La cité dans les fers/Le flot qui monte

Éditions Édouard Garand (p. 57-61).

XXIV

LE FLOT QUI MONTE


Ce n’est que son mariage accompli que Lucille Gaudry réalisa l’incohérence de ses idées et de sa conduite.

Son mari l’amena vivre dans une maison très coquette, qu’il avait louée toute meublée en attendant de s’établir définitivement chez lui.

Où serait-il ce chez soi tant rêvé ? Il ne le savait. Tout dépendait du sort des armes.

Les choses allaient mal, très mal, et malgré son calme habituel, André manifestait, à différentes reprises, une nervosité significative.

Il commençait réellement à croire que son étoile pâlissait. Son tempérament enclin à la superstition lui fit traverser des périodes de découragement que son collaborateur et ami, Eusèbe Boivin dissipa, mais avec peine.

— C’est l’énervement dû à la fatigue qu’est cause de tes idées noires, lui dit-il, repose-toi quelques jours et tu retrouveras devant l’avenir la même confiance inébranlable de jadis. Tâche d’abord de gagner le cœur de ta femme, qui t’appartient déjà mais pas entièrement… Ensuite, ça ira bien. Je m’en porte garant.

Bertrand se reposa donc quelques jours. Il en avait réellement besoin. Son physique pourtant robuste menaçait de l’abandonner.

Ses relations avec Lucille furent plutôt empreintes de froideur. Elle ne lui pardonnait pas son intrusion dans sa vie, et surtout, elle lui reprochait à lui-même ce qui était sa propre faiblesse.

Elle ne voulait pas l’aimer. Et pourtant elle l’aimait. Elle assistait impuissante à la défaite de sa volonté. Sa raison cédait le pas à son cœur.

Elle reprochait d’autant plus sa conduite à son mari, que vis à vis d’elle, elle était tout à fait impeccable.

Un après-midi, seule avec elle-même, elle fit le relevé de ses sentiments et essaya de s’analyser.

Comment avait-elle obéi à cet impérieux désir de l’épouser, manifesté par André ?

Elle ne put trouver de réponse. Elle ne se comprenait pas. Elle avait beau chercher à démêler la complexité de ses sentiments, elle n’y réussit pas.

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Les nouvelles de la province, de plus en plus mauvaises, forcèrent le Chef à frapper le grand coup. Il décida de lever des troupes et de marcher sur Montréal.

Un matin, commandé par Boivin, l’armée se mit en marche. Défilé imposant et sublime.

Entre temps des télégrammes pressants étaient partis pour New-York.

Quelques jours plus tard deux vaisseaux de guerre mouillèrent en rade de Québec. C’était William C. Riverin qui les avait équipés à ses frais.

Bertrand salua cette intervention comme un augure favorable.

Il était décidé plus que jamais à vaincre ou à périr.

L’Armée continua sa marche. Partout elle était accueillie avec enthousiasme.

Au son des tambours, la foule se réunissait, dans les villages, sur les perrons des églises et des recrues nouvelles grossissaient les rangs des rebelles.

L’Armée avançait toujours. L’ennemi se cachait ou refusait d’engager la bataille.

Sur le fleuve, les deux navires continuaient leur route, jusque vers Montréal. Et là, en face du port, ils commencèrent un bombardement en règle. Williams télégraphia à Ottawa. Des régiments nouveaux arrivèrent par tous les trains.

La lutte suprême allait s’engager sous peu.

Des aéroplanes survolaient la province et renseignaient l’État-Major fédéral sur le mouvement des troupes ennemies.

Elles grossissaient à vue d’œil. Une fièvre, un délire fou SOULEVAIENT LA POPULATION CHAQUE FOIS QUE Bertrand avait éveillé en eux le sentiment National et Patriotique.

Quand ils furent rendus à Berthier, Williams jugea qu’il était temps d’attaquer.

Tous les trains des chemins de fer de l’État furent mobilisés et une nuit, un corps d’armée de 25,000 hommes débarqua près du village.

La guerre commença. Quelques aéroplanes lancèrent des bombes sur le camp républicain.

