Éditions Édouard Garand (p. 53-56).

XXII

LE BAL


André Bertrand demeura tout abasourdi de cette visite. Quand il se coucha la fièvre le dévorait… Toute la fatigue des derniers temps l’accabla. Un dégoût de vivre l’étreignit et fortement. Il voulut abandonner son œuvre dans un découragement qui s’empara de son être. Il avait beau vouloir classifier ses pensées, il ne le put. En lui tout était sombre.

Lutter ! Encore lutter !

Et pourquoi après tout ? Pour cette fumée de gloire qu’on aime à respirer et dont l’odeur captive et grise. Qu’est-ce que vivre ?…

Il dormit mal, très mal. Il salua le jour avec un sentiment joyeux de délivrance. Le soleil inonda sa chambre… En lui, il commença de se faire une éclaircie. Il vit clair…

Son énergie revint avec la lumière. Il alla à sa fenêtre. Le Saint-Laurent luisait. Lévis était enveloppée de rose tendre ; quelques rares promeneurs, sur la Terrasse, aspiraient l’air matinal.

Il sauta dans le bain l’eau froide le stimula… Dans son cerveau passa rapidement tous les faits qui ont donné lieu à cette entrevue de la veille.

C’était bien là, un coup de Vincent Gaudry. Il ne put s’empêcher de le trouver très habilement monté.

Les journaux de la veille étaient encore sur sa table. Il en prit un et, comme par hasard, il vit, qu’en effet ce soir même, le solliciteur donnait à sa résidence une grande fête en l’honneur de sa fille dont c’était l’anniversaire. Il avait dit qu’il irait. Il ira. Qu’importe qu’en ce faisant il risque sa tête. Pour lui, rien n’existait plus au monde que Lucille. Un désir violent était en lui de la revoir, de lui expliquer toutes les machinations dont il était victime. Il lui avait demandé de le croire malgré les apparences. Les apparences étaient défavorables. Elle le croira quand même.

C’était bien Sir Vincent l’instigateur de la visite d’Yvette Gernal à Québec. Depuis quelque temps, il la fréquentait dans l’espoir qu’elle lui servirait d’instrument contre son ennemi. C’est lui qui avait imaginé ce voyage dont tout, était calculé d’avance…

Lucille avait tout vu… Il n’y avait plus maintenant qu’à laisser faire.

Dans le train qui les ramenait vers Montréal, il rencontra l’artiste comme par hasard. Elle lui conta que le chef républicain, bravant la menace de mort qui pesait sur sa tête, avait promis d’assister au grand bal du lendemain.

— « Il ne manque pas d’audace, opina le solliciteur mais le malheureux donne tête baissée dans la trappe ».

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les premiers invités commencent d’entrer. La salle est éclairée à profusion. C’est une féerie de lumière. Partout des fleurs, roses, œillets, chrysanthèmes dégagent une senteur capiteuse…

Les toilettes sont variées, — depuis les costumes les plus rutilants jusqu’aux plus sombres. — Les domestiques en livrée circulent par la salle, conduisant les nouveaux venus au vestiaire.

Il en entre toujours, des marquis, des marquises, des pierrots, des japonais ; un grand mephisto sec et élancé attire l’attention un moment sur lui : elle se dissipe bientôt déversée sur un costume plus original. C’est une semiramis troublante de formes qui passe dégageant de sa personne un parfum oriental…

Tous ces êtres qui se connaissent pour la plupart essayent de deviner sous le masque la personnalité du voisin. Des flirts innocents s’engagent et aussi d’autres qui le sont moins.

Un orchestre, dans un coin, attaque une marche légère. C’est la promenade initiale, le défilé des costumes. Descendant l’escalier, vêtu en impérateur romain, le solliciteur fait son apparition ayant à ses côtés une princesse de rêve tels que les contes de fée nous en font souventes fois la description.

