La chute de l’empire de Rabah/VIII

Hachette (p. 239-263).


VIII

Voyage à Dikoa. — Récit de la mort de de Béhagle. — Organisation des pays conquis. — Considérations générales sur leur avenir et sur le parti que nous en devrons tirer. — Retour en France.


Avant de procéder à l’organisation définitive du pays que la vaillance de nos soldats vient de conquérir à la France, il me faut d’abord aller régler avec le cheik du Bornou un « modus vivendi » indispensable pour éviter des violations de frontière. De plus, je veux avoir des renseignements précis sur la mort de de Béhagle, ce qui m’oblige à aller à Dikoa.

Le capitaine Joalland, dont j’ai déjà utilisé les services en lui faisant faire une reconnaissance jusqu’à Logone, m’accompagne avec tout son monde. J’ai de plus, avec moi, sous le commandement du lieutenant de Thézillat, une quarantaine de tirailleurs et quelques spahis auxiliaires[1] qui doivent me servir d’escorte au retour.

Le terrain entre Koussouri et Dikoa est généralement très plat. La pluie n’est encore tombée qu’une fois ou deux ; aussi tout semble sec et aride. Des étendues de plaines immenses, où poussent quelques arbres chétifs et rabougris, c’est tout ce qu’on aperçoit. Nous avons vraiment la sensation d’un paysage saharien et ce spectacle n’a rien de bien attrayant.


spahis auxiliaires, anciens soldats de rabah engagés à notre service.

On ne trouve de l’eau que très difficilement et quelle eau ! Jaune et boueuse, elle n’est presque pas potable. En la tamisant au travers d’un linge, il se dépose sur l’étoffe une couche de vase gluante très épaisse. Quand on fait le café avec cette eau, la mixture obtenue ressemble tout à fait à du café au lait. Cette eau n’est pas agréable à boire et je me dis, à part moi, que ce n’est vraiment pas la peine d’avoir fait tuer tant de monde, d’avoir tant souffert pour conquérir des contrées aussi déshéritées… Mais en prêtant un peu d’attention aux choses qui m’entourent, mes idées se modifient peu à peu. D’abord, nous rencontrons à chaque instant de nombreux villages. Le pays est très habité et sa population est très dense. Tous ces gens-là boivent évidemment et, de fait, il y a des citernes dans tous les villages. De plus, ce que j’ai pris pour des plaines incultes et désertes, ce sont en réalité d’immenses champs qui viennent d’être ensemencés. Partout, il y a des rigoles, qui permettront à l’eau des pluies de séjourner dans les champs et de les irriguer… Notre première étape nous conduit à Maltem, puis de là à Affadé, qui est une vraie ville fortifiée, ressemblant beaucoup à Koussouri. La population est accueillante. Autour de la ville, de nombreux villages arabes se sont élevés ; ils sont en général d’une saleté repoussante. Il est curieux que leurs habitants, qui prétendent être d’essence plus noble que les vrais Bornouans, consentent à vivre d’une façon aussi peu confortable. Et cependant ils sont riches, possèdent de nombreux troupeaux et produisent du mil en très grande quantité. De plus, malgré les croisements qu’ils ont subis, le type sémite s’est fort bien conservé chez eux. Ils sont en général très beaux et leur teint est beaucoup plus clair que celui des Baguirmiens ou des Bornouans, qui sont de purs noirs. Leurs femmes sont souvent fort jolies et savent s’habiller avec assez d’élégance, mais elles sont très sales.

Nous mettons six jours pour accomplir notre trajet. Partout, nous sommes bien accueillis. Bornouans et Arabes nous apportent à chaque étape du lait frais et du beurre. Le cheik du Bornou, qui nous accompagne, reçoit sur sa route de forts contingents de soldats, dont beaucoup sont armés de fusils. Plus on se rapproche de Dikoa, plus la population est dense. Le terrain étant très plat, on distingue les objets de très loin ; tous les trois ou quatre kilomètres, nous rencontrons des villages arabes, ou de petites villes fortifiées, comme N’Gala. Ourselé, etc., qui sont bâties sur de petites éminences. Si Rabah, au lieu de venir au devant de nous, avait eu l’idée de se défendre dans tous ces petits fortins et de se replier ensuite, quand il eût été sur le point d’être débordé, il n’est pas douteux qu’on ne serait jamais venu à bout de lui, car les munitions nous auraient vite fait défaut. Il est bien heureux qu’il n’y ait pas songé.

