La chute de l’empire de Rabah/Conclusion

Hachette (p. 264-270).

CONCLUSION



Depuis mon retour en France, il s’est produit dans les territoires du Chari divers événements saillants qu’il importe de mentionner tant à cause de leur intérêt propre que par les conséquences qu’ils peuvent avoir.

Remplacé par intérim dans mes fonctions de commissaire du Gouvernement par le lieutenant-colonel Destenave, j’avais en attendant la prise de service de cet officier supérieur, confié la direction de la région au capitaine, aujourd’hui commandant Robillot.

Dans l’intervalle qui s’écoula entre mon départ et l’arrivée du colonel Destenave, le commandant Robillot apprit que Fad’el Allah qui s’était enfui dans l’Ouest, était parvenu à reconstituer des forces assez nombreuses, qu’il avait reçu une certaine quantité d’armes et de munitions et qu’il se préparait à envahir le Bornou.

Le sultan de ce pays Guerbaï qui avait remplacé son frère le cheich Omar Seinda se porta à sa rencontre et fut complètement battu près de N’Gala.

Il dut s’enfuir et se réfugier au Kanem. Victorieux, Fad’el Allah ne tarda pas à pousser son rezzou dans la direction de nos postes. Ignorant mon départ, il m’adressa même une lettre dans laquelle il me sommait de lui rendre tous les biens de son père et principalement les prisonniers que nous avions pu faire.

Le commandant Robillot qui reçut cette lettre répondit en lui disant que s’il faisait sa soumission, il aurait non seulement la vie sauve, mais qu’il serait bien traité.

Fad’el Allah, que sa victoire sur les Bornouans avait enorgueilli commença par faire trancher la tête aux deux messagers de Robillot, puis lança une partie de ses hordes sur Makari et Goulfeï, c’est-à-dire dans un territoire qui nous appartient, en même temps qu’il essayait de pousser à la révolte les tribus arabes qui s’étaient soumises à notre domination.

La situation était donc fort grave et il importait de prendre des mesures énergiques. Robillot qui avait déjà réuni plus de deux-cents hommes, se lança à la poursuite de Fad’el Allah qui n’attendit pas le choc. Deux petits combats d’arrière-garde seuls furent livrés, à la suite desquels l’ennemi se replia à Goudjba où on ne le poursuivit pas. Néanmoins Fad’el Allah avait réussi à soulever contre nous une partie des Arabes qui en deux rencontres furent complètement battus et se soumirent.

Tout semblait rentré dans l’ordre. Nos troupes avaient repris leurs positions en territoire français.

Guerbaï s’était réinstallé à Dikoa. Soudain on apprit que Fad’el Allah recommençait sa tentative. Le bruit courait qu’il venait d’être complètement ravitaillé en armes et en munitions et qu’il disposait encore d’environ deux mille hommes.

Le commandant Robillot ne voulant pas quitter Fort Lamy sans être directement provoqué, avait fait cependant tous ses préparatifs pour faire face à une attaque possible.

À ce moment, arrivait le colonel Destenave. Robillot rentrait en France.

Que s’est-il exactement passé par la suite ? Évidemment une répétition des premiers événements.

Se sentant à l’abri de toute poursuite dans le territoire de Goudjba et probablement cédant à quelque mauvais conseil d’un agent étranger quelconque, Fad’el Allah essaya de nouveau de razzier le Bornou allemand et les territoires français du delta Tchad, espérant se retirer ensuite à Goudjba avec les prises qu’il aurait faites.

Ce calcul ne lui réussit pas. Vigoureusement poursuivi par le colonel Destenave, puis par un détachement de deux cent-vingts hommes, commandé par le capitaine Dangeville, Fad’el Allah fut atteint et tué et ses troupes se rendirent.

Les faibles pertes que nous subîmes (sept blessés, dont un mort de ses blessures), prouvent évidemment qu’il n’y a pas eu un combat bien acharné et que Fad’el Allah n’était plus un adversaire bien redoutable. Mais il n’en est pas moins vrai que le système inauguré par lui, pouvait nous causer beaucoup de désagrément et que pendant bien longtemps, nous aurions été obligés d’immobiliser à Fort Lamy le gros de nos forces, ce qui nous aurait naturellement empêché de nous préoccuper de la question du Ouadaï.

À ce point de vue spécial, la belle opération du capitaine Dangeville en supprimant un élément de trouble très sérieux pour nous, est des plus remarquables.

