fer, comme un empereur dans son char romain, conduisait Bayard et Tom, les deux percherons gris, attelés à la herse à disques. Il travaillait une vieille prairie, retournée l’automne d’avant. Plus loin encore, dans l’intérieur des terres, d’autres labouraient, d’autres hersaient, d’autres épaillaient les engrais.

Tous, ils accomplissaient leur besogne consciencieusement. Les chansons du printemps qui venaient de partout berçaient leurs oreilles, et leurs narines, respiraient les senteurs des lilas frais éclos et des arbres en fleurs.

De la terre fraîchement remuée et des fumiers dorés et rouges, étendus en tas, çà et là, une buée tiède montait.

Midi sonna. Dans la cour, et dans les bâtiments, l’on entendit plus que les piaffements des chevaux, le son de ferraille des instruments qu’on découple, les cris des hommes, l’aboiement des chiens, et parfois, net comme un appel de clairon, le cocorico des coqs.

Dans la maison du père Lavoie, les hommes entrèrent s’asseoir autour de la table longue recouverte d’une nappe à carreaux rouges et blancs.

Une odeur de soupe aux pois et de lard chaud, séjournait dans la pièce qui flattait leurs narines.

— Bonjour les gars, lança un nouveau venu comme ils commençaient de manger. L’ouvrage avance ?

Ils répondirent presque tous ensemble que les travaux allaient bien, qu’ils s’opéraient dans des conditions favorables et que pour peu que la belle température continue… etc.

— Et vous, père Lavoie, achevez-vous de disquer votre champ ?

— Oui, Msieu Bertrand. Y sera pas tard après-midi, que je vas avoir fini.

— Tant mieux. Henri vous a dit quoi faire ensuite.

— Oui. Y voudrait que j’fasse la herse à dents sur la pièce du Bord de l’Eau.

— Eh bien ! bon appétit les gars.

— Merci ! Merci bien ! Msieu.

André Bertrand, fils unique et orphelin depuis sa dix-huitième année, avait hérité de son père, de deux d’entre les plus belles terres de Sainte-Geneviève. Elles étaient situées aux trois fourches de chemin dans le haut du village ; l’une longeait la montée Saint-Charles, l’autre s’étendait chaque côté de la route qui conduit à Senneville, le long de la Rivière.

Par des achats successifs, il avait enrichi le patrimoine et maintenant il possédait un domaine de 600 acres de belles terres arables où le mil et le trèfle poussaient drus et forts, et où l’avoine, l’orge et le blé, lorsque venait août, faisaient songer à une mer placide dont on aurait blondi les eaux.

La maison d’habitation, une vieille maison de pierre, aux murs épais, de deux pieds, était sise sur le bord de l’eau presqu’en face de la montée. Des massifs de verdure l’entouraient de toutes parts. C’était comme un joyau gris dans un écrin de feuillage. André s’y rendit.

On l’y attendait pour se mettre à table : son gérant Henri Lebœuf, avec sa femme, et Maître Boivin, son ami de cœur, qui y passait quelques jours en repos, fatigué lui aussi du travail ardu de la récente élection. Sur les soixante-cinq sièges de la province, les Nationaux en avaient rapporté quarante-sept. Bertrand avait enlevé Saint-Jacques, haut la main, faisant perdre le dépôt de son adversaire. Harassé par une lutte incessante où il avait dû, comme un chef, porter la parole dans presque toutes les subdivisions électorales, il s’était retiré, dès le lendemain de la Victoire, en compagnie de Boivin, dans la retraite paisible où ils coulaient maintenant des jours calmes après la tourmente.

Le dîner qui l’attendait était l’un de ces dîners substantiels tel que nos braves canadiennes de la campagne savent en apprêter.

Le grand air avait servi d’appétit ; les propos de Boivin et de Bertrand servirent de condiments.

Comme ils en étaient au chapitre sentiment, Madame Lebœuf hasarda :

— Vous n’avez jamais songé à vous marier, Monsieur Bertrand ?

— Quelquefois. Seulement, je n’ai pas trouvé…

— Parce que vous n’avez pas cherché.

— Pardon, j’ai cherché…

— Pas beaucoup. Et quand vous trouverez, qu’est-ce que vous ferez ?

