La cité dans les fers/La cérémonie

Éditions Édouard Garand (p. 56-57).

XXIII

LA CÉRÉMONIE


Cet enlèvement survenant après la double catastrophe dont les victimes gisaient inanimées tachant leurs vêtements joyeux d’un filet rouge fit se terminer la grande fête du solliciteur d’une façon plutôt imprévue. Tenus au respect par l’arme du Républicain, les spectateurs de cette scène avaient dû le laisser s’enfuir, aucun ne voulant risquer de s’abattre à son tour frappé d’une balle.

Ou se mit à sa poursuite, mais dans la nuit il était impossible de se bien guider et l’avance qu’il avait sur ses poursuivants lui permit de regagner Québec sain et sauf.

La jeune fille revint vite de son évanouissement. Elle voulut crier ; ce fut inutile. Elle réalisa promptement la situation, et inconsciemment, à son insu, elle éprouva une sensation de sûreté sous la garde de cet homme qu’elle voulait et devait détester sans y parvenir.

La jalousie faisait souffrir son cœur, et son orgueil blessé, lui causait comme une brûlure dans la tête.

— C’est lâche, ce que vous faites-là, lui dit-elle, les yeux voilés de larmes.

Elle était gagnée par l’émotion qui trop contenue et comprimée éclatait enfin.

— Ne me jugez pas Lucille. J’ai fait ce que je devais faire.

— Où me conduisez-vous ?

— À Québec où dès ce matin vous deviendrez ma femme.

— Mais je ne veux pas ! Je vous déteste ! Jamais je ne pourrai vous aimer après ce qui s’est passé.

— Nous sommes tous deux victimes d’un malentendu que je vous expliquerai plus tard… Savez-vous conduire un auto lui demanda-t-il.

— Oui ! un peu.

— Prenez ma place. Je suis à bout de force, ma blessure par l’effort que je viens d’accomplir s’ouvre et me fait souffrir. Je me confie à vous. Filez sur Québec.

— Et si je refuse…

Ses yeux devinrent fixes. Il lui prit le poignet en le serrant comme dans un étau.

Faites ce que je vous dis, commanda-t-il.

— Vous n’êtes qu’une brute.

Il lâcha l’étreinte.

— Vous allez prendre ma place au volant.

Elle le regarda fixement voulant à son tour le provoquer, mais elle vit dans son regard tant de douceur et de fermeté à la fois qu’elle n’osa.

Il faisait jour quand ils s’engagèrent sur le chemin Ste-Foye.

— Où voulez-vous que je vous conduise.

— Grande Allée No… C’est chez l’un de mes amis, dont la femme vous donnera l’hospitalité. Auparavant vous allez venir télégraphier à votre père que vous êtes en sûreté ici et qu’il ne s’inquiète pas sur votre sort.

André Bertrand alla à l’hôpital faire changer le pansement temporaire qu’on lui avait fait. L’os du bras n’était pas atteint, la balle n’avait fait que traverser dans les chairs.

De là, il se rendit à sa chambre, fit sa toilette et accompagné de deux amis se rendit à la Grande Allée.

— Mademoiselle Lucille, vous allez me faire le plaisir de m’accompagner à l’église où nous serons mariés dès ce matin.

— Monsieur Bertrand, je n’irai pas.

— Très bien, nous serons mariés ici, et s’adressant à l’un de ses témoins, téléphonez au Père que nous ne pouvons nous rendre à l’église et que la cérémonie aura lieu ici même. Si vous voulez me laissez seule avec ma future épouse…

Les quelques amis quittèrent la pièce.

— Lucille encore une fois je vous le répète ; nous sommes victimes d’un grave malentendu. Vous m’aviez promis votre confiance même lorsque les apparences seraient contraires. Pourquoi me la retirez-vous ?

Elle ne répondit pas.

— Depuis quelque temps la Fatalité s’acharne sur moi, continua-t-il, non seulement les événements me sont défavorables, mais la Guigne me poursuit dans ce que j’ai de plus cher, de plus sacré, de plus précieux au monde, votre amour. Je ne laisserai rien intervenir contre mon bonheur. Je serais un lâche si je ne le défendais pas. Si j’ai agi comme je l’ai fait hier, c’est qu’il ne me restait aucun moyen de vous expliquer clairement un fait survenu la veille. Pour vous j’ai fait le voyage à Montréal, pour vous seule. Vous savez ce que j’ai risqué et vous savez ce qu’il en a coûté à une personne… Elle a payé l’erreur commise la veille. Lucille, croyez-moi !

— Comment puis-je vous croire ! C’est fini entre nous. Il n’y aura plus jamais rien.

— Lucille ! Vous m’aimez ?

— Non, je ne vous aime pas.

— Êtes-vous sincère ?

— Très sincère.

— Fort bien ! Moi je vous aime ! Cela me suffit. Vous m’épouserez tout à l’heure…

— Sinon…

— Sinon…

Ses yeux devinrent durs, avec une expression de cruauté telle qu’on ne la lui avait jamais connue ; une rage était en lui soudainement, un autre être s’était implanté chez lui et cet être était haineux, avec un fonds de férocité. C’était la brute qui dort en tout homme, l’animal qui se réveille au paroxysme des grandes passions. Il pensa rapidement qu’un autre à défaut de lui, possédera un jour cette créature de grâce et de fraîcheur, il songea que sa vie sans elle n’a aucun sens et que, disparue, morte pour lui, s… Ah ! un autre la possédera ! Elle se consolera vite… Il revit le jeune homme de la soirée avec qui elle dansa… Il vit rouge.

— Jamais un autre ne vous aura ! Je vous aime follement au point…

Il pâlit, une faiblesse s’empara de lui, sa blessure se rouvrait. Cette vie agitée qu’il menait, le manque de sommeil, avaient atténué sa force et sa maîtrise de ses nerfs. Il n’était plus maître de ses pensées. Il n’obéissait qu’à l’instinct animal. Son cerveau ne commandait plus… Devant elle, il resta quelques secondes hébété. Une contraction de souffrance passa sur ses traits ; ses yeux s’embuèrent.

— Vous souffrez André, demanda-t-elle.

Ce fut comme si on l’eut cravaché. Il se redressa. Avouer sa souffrance ! sa faiblesse ! Jamais. Il retrouva son Moi évanoui.

— Non, ce n’est rien ! Un peu de fatigue… Lucille ! j’ai besoin de vous. Croyez-moi, voulez-vous ? Je vous expliquerai plus tard ! Tout ! Tout ! Maintenant je ne peux pas. Cette tombe est trop fraîche. Je ne vous demande pas votre amour pour le moment. Je le gagnerai. J’exige un droit ! Vous m’avez promis fidélité. Tout à l’heure le prêtre sera ici. Que répondrez-vous ?

— Je répondrai : Non.

De nouveau, il lui saisit le bras et la regarda dans les yeux. À dessein il lui fit mal voulant briser par la douleur physique, cette résistance morale.

— Je veux que vous répondiez oui. Ensuite, nous verrons.

— Oui. Balbutia-t-elle.

Quelques secondes plus tard, le prêtre les bénit et les consacra mari et femme pour l’éternité.

— Soit, dit-elle, quand ils furent seuls. J’ai consenti. Je serai votre femme, je vous serai fidèle. Car je vous aime moi aussi. Je vous aime malgré moi. J’ai beau m’en défendre, il faut que je vous l’avoue. Mais si j’ai une espèce d’admiration pour vous et de la sympathie… vous n’avez plus mon estime.

— Je la conquerrai.