C’est la ruine complète et sans aucun retour possible de la puissance rabiste, dont la chute avait été consommée à Koussouri. La mort de Fad’el Allah nous a délivré d’un adversaire gênant. Il en est d’autres avec lesquels nous devrons compter, je veux parler du Ouadaï et du chef de la confrérie des Senoussyia.

Ouadaï. — Puissance guerrière redoutable, le Ouadaï n’a pu voir d’un bon œil nos agissements au Baguirmi, au Khanem et au pays de Kouti, ses tributaires.

Toutefois, menacé d’un côté par les bandes de Rabah, redoutant de l’autre que les Mahdistes, vaincus par l’Angleterre, n’envahissent son territoire, le sultan du Ouadaï s’était renfermé dans une expectative prudente.

Aussi bien la lutte que nous engagions contre Rabah n’était pas pour lui déplaire. Si nous étions vaincus, la situation n’était pas sensiblement modifiée, si au contraire nous avions le dessus, il serait toujours temps de négocier.

Nous fûmes vainqueurs. Il fallait ou compter avec nous ou nous combattre. Très vraisemblablement le sultan Ibrahim qui se trouvait alors sur le trône et qui n’avait plus à redouter le péril Mahdiste se serait décidé à adopter à notre égard une attitude hostile.

Mais en présence de l’état troublé de son pays, il fut obligé de remettre ses desseins à plus tard.

La révolution grondait en effet au Ouadaï. Ce pays, sous le règne de Youssef s’était complètement inféodé aux Senoussyia. Ibrahim depuis qu’il était monté sur le trône avait essayé de s’affranchir de cette tutelle qui lui pesait. Ce fut en vain.

À l’instigation de Sidi el Mahdi, les grands seigneurs ouadaïens se mirent en révolte ouverte contre leur suzerain et marchèrent contre lui.

Battu dans une première rencontre, il est très probable qu’Ibrahim eut la pensée que nous pourrions l’aider à reprendre ses états. Si réellement cette pensée lui vint, il n’eut pas le temps de la mettre à exécution. Fuyant vers l’Ouest, c’est-à-dire vers nous, il fut rejoint par ses ennemis et tué.

Son successeur, imposé par Senoussi, est un de ses cousins, presqu’un enfant. C’est dire que dès à présent, nos chances de pénétrer pacifiquement au Ouadaï sont très diminuées.

Toutefois, d’après mes renseignements, une bonne partie des Ouadaïens n’est pas satisfaite de l’état de chose actuel. Il n’est pas impossible qu’une nouvelle révolution éclate d’ici quelque temps.

Il est donc indispensable pour nous de surveiller de très près tout ce qui se passera au Ouadaï, afin de profiter de la première occasion où une intervention de notre part, pourra se produire avec fruit.

À côté du Ouadaï se dresse la puissance toujours grandissante du chef de la confrérie, des Senoussyia, Sidi el Mahdi es Senoussi.

Les membres de cet ordre rayonnent non seulement dans toute l’Afrique, mais encore en Turquie et en Asie.

On a tour à tour représenté Senoussi comme un agent de la Turquie ou comme celui d’une puissance européenne.

Il a peut-être en apparence été l’un et l’autre, mais certes pas sincèrement et très vraisemblablement il ne le sera jamais. Il est donc possible qu’à un moment donné, nous ayions cet homme comme adversaire déclaré.

Il serait prématuré et présomptueux et surtout hors de propos de discuter ici la ligne de conduite que nous devrons tenir à son égard. Ce que je puis dire par exemple, c’est que comme tous les chefs religieux qui ont existé jusqu’à ce jour en pays musulman, il y a un but dissimulé. Ce but, c’est la conquête du pouvoir temporel dans une zone aussi étendue que possible.

Grâce au fanatisme religieux, il peut parvenir ni les circonstances le favorisent à soulever des multitudes énormes. Mais ce qui fera sa force fera aussi sa faiblesse. Obligé de vaincre pour que ses partisans puissent piller, il est bien certain qu’en outre des nombreux mécontents qu’il aura parmi les siens, il trouvera chez les nations qu’il combattra, des ennemis qui seront tout disposés à accepter pour se défendre l’aide des chrétiens, si ces mêmes chrétiens ont toutefois eu la sage idée de coordonner leurs efforts au lieu de chercher à se nuire réciproquement.

