La cité dans les fers/La tourmente électorale

Éditions Édouard Garand (p. 10-13).

VI

LA TOURMENTE ÉLECTORALE


Ainsi engagée, la lutte promettait aux nationaux une issue plus réconfortante qu’aux élections dernières.

Rue Notre-Dame, près de la Côte Saint-Lambert, en plein centre de la ville, ils avaient installé les quartiers généraux de l’organisation. Maître Boivin, l’ami intime de Bertrand, en avait pris charge.

Ancien lieutenant-colonel dans un régiment de la milice locale, — il n’avait résigné que depuis six mois — Eusèbe Boivin conduisait la campagne militairement.

Dans son bureau, une immense carte murale représentait les divers comtés de la province, et lui permettait d’un simple coup d’œil, de se rendre compte des activités générales. À côté du bureau de Boivin se trouvait la chambre des télégraphistes et des téléphonistes qui se tenaient en communications constantes avec le dehors.

Tous les soirs le rapport était affiché : contrôle des listes, résultat des assemblées, votes probables. Voisin de ces bureaux, le comité des orateurs et celui des cabaleurs.

C’est là que Charles Picard distribuait la besogne pour la soirée ou la journée du lendemain, selon qu’une place faiblissait ou se fortifiait, il envoyait tel ou tel orateur, tel ou tel cabaleur. Un comité de publicité voyait à la rédaction, l’impression ou la distribution de circulaires ou de pamphlets ainsi que des communiqués aux journaux.

Dans la vaste salle du centre, servant d’antichambre aux divers bureaux groupés tout autour, quelques centaines de personnes, partisans, curieux ou flâneurs, discutaient les questions du jour.

En voyant entrer le Chef, arrivant d’un voyage à Québec, plusieurs allèrent lui serrer la main et le féliciter de son discours de mardi. Bertrand fit le tour des groupes, prodiguant avec les poignées de main, les mots d’encouragement.

Il pénétra dans le bureau de Boivin. Celui-ci était seul. Il était debout et posait de minuscules jalons sur la carte murale.

— Bonjour Bertrand, bon voyage, dit-il, en abandonnant son travail.

— Excellent ! Qu’est-ce que tu organises sur la carte ?

— Une série d’assemblées pour après demain. C’est la nomination. Nous tiendrons une assemblée dans chaque comté. C’est de la cabale qui s’adresse à des milliers de personnes à la fois. Ça prépare le terrain. Ensuite, j’envoie deux hommes par village faire la tournée des voteurs, avec instructions pour l’assemblée contradictoire qui suit la nomination. Imagine l’effet moral lorsqu’on apprendra que par toute la province les candidats du gouvernement peuvent à peine se faire entendre, tandis que partout, les Nationaux sont acclamés… Quelles nouvelles à Québec ?

— Nous gagnons du terrain. Lessard remporte. Québec — est le château fort des radicaux. Le ministre des postes Stephen Bergeron se fait battre dans Montmorency-Charlevoix… J’ai entendu dire qu’à la nomination, j’aurai deux « honorables » pour me donner la réplique et du fil à retordre.

— Vas-tu parler seul ?

— Qu’en penses-tu ?

— Il serait préférable d’amener quelqu’un avec toi : Albert Gingras par exemple… Tu le feras parler le premier… Il est un peu violent mais ça ne fait rien.


Tel que prévu, le lundi suivant, Ernest Guindon, le candidat radical, était accompagné du sénateur Joseph Savard et du solliciteur général, Sir Vincent Gaudry.

Les électeurs encombraient la salle du marché St-Jacques, et au dehors, dans l’espace libre où d’ordinaire stationnent les voitures, face à la rue Ontario, une foule énorme se pressait qui réclamait à grands cris l’assemblée en plein air.

À deux heures précises l’officier rapporteur proclama le nom des candidats en présence. Comme, dans l’arène, font les boxeurs avant de se ruer de coups, ils se serrèrent la main. D’un commun accord, ils décidèrent de parler au dehors. Ernest Guindon fut le premier orateur. Il se garda bien de parler politique et raconta à ses auditeurs comme quoi il s’intéressait aux œuvres de son comté, souscrivant largement chaque fois que l’occasion s’en présentait et ne négligeant d’assister à aucune tombola, ni fête publique. Il y a des gens qui s’imaginent que c’est là le devoir d’un homme public et qu’un politique a rempli sa mission lorsqu’il s’est montré un peu partout, là où il y a des électeurs et qu’il a prodigué un peu d’argent et plus de belles paroles.

Il y eut à Montréal il y a quelques décades un maire dont l’unique fonction a consisté à parader dans les congrès et les fêtes. Ernest Guindon appartenait à cette catégorie.

Autour de lui ses partisans étaient groupés. Ils saluèrent ses paroles par des acclamations, et crièrent, après son discours, de toute la force de leurs poumons et d’une conviction que l’alcool avait augmentée :

— « C’est Guindon qu’il nous faut ! »

La claque fit son devoir et lorsqu’Albert Gingras, un jeune avocat, se leva pour appuyer la candidature du National, il fut accueilli par des huées et des imitations de cris d’animaux.