Renseigné par sans fil de Montréal, Boivin, dès que les troupes fédérales furent descendues du train et avant même qu’elles eurent le temps de se déployer fit tonner ses pièces d’artillerie, suivie d’une charge à la bayonnette, tellement imprévue, tellement furieuse que les troupes ontariennes durent se replier en désordre et laisser le terrain jonché de cadavres. La « furie franches » n’avait pas disparu de ces fils de français qui chargeaient avec impétuosité. Le sang des guerriers et des aventuriers qui ont fait la Nouvelle France coulait en eux. Et ils ne le faisaient pas mentir.

Les troupes fédérales fuyaient. Elles se débandèrent, se dispersèrent, unités par unités, dans des directions différentes.

Le soir de cette journée les soldats de Bertrand campèrent à Lanoraie.

À Montréal les navires de Riverin continuaient à bombarder le port. Maîtres de l’Île Ste-Hélène, les soldats marins s’y étaient installés.

Ils attendirent quelques jours.

Comme un flot qui montait, montait, les républicains marchaient vers Montréal.

Ils atteignirent Charlemagne. On avait coupé les ponts.

Bertrand laissa là l’armée et retourna à Québec voir sa femme, et aussi mettre la dernière main au Coup d’État définitif projeté dès l’entrée des troupes à Montréal.

Il apprit qu’une escadre anglaise venait de franchir le golfe, et qu’à toute vapeur elle remontait le fleuve.

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Le lendemain même de sa rentrée à Québec, la nouvelle effrayante lui parvint. Boivin s’est livré. Il ne le crut pas d’abord. Ses télégrammes demeurèrent sans réponse. Était-ce possible. Boivin l’avait trahi ! Son meilleur ami, son partisan le plus fidèle.

Pourtant quand il l’avait quitté, il était décidé plus que jamais à vaincre ou à mourir.

Le soir même il apprit que le gouverneur général avait offert l’armistice à tous les rebelles, sauf à lui.

On avait accepté cela. On avait pactisé avec l’ennemi.

Un dégoût immense de l’humanité l’envahit. L’ennui de vivre le saisit.


Il apprit qu’une escadre anglaise venait de franchir le golfe, et qu’à toute vapeur, elle remontait le fleuve St-Laurent.

Il rentra chez lui, et devant Lucille, lui le colosse, le fort parmi les forts, pleura comme un enfant.

Son œuvre s’écroulait, l’œuvre à laquelle il avait consacré son énergie, son talent, l’œuvre rêvée depuis si longtemps s’écroulait.

Et dans l’écroulement fatal, la foi en l’amitié, tous les sentiments noble de l’humanité sombraient.

Tout à coup il se sentit seul, seul, seul.

Lucille le regardait pleurer ne sachant quoi dire !

— M’abandonneras-tu toi aussi.

Et il revit en cette minute tous les incidents de sa courte idylle. Il revécut les heures enivrantes du pèlerinage chez les ancêtres, les heures d’allégresse où il ne craignait rien de l’avenir et s’apprêtait à dompter les événements à sa fantaisie.

Les événements l’avaient dompté. Que faire maintenant. Lâcher à son tour ! Se soumettre ! Jamais !

— Te souviens-tu, Lucille, du jour où tu m’as dit : « là où vous irai j’irai ». Je ne croyais pas alors être en face d’un tel abîme. Tout s’écroule autour de moi, tout chancelle, je n’ai plus d’amis, je suis traqué. Et il continua de pleurer. La trahison de Boivin surtout l’oppressa. Il eut la tentation de se venger. Mais il la chassa. À quoi bon ? Oui ! à quoi bon ?

Lucille le regardait, accablée, elle aussi, de cette désolation qu’elle sentait profonde.

Il ne savait plus quoi faire ! Recommencer seul et refaire bloc par bloc l’Édifice détruit. Demeurer le champion irréductible de la Liberté de son peuple.