Le matin à huit heures nous passons en face d’Adjiré, résidence du Dikoama, ou gouverneur de Dikoa. C’est une petite bourgade sans importance, on ne dirait vraiment pas qu’elle abrite un aussi gros personnage.

Enfin, nous sommes en vue de Dikoa. L’impression ressentie est grandiose. Si loin que la vue s’étende, on aperçoit des murailles et l’on est frappé de la régularité des constructions. Tout est très propre ; on sent qu’il y a eu là un maître sachant se faire obéir. Dikoa se compose, à proprement parler, de deux villes, l’une extérieure avec les habitants, les commerçants, le marché, les maisons de campagne des grands personnages ; l’autre intérieure, entourée d’une muraille très régulièrement construite, qui contient à peu près exclusivement les palais des grands seigneurs et de leurs clients immédiats.


vue d’ensemble de dikoa.

Cette deuxième ville est réellement fort belle. Reconstruite complètement par Rabah, qui en a fait sa capitale, Dikoa est incontestablement un des centres les plus élégants, en même temps que des plus populeux, de toute l’Afrique Centrale. Les palais de Rabah, de Niébé, de Fad-el-Allah surtout, se distinguent, entre tous, par leur aspect grandiose.

Le palais de Rabah est une vraie ville avec ses rues, ses cours intérieures, ses couloirs, ses maisons. Il comprend une enceinte haute de quatre mètres environ, de plus de cent mètres de côté. Une porte principale, épaisse de plusieurs mètres, donne accès dans l’intérieur. Sous la voûte de la porte, sont ménagées des espèces de corps de garde où se tiennent des sentinelles. Cinq cours assez étroites, closes de murailles, se succèdent avant qu’on atteigne les appartements de Rabah, qui sont situés dans une vaste maison aux murs très épais, avec un premier étage. Au rez-de-chaussée, il y a trois grandes salles ; celle du milieu était la salle d’audience. Comme il n’y a pas de bois de très grandes dimensions dans le pays, on a jumelé ensemble une dizaine de madriers légers, qui ont permis de faire des piliers de soutènement. Le tout a été recouvert d’un crépissage en torchis fort bien fait. Avec les tapis recouvrant le parquet, les sièges, les coussins et le lit de repos où s’accumulaient des étoffes épaisses, l’appartement, tel qu’il était quand Rabah l’occupait, devait avoir très grand air. J’avais la sensation de me trouver dans quelque vieux manoir du moyen-âge. Non loin des appartements de Rabah, et communiquant avec eux, était une cour principale où s’élevaient les habitations de ses femmes, habitations plus ou moins élégantes, suivant le rang de celles qui les occupaient. On me dit que le nombre de ces femmes, épouses, concubines ou esclaves, s’élevait environ à un millier. Enfin, il y avait encore dans ce palais deux grandes cours où se trouvaient la poudrière et les magasins. Cette dernière partie, ayant sauté à la suite de l’explosion de la poudrière, n’offrait plus guère que des ruines.


une des cours du palais de rabah après l’explosion de la poudrière.

Les habitations de Fad-el-Allah et de Niébé ressemblaient à celle de leur père. Elles étaient naturellement plus petites. Celle de Niébé offrait cependant quelques ornements et quelques sculptures assez primitives sur sa façade principale.

Entre les divers palais s’étendaient de vastes espaces, formant des places d’une régularité presque géométrique. Et ce qui frappa surtout nos troupes lorsqu’elles pénétrèrent dans la ville, c’était l’état de propreté véritablement extraordinaire qui régnait dans cette ville et même en dehors.

Lorsque j’y arrivai, cela avait déjà changé. On voyait que le maître avait disparu et que les Bornouans l’avaient remplacé. Quoi qu’il en soit, je rapportai de mon séjour à Dikoa l’impression de quelque chose de grand, d’une vie intense et d’un mouvement de population comme je n’en avais pas encore vu en Afrique.

Il était vraiment dommage que ce joyau de l’Afrique nous échappât, puisqu’il appartient aux territoires reconnus par les traités à l’Allemagne, et j’avais le cœur bien gros en pensant que si nous avions servi nos intérêts, nous avions par la même occasion beaucoup travaillé… pour le roi de Prusse.