L’étude que je viens de faire, nous montre donc que nous sommes exposés dans un avenir plus ou moins rapproché à avoir des difficultés soit avec le Ouadaï, soit avec Senoussi. Il faut par suite nous efforcer de maintenir attachés à notre cause le Baguirmi, le Khanem et le cheich Senoussi ben Abecher de N’Dellé.

Il est indispensable que nous assurions à ces trois pays une protection efficace contre leurs ennemis qui sont aussi les nôtres. Il ne faut pas cependant que d’ici longtemps, nous intervenions directement dans l’administration intérieure du territoire. Il faut laisser aux chefs qui les gouvernent, toute l’apparence extérieure du pouvoir en les guidant par des conseils et des avis appropriés.

En résumé, il faut d’une part que nos protégés se rendent compte que notre joug pèse moins lourdement sur eux que celui du Ouadaï, d’autre part, qu’il leur soit bien prouvé qu’ils sont désormais à l’abri de toute agression de leur ancien suzerain. Ce dernier point leur sera démontré à la suite de l’occupation sérieuse et rationnelle de leur pays qui est en train de se faire.

Il me reste maintenant que j’ai examiné sur quels alliés et quels adversaires nous pouvions compter à déterminer quelle doit être notre attitude vis-à-vis des puissances européennes, nos voisines, c’est-à-dire l’Allemagne et l’Angleterre.

Depuis quelques années déjà, les traités intervenus entre ces deux pays et la France ont déterminé la part d’influence qui devait revenir aux diverses parties.

Ces traités (à part quelques légères modifications qui donneront à chacun des satisfactions légitimes) sont définitifs.

On ne peut donc plus guère prévoir de difficultés entre les trois pays, j’entends de difficultés sérieuses, quant aux délimitations de frontières qui seront fatalement fixées par des commissions opérant sur place.

Il s’en suit que l’Angleterre, l’Allemagne et la France n’ont à se préoccuper à l’heure présente que de l’occupation méthodique des territoires qui leur sont dévolus.

Cette partie de leur tâche sera plus ou moins simplifiée, suivant que les trois nations auront ou n’auront pas le bon sens de s’entr’aider. Qu’on le veuille ou non ; il y a actuellement en Afrique un danger musulman. Ce danger sera sérieux ou n’existera pas, suivant que l’élément musulman qui peut à un moment donné se lever en masse contre l’Infidèle, trouvera ou ne trouvera pas des adversaires unis.

Bien des gens, aussi bien en France qu’en Angleterre et en Allemagne trouvent qu’il est de bonne politique de gêner l’œuvre d’expansion du voisin, de lui créer des difficultés de toutes natures, principalement en armant ses adversaires ou en les accueillant chez lui après la défaite.

Ce genre de politique à vues étroites et mesquines ne donne aucun résultat. Il n’empêche pas le succès final du rival, il le retarde, c’est tout ; mais il a pour conséquence de montrer à l’indigène, au musulman surtout le manque d’entente existant entre les chrétiens, manque d’entente dont il profitera à la première occasion.

Prenons par exemple ce qui peut se produire entre l’Angleterre et nous. Les Anglais ont à conquérir le Sokoto. En y employant des moyens suffisants, il n’est pas douteux qu’ils ne viennent facilement à bout de leurs adversaires. Au contraire, si le sultan de Sokoto battu une première fois, est accueilli dans nos possessions, si on le réapprovisionne en secret d’armes et de munitions, la lutte reprendra et se continuera longtemps, occasionnant aux Anglais des pertes en hommes et en argent fort appréciables.

En revanche si nous pouvons gêner les Anglais au Sokoto, ils peuvent nous rendre la pareille au Ouadaï. L’emploi de pareils procédés est donc contraire au bon sens, à l’intérêt bien compris des deux nations et ne peut avoir pour conséquence qu’un antagonisme dont on ne peut prévoir les suites.

Il s’en suit donc qu’un « modus vivendi » spécial s’impose aux trois grandes nations qui ont assumé la tâche de conquérir et de civiliser l’Afrique. Ce « modus vivendi » reposant sur leur bonne entente réciproque et le cas échéant sur leur coopération complète contre l’ennemi commun « le musulman fanatique » facilitera grandement leur tâche immédiate de l’occupation. Il sera toujours temps plus tard d’engager la lutte commerciale qui fatalement interviendra dans l’avenir.