La cité dans les fers/L’éternelle ennemie

Éditions Édouard Garand (p. 51-53).

XXI

L’ÉTERNELLE ENNEMIE


Le voyage à New-York fut de courte durée. Il rencontra M. Riverin, lui fit part de ses craintes et d’un besoin immédiat d’aide efficace. Il lui expliqua que bientôt commencera la Grande Offensive. Vie ou Mort ; il n’y a pas d’alternative, lui dit-il, si vous êtes assez joueur pour risquer le coup, il y a au bout, de la Gloire pour vous comme pour nous. Il y a l’immortalité par l’Histoire.

M. Riverin cligna de l’œil avec un sourire vague plutôt engageant mais dont le sens précis échappait à l’observateur.

— Quand je m’engage dans une entreprise, répondit-il, quelqu’en soit le début et quelqu’en soient les difficultés, je me rends au bout. M. Bertrand, comptez sur moi. Je vous ai promis une surprise. Vous l’aurez.

— Merci. Je saurai à quoi m’en tenir. Vous recevrez de mes nouvelles ces jours-ci.

Il remonta en wagon immédiatement après cette entrevue. La gigantesque Cité américaine orgueilleuse et dont les gratte-ciel essayent de s’élever à la conquête de l’azur, malgré toute son activité fiévreuse, n’eut pas assez d’attraits pour le retenir.

Une partie capitale était engagée ailleurs. Son poste le réclamait. Il voulait y être.

Dans le train il songea à Lucille, à deux lettres demeurées sans réponse. Et tout à coup, un dégoût momentané de l’action l’envahit. Il en vint à se demander comme un jour l’Aiglon lequel valait mieux « ou de conquérir un monde ou d’aimer un instant ». En lui passa la vision d’une maisonnette où seul avec l’aimée, il passerait des soirées douces infiniment sans n’avoir plus dans les flancs cet aiguillon de la lutte qui le faisait aller de l’avant, toujours de l’avant.

Mais cette vision ne fut qu’une idée passagère qui s’envola aussitôt. Quand il descendit à Québec pour se rendre au Club du Castor, là siégeait son gouvernement provisoire — du moins ce qui restait, — il se sentait plein de vitalité, et pris d’une fièvre ardente d’agir.

— Quelles nouvelles, demanda-t-il, dès qu’il eut franchi le seuil de la salle.

— Mauvaises. MacEachran a été acclamé à Montréal.

— Quand ça ?

— Hier soir.

— Avez-vous reçu des rapports de nos agents.

— Oui, nous perdons du terrain. Il faut faire quelque chose absolument. L’enthousiasme s’en va.

Il conféra quelques instants avec ses collaborateurs et se retira pour la soirée au Château.

— Faites monter les journaux à ma chambre. Il n’est venu personne pour moi.

— Oui ! Une femme !

— Elle ne s’est pas nommée ?

— Non.

— Doit-elle revenir.

— Elle doit repasser ce soir. Elle prétend qu’elle veut vous voir sans faute, pour une affaire très urgente, elle venait de Montréal.

— C’est très bien. Faites-la monter à mon appartement si elle revient. Une femme pour lui ! De Montréal ! Si c’était Elle ! Et son cœur battit dans sa poitrine, d’un rythme plus saccadé. Il en entendait presque les battements. Depuis si longtemps qu’il ne l’avait vue ! Il éprouvait un besoin physique de contempler à nouveau ce frais visage. Il avait soif d’Elle, soif de la revoir.

Une heure plus tard, on frappa discrètement à sa porte.

— Vous ! Ici !

— Oui ! Moi ! De grâce, écoutez-moi ! Ce que j’ai à vous dire est très important. Il y va de votre vie.

— Voilà une sollicitude qui vous fait grandement honneur Mademoiselle Gernal. Je ne croyais pas que mon humble personne vous intéresse à ce point que vous fassiez le voyage de Montréal à Québec pour me voir.

— Faites-moi grâce de votre ironie, Monsieur Bertrand et ne ridiculisez pas un sentiment qui n’a rien de ridicule.

— Mes excuses ! Veuillez vous donner la peine de vous asseoir… Bien toute fois que j’admette qu’il n’est pas très convenable que je vous reçoive chez moi, dans une chambre d’hôtel à cette heure-ci… vous avez à me dire ?

— Qu’il s’est formé un complot contre vous.

— Et c’est tout ?… C’est de l’histoire ancienne cela. Vous vous êtes dérangée bien inutilement si c’est tout ce que vous aviez à me conter.