Une acclamation les salue. Tous ces gens, la plupart sérieux et sages dans la vie courante, sont animés du même désir. Ils respirent la joie et brûlent d’une envie folle de s’amuser, de déposer pour une nuit leur personnalité, de ne pas penser, de n’être que des pantins qui tournent au son de la musique.

L’orchestre joue une valse langoureuse de Lehar, cet original musicien viennois, dont la musique respire l’ardeur folle et langoureuse aussi des tournoiements éperdus. Les couples évoluent dans un frou-frou de soie qui traîne : la musique travaille les nerfs, les rend sensibles et comme à fleur de peau.

Et la cohue bigarrée des danseurs aux costumes multicolores tourne… tourne… Des propos secrets se chuchotent aux oreilles…

Vers onze heures, un nouveau danseur fait son apparition.

La musique venait de se taire quand il pénétra dans la salle.

C’est un personnage de haute taille, découpé en athlète. Il s’avance d’une démarche assurée, se balançant un peu sur ses jambes.

Il est vêtu en prospecteur. Ses lourdes bottes résonnent sur le parquet brillant. Une chemise kaki, un mouchoir rouge dans le cou, un immense chapeau sur la tête composent tout cet accoutrement. À sa ceinture, un pic de prospecteur ; de l’autre côté un revolver. Des balles tout le tour de sa ceinture…

Un loup noir lui recouvre le visage.

— Qui est-ce, se demande-t-on ?…

La musique recommence. On n’y prête déjà plus attention.

L’impérateur romain s’avance vers lui. Ils se regardent un instant. L’impérateur lui tend la main, l’autre refuse de la lui serrer.

Dans une serre adjacente à la grande salle, une jeune fille, la princesse de rêve, est assise seule, et semble ne pas appartenir à la réalité. À ceux qui lui viennent offrir une danse, elle refuse.

Elle n’appartient pas à la terre, répond-elle.

Le prospecteur fait le tour de la salle. Sous son masque ses yeux brillent. Ils fouillent les autres masques tachant de découvrir leur identité. Tout à coup il tressaille…

Cette princesse toute seule. C’est Elle ! Il le réalise à son trouble.

Il va la rejoindre.

— Bonjour princesse, dit-il, contrefaisant sa voix. M’accordez-vous la prochaine danse.

Elle voudrait refuser, mais c’est plus fort qu’elle. Les yeux noirs sont rivés sur les siens qui la fascinent. Elle fait signe de la tête qu’elle acquiesce.

Puis, comme il va pour lui prendre le bras, elle recule avec un mouvement d’horreur.

— Laissez-moi. Vous m’êtes odieux, je vous ai dit que je ne voulais plus vous voir, jamais ! jamais !

— Lucille ! Pourquoi me juger sur des apparences trompeuses. Je vous jure que je vous suis fidèle même en pensée… — Laissez-moi ! Comédien que vous êtes. Hier encore au Château… à Québec…

Et comme il allait pour répondre elle lui dit.

— Allez-vous-en sinon, je vous dénonce à tout ce monde. Et c’en est fini de vous…

— Faites-le ! Lucille ! En mourant je vous donnerai au moins un gage ultime d’amour.

— Comédien ! Savez-vous pourquoi vous êtes venu ici ? Pour la revoir elle ? Parce que vous saviez qu’elle y est…

— Lucille…

— Allez-vous-en ! ou j’appelle. Retournez à elle… c’est fini entre nous, à jamais fini… Jamais je ne me contenterai des miettes, tombées de la table d’une actrice…

Et elle se mit à pleurer.

Il voulut la consoler, mais ce fut en vain. Devant son insistance, il jugea plus prudent de s’éloigner et de revenir à la charge sous peu… Il ne s’avouait pas vaincu. Ce n’était pas pour essuyer un refus qu’il avait risqué sa vie dans cette équipée. Il alla au buffet déjà plusieurs personnes étaient rendues. Il se fit verser un verre de punch qu’il dégusta, et sortit au dehors faire un tour dans les jardins. Il respira l’air profondément et songea un peu. Est-ce que son étoile pâlissait. Était-il au point culminant de sa vie il arrive que tous les obstacles et les contrariétés fondent simultanément sur soi et où il semble que le hasard se plaît à nous accabler.