Il parvint toutefois, grâce à l’appui du président, à débiter son discours. Contre son habitude, il ne fut pas trop violent, se contentant d’insinuations malignes, qui blessaient, comme de traîtresses piqûres d’aiguille. Pendant ce temps, Sir Vincent Gaudry qui avait des raisons personnelles pour détester son adversaire, — dans une élection précédente celui-ci avait dévoilé la part prise par le Solliciteur dans le scandale des vingt millions (octroi de contrats pour la marine de guerre) — regardait André Bertrand et lui ricanait au nez, narquoisement.

Sir Vincent Gaudry était un homme d’une popularité et d’une puissance hors de doute. Son talent de démagogue, son physique agréable et de prime abord sympathique, sa grande connaissance du cœur humain, et sa psychologie des foules, en avaient fait depuis longtemps le chef des radicaux dans le Québec avec succession probable à la tête du parti quand MacEachran disparaîtrait. Bien que directeur de plusieurs gros établissements financiers, il ne manquait aucune occasion de soulever les passions populaires, de soulever chez les masses des appétits de lucre en faisant miroiter, grâce à la sage administration de son parti, une prospérité future irréalisable.

Sir Vincent Gaudry avait cinquante ans tout au plus et qui n’y paraissait guère. Vêtu avec recherche, voire même avec raffinement, souple et agile, il avait la tournure et la démarche d’un jeune homme. Il portait beau : une tête apollonnienne qu’il renversait en arrière dans les moments de grande éloquence, une figure vermeille, une taille que l’embonpoint n’avait pas épaissi.

Prototype de l’opportuniste et de l’arriviste, il avait, au plus haut degré, le don de la popularité. Poli avec tous, mais d’une politesse hypocrite, il n’en conservait pas moins des manières de grand seigneur qui lui conservaient le respect et l’admiration des siens.

Quand il se leva, sa figure rayonnait. Il escomptait une revanche sur Bertrand, une revanche éclatante devant plusieurs milliers de personnes.

Les membres des clubs Saint-Georges, Levasseur et Bernier s’étaient rendus en grand nombre avec le mot d’ordre de huer son adversaire.

Maître de lui, dès la minute même qu’il prenait possession d’une tribune quelconque, il commençait presque toujours d’une voix doucereuse, lançant de petites phrases insidieuses avec un air de n’y pas toucher et qui frappaient leur bouche plus bas que la ceinture comme on dit chez le peuple.

Enhardi par les applaudissements qui saluèrent le début de son discours il devint ironique, d’une ironie mordante, cruelle. Il laissa de côté les problèmes de l’heure pour s’en prendre à celui-là même, qui incarnait, présentement, les principes adverses. Il descendit sur le terrain des personnalités.

Souriant, le chef des Nationaux, l’écoutait semblant s’amuser de ce que disait l’orateur : son démêlé récent avec la police et autres mêmes détails qu’il jugea n’être d’aucune importance.

Sir Vincent continua :

— « Ce pur, ce très pur, cet archi pur, qui se croit la mission de redresseur de torts, ne vous a jamais parlé de son aventure avec une actrice… de son collage avec une actrice.

D’une voix rauque — Bertrand cria à la face de l’orateur :

— « Vous mentez… Rétractez-vous… Sinon… »

Des voix sortirent de la foule :

— « Asseyez-vous ! Attendez votre tour » ! clamaient les partisans de Gaudry.

— « Retractez-vous, clamaient les amis de Bertrand.

Durant quelques minutes, le brouhaha menaça de dégénérer en bagarre.

Le président dit quelques mots au chef des Nationaux qui retourna à son siège.

Bien qu’ayant perdu un peu de sa belle assurance de tantôt, Sir Vincent continua sur le même sujet durant les quelques minutes qui lui restaient.

Puis… ce fut le tour d’André Bertrand d’exposer ses idées. Il avait pris le contrôle sur sa colère. Il était froid et calme. Seuls, ceux près de lui, pouvaient voir ses lèvres trembler et ses narines frémir.

D’une voix posée, il parla d’abord de choses indifférentes, pour donner le temps à l’auditoire d’oublier l’incident de tantôt.

Prudemment, avec réserve, comme un homme qui s’aventure dans une savane dont il ignore la solidité du fond, il jetait quelques coups de sonde, voulant connaître quels étaient, vis à vis lui, les sentiments de la foule. Puis, quand il vit qu’il en possédait la majorité, que les braillards étaient moins nombreux, que la force de leurs cris ne le faisait présumer, quand il eut reconnu les différents groupes de la claque, disséminés de ci de là, il parla avec plus de véhémence. De son regard perçant, il fixait les mécontents dans leurs coins. De se sentir envisagés, les intimidait un peu, et ils oubliaient d’interrompre, comme leur consigne le voulait.