— Quand je trouverai la femme idéale ? Je ferai comme pour le reste, je la gagnerai. Mais elle n’est pas trouvée, je ne sais même pas si elle existe.

Ce que c’est que de nous et qui peut prévoir les tours que le Destin nous ménage ; André était loin de se douter que tout à l’heure, une rencontre fortuite, et dans des circonstances plutôt fâcheuses, lui ferait battre le cœur d’une façon inconnue jusqu’alors.

Après dîner, il s’installa sur la véranda. Il alluma sa pipe et tout en savourant non pas la traditionnelle demi-tasse, mais, selon son habitude, plusieurs tasses de café, il se concerta avec Boivin, sur leurs projets futurs, ce qu’il fallait faire et ne pas faire, avant et pendant la session.

Dans la montée, Eugène retournait à son travail.

La charrue couchée sur le côté les deux chevaux traversaient le chemin, pendant que lui-même ouvrait la barrière.

Un ronflement de moteur, un craquement de bois. Les chevaux se cabrent, prennent le mors aux dents, et s’engagent, au galop, dans les champs.

Le soc de la charrue plante en terre.

Il déchire le sol sur la longueur de quelque cent pieds, jusqu’à ce que Corbeau et Bijou, épuisés, s’arrêtent enfin, à la voix d’Eugène.

Celui-ci contemple, piteux, les manchons que le choc de l’auto a brisés.

André Bertrand a tout aperçu : l’auto filant à toute vitesse, la collision, la charrue brisée, les chevaux emballés, et le chauffeur continuant sa route.

Indigné, il court au chemin et en bloque le passage.

L’auto a stoppé.

— Depuis quand frappe-t-on les gens, sans, au moins, s’occuper du mal qu’on a causé.

Une voix claire, une voix de jeune fille, fraîche, prenante et pure, lui répond avec une intonation de rigidité hautaine qui contraste avec le timbre de l’organe :

— Depuis qu’il me plaît à moi, de ne pas m’arrêter et de continuer mon chemin.

André Bertrand regarde. À l’arrière de la voiture, une jeune fille, indolemment assise, plonge sur lui, ses indéfinissables yeux verts.

— Je voulais arrêter, balbutie le chauffeur.

— Vous n’aviez pas à stopper. Je vous ai dit de continuer… Vous m’avez obéi… Quand aux dégâts Monsieur Bertrand, vous en ferez l’estimé et vous m’enverrez votre compte.

— Comment savez-vous qui je suis ?

Comme des notes hautes de piano, un rire fusa qui s’égrena dans l’air.

— Qui donc ne vous connait ! Mais vous êtes célèbre, tout simplement, et je bénis le Ciel pour m’avoir fait rencontrer cet être rare dont tout le monde parle. Au revoir Monsieur Bertrand. N’oubliez pas l’estimé de vos dégâts. Filez John.

L’auto démarra. Quelques instants après ce ne fut plus qu’un nuage de poussière dans la direction de Sainte-Geneviève.

Interloqué, le politicien n’avait pas bougé. Il portait en lui la vision de cette jeune fille étrange.

Il fit un geste dans la direction de l’auto, un haussement d’épaules qui signifiait : « À quoi bon » et retrouva Boivin qui l’attendait, accoudé à la clôture.

— Elle a de l’audace, la petite !

— Oui, mais quels yeux !… Et je ne sais rien d’elle. Je ne sais même pas qui elle est.

Il se mit à rire.

— Elle a une façon bien à elle d’éluder les torts… Et quelle voix !… et quels yeux !… Et puis dans le fond, je m’en moque.

Il ne s’en moquait pas tant que cela.

Cette nuit-là, il dormit mal. Il lui sembla qu’il labourait dans un champ. Devant lui, filaient des autos lancées à toute vitesse. L’une passant trop près, accrocha, du garde-boue, les manchons de sa charrue. Il vit dans la voiture une jeune fille qui le narguait et dont les yeux avaient une couleur comme il n’en avait jamais vu. Des éclats de rire pétillèrent comme des fusées qu’on lance.

Au matin, il fut heureux d’être délivré de ce cauchemar. Mais, dans la journée, souventes fois, il lui arriva de songer à l’incident de la veille. Cela lui causait une drôle de sensation de colère, de mépris de lui-même, et aussi de douceur langoureuse.