Il saura narguer le Destin. Les obstacles ! Tant mieux c’est un stimulant. Les difficultés de toutes sortes qui s’acharnaient à le poursuivre ne donneront qu’une saveur plus grande à la Victoire prochaine.

Car la Victoire est prochaine. Sous peu il déclenchera la grande Ruée qui le fera incontestablement le maître de la Province…

Il fut distrait de ses pensées par un bruit de pas derrière lui. Il se retourna, face à face avec une bohémienne.

— M. Bertrand, lui dit-elle à voix basse.

Il reconnut la voix d’Yvette Gernal.

— Fuyez d’ici, continua-t-elle. Sir Vincent vous a reconnu.

— Et qu’est-ce que cela peut me faire ?

— Cela signifie qu’il a payé quelqu’un pour vous tuer.

— Et après ?

— André, implora-t-elle, pardonnez-moi ! C’est moi qui lui ai dit hier que vous seriez ici. Et il a engagé l’un des hommes de Barnabé qui doit tirer sur vous. On vient… accordez-moi cette danse… je vous donnerai la description de votre supposé assassin…

En rentrant dans la salle du bal, il vit la princesse qui le regarda passer au bras de l’artiste. Il voulut la saluer. Elle détourna la tête avec hauteur et dit à voix haute à un jeune homme qui l’implorait pour valser avec elle.

— Soit, je vous accorde cette danse. Connaissez-vous cet intrus qui pénètre chez les gens sans être invité.

Les premiers accords commencèrent.

Le prospecteur enlaça la bohémienne et dansa avec elle.

— Me pardonnerez-vous tout, le mal que je vous ai fait lui demanda-t-elle.

— Oui ! je vous pardonnerai à une condition… Non… J’ai habitude de régler mes affaires moi-même. Êtes-vous certaine des intentions de Sir Vincent.

— Je l’ai entendu vous désigner à son homme et lui dire : Surtout ne le manquez pas. En plus des $25.000 j’en ajouterai $10.000 de ma poche.

— Je vous remercie de vos renseignements. Hier quand vous êtes venue à Québec, êtes-vous venue de votre plein gré.

— Non ! j’y ai été amené par le solliciteur…

La danse était terminée. Les couples étaient encore en place, applaudissant la musique.

André Bertrand chercha Lucille des yeux ; il la vit près de lui, qui riait nerveusement aux histoires que lui conte son cavalier.

Tout à coup, un coup de feu se fit entendre. Bertrand fit une grimace. Il était atteint à l’épaule gauche. Précipitamment, il sortit son arme de son étui. Un autre coup de feu et Yvette Gernal s’était jetée au devant du chef républicain. La balle lui traversa la poitrine.

Bertrand tira à son tour. On vit un homme, un revolver encore fumant à la main, s’abattre frappé au cœur.

Le trouble s’empara de l’assistance. On s’empressa de courir aux victimes.

Malgré la douleur, André Bertrand, prenant le pistolet dans sa main gauche et le tenant braqué sur les danseurs, se pencha vers l’artiste.

— Merci Yvette, lui dit-il.

— Me pardonnez-vous, gémit-elle.

— Je vous pardonne…

Un faible sourire passa dans les yeux de la moribonde. Pour sceller mieux le pardon, il déposa un baiser sur son front.

Puis le pistolet, toujours menaçant, il courut à Lucille, la souleva dans son bras valide, et l’emporta avec lui.

Il la déposa dans son auto et à une vitesse folle, gagna la campagne.

La jeune fille était évanouie.

De la blessure, le sang roulait. Il déchira les manches de sa chemise, et serra les chairs fortement. Au premier village, il réveilla le médecin, se fit panser sommairement, et continua dans la nuit sa course effrénée emmenant avec lui son précieux butin.