La cité dans les fers/L’intermède

Éditions Édouard Garand (p. 16-18).

VIII

L’INTERMÈDE


Les jours ont passé depuis l’Élection, bien des jours tranquilles. À Ottawa, une session a eu lieu. MacEachran, le premier ministre, voulant mieux étudier la politique de ses nouveaux adversaires a refusé d’engager le débat sur aucune des questions brûlantes, qui, quelques mois auparavant, avaient soulevé tant de tempêtes. Il s’est contenté des affaires de routine.

La réciprocité avec les États-Unis est chose accomplie. Le marché canadien est inondé de produits étrangers qui font une concurrence acharnée à nos industries locales. L’opposition avait proposé le rejet de la loi. L’Amendement fut défait. Bertrand, à cette occasion, fit ses débuts à la Chambre et il prononça ce que les anglais appellent son « maiden speech ».

Il parla durant quatre heures entassant arguments sur arguments, sans rien changer à la situation.

Le vote pris peu après, décréta la mort pure et simple de l’amendement ; le renvoi à six mois.

Dans la galerie, parmi les auditrices qui se pressaient sur les banquettes, il crut apercevoir la jeune fille aux yeux glauques.

Absorbé par son sujet, il n’y prêta pas attention et ne s’inquiéta pas de la rechercher dans Ottawa.

D’autres semaines ont suivi, des semaines mornes. L’industrie canadienne paralysée, le chômage sévit.

Les ouvriers mécontents, retournent chaque soir, au foyer conjugal, le ventre vide, tiraillé par des fringales.

L’on se demande : — Que fait Bertrand ?

Il s’est enfermé dans un mutisme dont il ne se départ pas.

L’on crut un temps qu’il sèmerait l’esprit de révolte. Il n’en fit rien.

Puis ce fut l’hiver, un hiver rigoureux.

La misère s’appesantit sur la ville.

Une délégation de sans-travail se rendit dans la Capitale, qui rencontra les membres du Cabinet.

Ceux-ci lui rirent au nez. Ils répondirent que la loi de réciprocité en faisant baisser le coût de la vie, protégeait l’ouvrier et qu’ils avaient tort de n’être pas satisfaits.

Et l’on continua de se demander :

— Que fait Bertrand ?

Où était-il ?

On ne le voyait nulle part.

Ce qu’il faisait ? Il travaillait à son organisation. Il sentait que le moment approchait de l’action directe, voire de la violence.

Le temps n’était pas encore mûr. Le peuple n’avait pas senti suffisamment la main de fer du régime, lui meurtrir les chairs.

Les clubs fonctionnaient presque jour et nuit. Toujours il y avait des fidèles qui discutaient et s’échauffaient entre eux. Une fois au dehors ils communiquaient à leurs amis et leurs proches, l’indignation dont ils frémissaient.

Pendant qu’une partie de la population souffrait, l’autre gorgée de faveurs gouvernementales, s’amusait honteusement. Les cafés de nuit regorgeaient de monde. Le théâtre et l’opéra florissaient.

L’équilibre était rompu. L’argent au lieu d’être dispersé équitablement roulait dans les mêmes mains.

On était en janvier.

Au théâtre de la Renaissance, depuis trois semaines, une pièce d’un auteur canadien, très réaliste, et d’une brutale franchise « Les Pourceaux » faisait salle comble.

Les profiteurs y étaient décriés et cependant c’était eux qui alimentaient la caisse du théâtre.

Un soir, André Bertrand, harassé de travail, avait consenti à y accompagner un ami et sa femme. Depuis plusieurs jours il compilait des documents publics en vue de la prochaine réunion des Chambres.

Il voulait revoir Yvette Gernal que depuis longtemps il n’avait même pas entrevue.

Mêlé à la foule, il s’amusa dans le foyer, à y écouter les conversations qui précèdent le spectacle.

Il s’écœura de voir, chez certaines gens, pour qui, comme pour cet empereur romain, l’argent n’a pas d’odeur, tant de cynisme et poussé si loin.

Ce fut dans des dispositions plutôt désagréables qu’il prit place, à l’orchestre, quelques minutes avant le lever du rideau.

Un pincement au cœur lui refoula le sang aux tempes. Il n’osa en croire ses yeux. Non ce n’était pas possible !

Elle aussi, l’avait aperçu. Ses yeux glauques brillèrent. Que reflétaient-ils ?

André ne le sut deviner.

Il regarda ailleurs et tourna entre ses doigts, nerveusement, le programme qu’il tenait.

Elle !

La curiosité le fit se retourner à nouveau et tout à coup ses yeux devinrent durs.

Elle, avec cet homme !

Elle ! La fille de Sir Vincent Gaudry.

Le rideau se levait pour le premier acte. Un bruissement se fit entendre qui précédait le silence.