Dans l’armistice on accordait les droits pour lesquels il avait tant combattu. Il n’était plus utile à rien. Fuir loin, bien loin, amenant avec lui, la seule personne qui lui était demeurée quelque peu fidèle ? Avait-il le droit maintenant qu’il n’était plus rien de lui imposer son amour. Ou était-il André Bertrand ? André Bertrand, un proscrit qui n’avait plus droit de cité dans son pays. Une résolution s’implanta en lui. Stoïque, buvant jusqu’à la lie, toute l’amertume dont on l’abreuvait, éprouvant comme une espèce de volupté âcre de sa souffrance, il s’adressa à sa femme, et rasséréné par le sacrifice ultime qu’il accomplissait.

— Lucille ! Je vous rends votre liberté. Je n’ai plus de droits sur vous. Dans quelques jours peut-être, quelques mois au plus, je disparaîtrai, vous serez alors à même de refaire votre vie, une vie nouvelle. Le succès n’a pas justifié mes espérances. Cela n’enlève rien à la Grandeur de la Cause que j’avais embrassée… mais je n’ai pas le droit d’enchaîner votre existence à celle d’un proscrit.

— Partout où vous irai, j’irai répondit-elle, répétant la phrase d’abandon total de l’été dernier.

— Je ne puis accepter cela, Lucille…

On frappa à la porte. Cinq agents de police attendaient pour le capturer.

— Filez ! André !

Il l’embrassa tendrement, sauta par la fenêtre et se sauva par les rues…

— « Je vous écrirai à Montréal lui dit-il, en guise d’adieu. Retournez chez votre père ».

Longtemps, il erra par les rues de Québec, déprimé, en proie aux pensées les plus noires. Une seule chose le consolait : il savait retrouver l’amour de sa femme. Dans le malheur, il l’avait trouvée telle qu’il la désirait, compatissante, bonne et fidèle. Cela lui était un baume et adoucissait l’amer de ses rêveries.

Le lendemain, il passa à la banque, retira quelque argent, sauta dans sa routière et fila… où ? il ne le savait pas.

Huit navires de guerre portant le drapeau anglais mouillaient dans la rade. Il venait d’apercevoir sur les poteaux l’affiche mettant sa tête à prix. On avait ajouté vingt-cinq milles dollars à la prime initiale.

Tout était bien fini pour lui ! Dans les places où autrefois, il avait passé au milieu des acclamations, d’une foule en délire, il allait maintenant sans s’arrêter, l’esprit tendu, l’oreille aux aguets, tâtant son arme dans sa poche, décidé à défendre chèrement sa vie si on l’attaquait. Maintenant il était le fuyard, le proscrit.

Il traversa plusieurs villages et finalement s’arrêta, dans une campagne du comté de Maskinongé, chez des amis qu’il possédait, et dont l’habitation retirée à l’écart lui offrit un sûr refuge.

Il vécut là plusieurs jours, il laissa croître sa barbe.

Lucille était retournée chez son père. Le solliciteur heureux de la tournure des choses et s’en attribuant un peu le mérite, rayonnait. Il rajeunissait. La seule inquiétude était le sort de sa fille. Son arrivée à la maison le rassura.

Il ne s’informa pas où était André Bertrand. Il ne voulait pas réveiller par une intervention inopportune, la tendresse latente dans le cœur de Lucille. Il se réservait pour plus tard d’arriver à ses fins.

André Bertrand écrivit à Lucille. Il lui conta où il était et que son ambition était de fuir pour l’Europe à la première occasion. Il lui confia son adresse et pour éviter toute interception lui annonça que dorénavant, il lui écrirait sous un faux nom à la poste restante.

La province avait retrouvé le calme d’autrefois. L’agitation avait eu pour résultat de faire abolir les lois injustes, et d’affaiblir le prestige de MacEachran. On chuchotait qu’à la prochaine session son ministère serait renversé.

André Bertrand dans sa retraite continuait de correspondre avec Lucille. Quand il recevait ses lettres, c’était les seuls moments de bonheur qu’il vivait. Une misanthropie aiguë, qui fit bientôt place à une philosophie souriante, l’avait d’abord miné. Il considéra la vie comme une pièce de théâtre, son rôle était terminé.