Un soir, la veille de son départ pour la ville, il siffla Milord, son chien, et partit à pieds, faire une promenade au travers des champs.

Il voulait se rendre compte de l’état des travaux, et aussi jeter le dernier regard du maître sur son domaine.

Combien de temps serait-il absent ? Il ne le savait pas. Les vacances étaient terminées et le tourbillon dans lequel il s’était jeté, l’emporterait peut-être bien loin, sans lui permettre aucun loisir. Des projets lui germaient dans le cerveau qu’il voulait voir naître et mûrir. Il se sentait prêt pour les grandes besognes, les besognes qui n’ont que deux issues : ou elles consacrent un homme, en font l’un des enfants gâtés de la Fortune en le plaçant sur les sommets, ou bien elles le brisent à tout jamais, tuant jusqu’à l’ultime réconfort : l’Espoir. Il n’y avait pas de milieu. Le succès ou l’insuccès. Le succès c’est la renommée, la gloire, l’immortalité. L’insuccès, c’est la déchéance, la ruine, la mort.

Il songeait vaguement à toutes ces choses en s’en allant par les guérêts, le long de la rivière.

Le soleil venait de se cacher pour la nuit. On entendait coasser les grenouilles éprises de vie et d’amour. Il s’arrêta.

Le chien vint gambader près de lui. Il lui caressa la tête.

En face, la rivière roulait. Elle était bleue, violette, orange et ocre, selon qu’on la regardait vers l’est ou vers l’ouest. Aux remous, on voyait des teintes d’argent. En face, sur l’Île Bizard, la Pointe à Monck, comme un museau de renard, avançait dans l’eau multicolore.

Au loin, là-bas, par delà le lac des Deux Montagnes dont l’eau calme reflétait les nuages du ciel, les uns tragiques de sang, d’autres somptueux de l’or du crépuscule, il apercevait Oka, avec le monastère gris des Trappistes et l’École d’Agriculture aux tons rouges des briques. Plus loin encore, sur la montagne, dans le vert tendre de la frondaison neuve, mais que le soir bleuissait, l’église de Saint-Joseph, avec son clocher luisant, semblait un phare céleste dominant la contrée.

André alluma sa pipe et demeura quelques instants sans songer. Son esprit s’engourdissait ; il s’alanguissait. Dans le volupté grisâtre que la brise dispersait, il aperçut deux yeux, des yeux verts, violets, glauques… Il essaya d’en préciser la couleur. Il ne peut réussir. Ces yeux lui firent oublier toute la beauté de l’heure. À son insu, l’idée s’implanta en lui que ces yeux-là étaient plus beaux que tous les paysages, même lorsque la nature, comme ce soir, s’ingénue à les orner de toute sa magie. Le rire qu’il avait entendu l’autre midi, valait à lui seul toutes les harmonies de la nuit, le bruit de cascade d’eau, les chansons de l’arbre, le roucoulement des oiseaux.

Tout à coup comme si un voile se fut déchiré, une constatation se dressa devant lui. Il aimait cette inconnue… Il essaya de résister. Tout criait sa défaite : l’impuissance, à chasser l’image qui l’obsédait, une paralysie de la volonté. Il eut un sourire triste. Le chien dut s’en apercevoir. Il regarda longuement son maître, les yeux voilés.

— Mon pauvre Milord. C’est bien vrai que je t’aime.

Son abattement tomba. Il but l’air qui goûtait le printemps et en face du couchant, il se jura qu’aucun obstacle, ne le pourrait séparer d’Elle.

Il en ignorait tout. Qui était-elle ? Son cœur était-il libre ?

Peu lui importait ! Il l’aimait ! Le reste ne comptait pas.

Un instant avait fait naître cet amour. Un instant avait suffi pour qu’il eût la conviction de sa présence en lui. Les années succéderont aux années, le temps malgré sa puissance ne pourra l’anéantir.

… Et à l’idée que des difficultés qu’il trouvait plus nombreuses de minute en minute, allaient se dresser devant lui, l’attraction sentimentale qui le portait vers l’Inconnue de son Rêve, devint plus irrésistible.