La scène représentait un bureau de rédaction, où trônait, assis, à son pupitre, le rédacteur d’une feuille quelconque, maître Chanteur sans probité aucune, et pour qui la fin justifiait les moyens quels qu’ils fussent. Et c’était, peu après, le défilé des politiciens tarés. Le drame se campait. Les personnages principaux y faisaient leur apparition : politiciens, financiers, journalistes.

Durant l’entracte, André sortit au dehors fumer une cigarette. Il rencontra une connaissance à lui, reporter mondain, à la Cocarde, le grand quotidien de la rue du Mont Royal.

— Belle salle et beaucoup de gens chics.

— En effet, j’y ai remarqué Sir Vincent Gaudry. Quelle est cette jeune personne qui l’accompagne.

— Vous ne la connaissez pas ? Mon cher Bertrand, vous êtes plus au courant du mouvement politique que de ce qui se passe dans la Société. Vous ne connaissiez pas Lucille Gaudry. Charmante enfant ! et, ce qui ne gâte rien, fille unique d’un père millionnaire. Elle a des soupirants plus qu’elle n’en peut recevoir en admettant qu’elle en recevrait tous les soirs.

— Ça n’y parait guère. Il manque à ses côtés du jeune premier traditionnel.

— C’est ainsi depuis le printemps dernier. On ne sait ce qui lui est arrivé. Elle traite ses amis d’une façon tellement cavalière que ceux-ci parlent d’abord de se pendre et finissent par se consoler ailleurs.

— Ah !

Les trois coups réglementaires venaient de sonner.

Bertrand retourna à son siège. Ce qui se passa sur la scène, le drame de famille empoignant où deux vies, par la cupidité insatiable du père de famille, se trouvaient sacrifiées au moloch de la finance, ne l’intéressait plus.

Yvette Gernal elle-même, malgré toute la puissance émotive de son jeu et le dramatique intense des situations où elle se débattait, le laissa indifférent. Il ne songea pas à leurs relations passées. Il portait en lui la vision du printemps dernier et à ses tympans résonnait toujours la voix claire, fluide, cristalline, qu’il avait entendue cette journée radieuse de mai.

Et se rappelant la conversation de tantôt, un sentiment d’allégresse l’envahit. Un espoir fou s’implanta en lui, que cette femme un jour… Mais non ! Ce n’est pas possible ! Lucille Gaudry !… La fille de Vincent Gaudry le politicien éhonté, qui a sacrifié sur l’autel du parti, avec ses convictions intimes, les droits de sa race !…

Le deuxième acte terminé, il demeura à son fauteuil, et répondit très vaguement aux questions de ses amis. Il était distrait et rêvait à une félicité impossible. Il s’était attendu à rencontrer bien des obstacles. Il éprouvait à la pensée de les vaincre, une volupté intérieure grande. Il s’attendait à tout. Tout… mais pas cela… lui… dans la famille de Vincent Gaudry… lui le chef du mouvement de réaction, le gendre d’un transfuge ! Non ! Cela il ne le pouvait pas. Il ne fallait même pas y songer. Un rire nerveux vite étouffé fit se retourner vers lui la femme de son ami.

— À quoi pensez-vous, M. Bertrand.

— À rien d’important ! À une histoire drôle que j’ai entendue hier.

La représentation lui devint un supplice. Il soupira après la chute du rideau et n’osa plus porter ses regards vers la loge, qui, pourtant, le fascinait. Il y réussit. Les yeux fixés devant lui, il regardait la scène, mais sans y rien voir.

Des applaudissements plus fournis indiquèrent que le dernier acte se terminait dans un cri sublime d’amour de la femme trompée, mais qui pardonnait quand même.

Les allées s’évacuèrent lentement. Ce fut comme quatre ruisseaux humains qui coulaient vers le foyer, où se trouvaient aussi les vestiaires.

Pendant qu’il attendait son chapeau, André vit passer près de lui, mais si près qu’elle le frôla presque, la jeune fille aux yeux verts. Leurs regards se rencontrèrent. Enhardi, et malgré lui, il la salua :

— Bonsoir Mademoiselle Gaudry.

Hautaine à souhait, elle le regarda et d’une voix qu’elle essaya de rendre sèche :

— Depuis quand aborde-t-on les femmes honnêtes, dans les endroits publics, sans les connaître.

Il allait pour répondre. Elle détourna la tête, et, de son port de sultane indolente, alla rejoindre son père, qui causait un peu plus loin.

Bertrand prit le parti de rire de cette aventure un peu ridicule pour lui.

Il n’était pas homme à souffrir un échec. Cet incident, piquant son amour propre, lui fit oublier toutes ses réflexions de tout à l’heure.

Ah ! Ma petite ! Je te mâterai bien, se dit-il en lui-même pendant qu’il regagnait son appartement.