Et tout d’un coup, une inquiétude germa en lui. Si cette visite n’était que dans le but de le compromettre…

— Êtes-vous venue seule à Québec ?

— Elle balbutia… oui… non… et se tut. Il flaira l’embûche. Puis éclatant de rire :

— Yvette, m’aimez-vous encore depuis tout ce temps que nous nous sommes vus.

— Qui sait ?

— Vous n’avez pas donné signe de vie souvent, sauf une fois et dans des circonstances désagréables pour vous, n’est-ce pas. Et à propos de ce complot ? On veut me faire disparaître ? Et après ? La belle affaire ! Qu’est-ce que cela vous ferait à vous si je disparaissais ? Vous seriez heureuse ! Vous rappelez-vous, qu’un jour, vous aviez même tenté de me faire faire une petite villégiature à Bordeaux.

— On se trompe dans sa vie. Cette fois-là, je me suis trompée. Si je vous disais, prenez garde à vous, il y a quelqu’un qui machine contre vous, contre votre bonheur et contre votre vie, un projet criminel… si je vous disais que c’est…

— Sir Vincent Gaudry ? Vous ne m’apprendriez rien que je ne sache déjà. Mais pourquoi auriez-vous tant d’intérêt à m’en avertir.

— Parce que je vous aime, André, irrévocablement.

— Ha, ha, ha… Ne parlons plus de cela. C’est une affaire finie entre nous. Cet amour est impossible. Je suis fiancé…

— Et si je m’offrais à vous… pour un jour… pour une heure… avec la condition que je disparaîtrais de votre vie…

— Je refuserais vos avances.

— Êtes-vous si certain que cela d’être insensible à ce que je puis vous offrir de bonheur.

— C’est tout ce que vous avez à me dire…

Elle se leva et de doucereuse sa voix devint plus aigre, presque méchante.

— André Bertrand, sachez ceci : que je vous ai aimé, que je vous ai adoré comme aucun être ne vous a aimé ni ne vous aimera jamais. Je vous ai aimé au point de refuser il y a un an un engagement à la Comédie française pour rester au pays, près de vous. Je ne désespérais pas de conquérir un jour votre cœur. J’ai refusé plusieurs fois des fortunes pour être fidèle à votre souvenir. J’ai attendu, vous réservant ma jeunesse à vous, vous seul. Vous n’en avez pas voulue, et dédaigneusement vous avez méprisé le don entier de moi-même que je vous offrais. Malgré les humiliations dont vous m’avez abreuvée autrefois, j’ai tenté auprès de vous cette suprême démarche. Vous rappelez-vous qu’une fois je vous ai dit que vous paieriez jusqu’à la dernière les larmes que j’ai versées pour vous.

Eh ! bien j’étais consentante à abandonner la vengeance éclatante que j’exerce sur vous… si vous aviez voulu… Mais vous n’avez pas voulu… Et maintenant… Maintenant… Je vous tiens André Bertrand…

Je vous tiens doublement. Car je pourrais vous tuer ici même et j’aurais dès demain la récompense de mon acte… Ce n’est pas satisfaisant. J’aime mieux vous voir souffrir et souffrir moralement comme j’ai souffert moi-même… Tout à l’heure vous verrez Lucille… Ou plutôt elle vous verra… elle me verra sortant de votre chambre…

Il pâlit et chancela.

— Déjà vous commencez à sentir sur vous les griffes de la torture morale. Sir Vincent Gaudry est ici… avec sa fille. En venant vous voir j’étais de complot avec lui. Je l’aurais trahi : j’aurais empêché que ne réussisse son plan admirablement conçu… Mais vous n’avez pas voulu… Et tout à l’heure Lucille me verra sortir de cette chambre… Et demain soir… elle recevra à un grand bal que son père donne en son honneur… et du tournant appuyé au bras d’autres hommes elle vous oubliera et vous… Vous serez ici, impuissant, seul, songeant que d’autres respirent son haleine, d’autres entendent sa voix et sentent frémir cette taille souple. Et vous ne pourrez pas assister à ce bal, puisque vous savez qu’aller à Montréal c’est aller à votre mort.

— J’irai répondit-il d’une voix sourde.

— Ah ! Ma vengeance ! je la tiens bien cette fois.

Elle ouvrit la porte et lui murmura assez fort pour être comprise de deux personnes qui circulaient par le corridor.

— Bonsoir mon cher André ! Quand te reverrai-je chéri.

Et les deux personnes qui passaient c’étaient Vincent Gaudry et la fiancée d’André.