Dans un éclat de voix, qui surprit comme un bruit de foudre dans un temps calme, Bertrand, le dos tourné à l’auditoire, apostropha Sir Vincent Gaudry.

— « M. le ministre, sans faiblir, ce qui prouve un degré de cynisme avancé vous avez voulu traîner dans la boue une femme honorable, laissant deviner qu’elle était ma maîtresse. M. le ministre, le fait serait vrai que je vous mépriserais pour attaquer un absent quand cet absent est une femme. Je vous méprise doublement, parce que vous êtes un menteur… un lâche menteur… et que vous le savez ».

Saisissant le Solliciteur Général, par les basques de son habit, il le força à se lever.

— Maintenant, continua-t-il, vous allez laver l’honneur de cette femme sur qui vous avez bavé…

Sir Vincent fit signe qu’il allait parler.

Les cris s’apaisèrent.

— Messieurs…

« Vive Gaudry » cria quelqu’un.

— Messieurs… Je maintiens ce que j’ai dit…

Bertrand s’appuya d’une main à la tribune improvisée. C’était une petite table d’à peine deux pieds de diamètre.

— Silence ! rugit-il plutôt qu’il ne cria.

La foule se tut, surprise.

Il était pâle.

Il avait les yeux injectés de sang.

— Messieurs, je ne suis pas venu ici pour insulter qui que ce soit, ni me faire insulter. J’étais venu discuter de politique. Mes adversaires, redoutant de porter la question sur ce terrain ont préféré faire d’odieuses calomnies… Je n’ai pas l’habitude de la galanterie mais je ne puis, sachant que les allégués sont faux, laisser abîmer l’honneur d’une femme. M. Gaudry va retracter ici…

— Qu’est-ce que tu vas faire ? crie un auditeur aviné et qui se tenait au premier rang.

— Nous verrons… M. Gaudry je vous somme de vous rétracter… Faites-le de bonne grâce.

Le ministre devint rouge, blanc, jaune, puis finalement vert. Mais il ne broncha pas…

Une lueur mauvaise dans le regard, la gorge haletante, Bertrand s’avança vers lui.

L’homme aviné monta sur l’estrade.

— Y rétractera pas, dit-il en montrant le poing. Furieux, André le prit par le cou et l’endroit du corps humain qui sert de coussin, le balança à bout de bras et le jeta dans la foule.

La bagarre commença.

Quelques personnes envahirent l’estrade et s’approchèrent de l’orateur à qui ils voulaient faire un mauvais parti.

Celui-ci saisit la table qu’il brisa contre le mur de briques, et se servant de l’une des pattes en guise de gourdin, il tint les assaillants à distance.

Les coups pleuvaient ; son bâton avec un bruit sinistre s’abattait sur les têtes, pendant qu’en bas, en une ruée où partisans et adversaires se confondaient, des gueules saignaient, des yeux noircissaient.

Profitant du tumulte, Sir Vincent Gaudry s’était esquivé.

Le président, à plusieurs reprises, enflant ses poumons, essaya de dominer la clameur.

Rien n’y fit.

Une rage de se battre était dans l’assemblée. Organisés, les membres des clubs radicaux, se tenaient, en autant que possible, par petits groupes. Sur l’estrade, des occupants de tantôt, il ne restait plus qu’André Bertrand. Accoudé au mur de briques il défendait ses positions.

Le nombre des assaillants grandissait.

L’un d’eux réussit à mettre la main sur l’arme improvisée, un coup de poing appliqué en pleine figure, le fit s’écraser la mâchoire fracassée.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Montant la rue Ahmerst, une troupe de gens armés de bâtons, et que guidait Albert Gingras, fit soudain irruption.

— Vive Bertrand ! Laissez-le parler criaient-ils, s’apprêtant à entrer dans la mêlée. Et ils soulignaient par des gestes menaçants la fermeté de leurs avis.

L’estrade s’évacua.

On dut transporter deux des combattants à la pharmacie du coin.

D’autres s’y acheminèrent la tête basse.

Un groupe essaya de murmurer. Les nouveaux arrivants le cernèrent.

— Si vous n’êtes ici que pour faire de la chicane, dit Gingras, vous faites mieux de filer… et le plus tôt.

L’orateur, debout, arrangea le nœud de sa cravate, et après avoir réparé le désordre de sa chevelure, attendit que le silence se rétablit à nouveau.

Il avait reconnu sur l’habit des nouveaux venus, le ruban symbolique.

— Nous disions… continua-t-il…

Et maître de la situation, il parla deux heures durant.

La foule, que la force séduit toujours, l’applaudissait avec frénésie.

Quand il eut fini de parler, il les avait presque tous ralliés autour de son drapeau, et des adversaires de tantôt, il avait fait des adeptes, par son attitude courageuse, contraste frappant avec la lâcheté de Sir Vincent Gaudry.