Le solliciteur traîtreusement continuait d’entretenir dans le cœur de sa fille le doute fatal qui avait compromis son bonheur. Il glissait de petites phrases méchantes sans avoir l’air sur le compte de l’ancien Chef Républicain. Il avait résolu coûte que coûte qu’il aurait sa tête, et il était tenace dans ses résolutions. Lucille savait l’endroit de sa retraite. Il fallait lui arracher son secret par ruse.

Il lui parla souvent d’Yvette Gernal. Lucille se défendit d’abord de mal juger l’homme que le malheur auréolait. À la longue, et grâce aux insinuations de son père, sa confiance s’ébranlait à nouveau. La jalousie de nouveau s’infiltra en elle.

Sir Vincent lui rappela un soir la scène du Château à Québec. Ce soir là il fut violent dans son langage. Il reprocha à André Bertrand d’avoir abusé cyniquement de Lucille. Il lui reprocha son aventure du lendemain et conclut qu’Yvette Gernal avait tout été pour Bertrand.

— La preuve, elle s’est fait tuer pour lui.

Il laissait le travail s’accomplir. La jeune femme livrée à elle-même méditait ces phrases savamment arrangées. Son amour s’amoindrissait, il évoluait en haine qui en est une forme déguisée.

La haine germa dans son cœur et lorsque son mari lui écrivit un jour qu’il prendrait le bateau dès le lendemain à Québec, et lui donna son signalement, elle le dénonça à son père. Elle voulut elle-même par une sorte de sadisme moral qui dort à l’état latent dans le cœur de toute femme, assister à son arrestation.

Sur le quai, alors même qu’il s’engageait sur la passerelle, elle courut à sa rencontre et lui donna le baiser de Judas…

Cerné de toutes parts, celui qui fut un jour le président provisoire de la République Laurentienne, comprenant que sa femme, sa propre femme, l’avait à son tour abandonné et trahi, se livra sans faire de résistance. Il sortit son pistolet, le jeta à l’eau, et tendit les deux mains aux menottes.

Désarmé et impuissant, il demanda la consolation suprême d’avoir une entrevue avec sa femme.

On la lui accordait.

Comme autrefois, César à Brutus, il lui dit simplement :

— Toi aussi, Lucille. Je te pardonne. Sois heureuse.

Il la regarda avec une douceur si grande et tant de franchise dans le regard qu’elle eut la révélation que tout ce que lui avait dit son père n’était qu’un tissu de mensonge. Elle regretta. Trop tard. Les grands yeux bruns la fouillèrent jusqu’au fond de l’âme, les grands yeux bruns qui ne savaient mentir.

— Pourquoi m’as-tu livré Lucille, lui dit-il. Je ne t’en veux pas, je ne peux t’en vouloir. Je veux que tu saches que je t’ai toujours aimée, que je n’ai aimé que toi et que ma dernière pensée sera pour toi. J’offrirai ma mort à Dieu pour qu’il t’accorde le bonheur et que tu sois toujours heureuse.

Le beau visage de la jeune femme était inondé de larmes, elle baissait la tête et sanglotait, honteuse, tristement honteuse. Elle en vint à envier le sort d’André qui allait bientôt ne plus souffrir.

Lui, de ses deux mains, lui releva la tête.

— Lucille ! Je te pardonne de tout mon cœur. Je veux apporter de toi le souvenir de la joie. Pour me faire plaisir, souris-moi une dernière fois.

Dans une contraction des lèvres elle essaya de lui sourire.

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Deux jours après, par un matin brumeux, André Bertrand, très droit, fit son apparition sur le balcon fatal, dans l’enceinte de la prison à Bordeaux.

Il paraissait plus grand que d’habitude. Sans tressaillir, il écouta les exhortations de l’aumônier et quand on lui demanda s’il avait quelque chose à dire, d’une voix vibrante, de cette même voix qui allait remuer les foules en faisant passer en elles un frisson d’enthousiasme, il dit :

— Vive mon pays !

Le bourreau appuya sur un bouton. La trappe s’ouvrit.

Un corps se balança au bout d’une corde.


Les cloches de la prison tintèrent lugubrement. Appuyée à la muraille de pierre une jeune femme, de noir vêtue, sanglotait dans une agonie morale de tout son être.


FIN.