Dikoa, ville de construction toute récente, a remplacé Kouka comme capitale du Bornou. Kouka, à l’heure qu’il est, n’est plus qu’un amas de ruines et est presque complètement désertée. Rabah, qui l’a détruite de fond en comble, s’était installé à Dikoa et, par la force des choses, la nouvelle cité était devenue un centre commercial d’une très grande importance.

On peut voir à Dikoa toutes les populations du centre de l’Afrique, depuis le noir le plus foncé jusqu’au blanc le plus clair. Le Tripolitain, le Fezzanais, ce courtier de l’Afrique, y coudoient le Haoussa et le Djellaba des bords du Nil. Le Bornouan, le Foulbé, le Baguirmien s’y promènent côte à côte. C’est un mélange de races, de costumes bizarres. Les esclaves bandas, kreichs, saras, mousgous, gamergous y circulent en foule. Les jours de marchés importants surtout, la grande place offre une extrême animation. On y trouve tout ce que l’on veut, étoffes du pays, bandes de coton, soieries de Lyon, tissus de soie et coton, étoffes anglaises, sucre, café, thé, quincaillerie, bijoux de corail et d’or. On peut s’y approvisionner très facilement.


intérieur du palais de niébé, fils de rabah.

Il n’est d’ailleurs pas étonnant qu’il en soit ainsi. De tout temps, le Bornou a été réputé pour l’importance de ses transactions. Les descriptions qu’en ont faites Barth et Monteil en témoignent suffisamment. Cette prospérité du Bornou a été la cause de sa perte. Ayant la vie trop facile, les Bornouans se sont amollis et, plongés dans le vice et la débauche, ils ont été une proie facile pour les bandes de Rabah. Celles-ci, disciplinées, menées très durement, habituées à une vie frugale, n’ont pas eu de peine à vaincre leurs adversaires. Mais peu à peu, les vainqueurs s’accoutumèrent à la vie large qu’ils s’étaient procurée. Ils devinrent des raffinés et commencèrent, eux aussi, à perdre quelque peu de leurs qualités guerrières. L’existence était trop agréable à Dikoa, la débauche y régnait en maîtresse.

Les femmes libres, les concubines ou les esclaves, originaires de tous les coins de l’Afrique, se livraient aux pires excès. Fad-el-Allah et Niébé, les deux fils de Rabah, étaient réputés pour leurs aventures galantes. Ils s’étaient, de plus, adonnés à l’ivrognerie la plus abjecte. La chronique scandaleuse du pays était à leur sujet pleine des récits les plus édifiants.

J’ajouterai que, comme conséquence de cet état de choses, la délation et l’espionnage étaient florissants partout. Chacun se méfiant de son voisin, de ses femmes, de ses enfants, les faisait surveiller étroitement par tout un peuple d’eunuques et de matrones à sa disposition.

Aussi, bien des innocents payèrent-ils de leur vie un geste imprudent, une parole insignifiante, un acte irréfléchi. La propre mère de Fad-el-Allah et de Niébé, femme légitime de Rabah, fut une des victimes de cet esprit soupçonneux qui régnait à la cour du Bornou. Son mari, rentrant triomphalement à Dikoa, à la suite d’une expédition victorieuse, elle se porta au-devant de lui à la porte du palais. Dans sa hâte, ayant oublié de mettre ses chaussures, elle emprunta celles d’un soldat de garde. Rabah en fut averti aussitôt. Incontinent, il la fit saisir, ainsi que le soldat, et tous deux eurent la tête tranchée.

Un autre fait aussi triste m’a été rapporté sur le compte de Rabah. Il se promenait un soir, dans les cours de son palais, quand il aperçut une de ses concubines, étendue sur une natte à la porte de sa maison. Il faisait très chaud. La jeune femme, qui s’était endormie profondément, était à moitié dévêtue. Sur sa poitrine nue pendait un sachet à amulettes, retenu par un cordon passé autour de son cou.

Doucement Rabah s’approche d’elle, coupe le cordon, s’empare du sachet et rentre dans ses appartements, où il mande près de lui un de ses fakkis (lettrés). Il lui remet le sachet et lui ordonne de faire la lecture des papiers qu’il contient. Le fakki s’exécute aussitôt.

« Ô mon seigneur, — dit-il à Rabah, — il n’y a dans ce papier que de bonnes choses. Celle qui a fait faire cette amulette, n’a eu qu’un désir, celui d’être aimée de toi pour la vie.

— Comment, chien ! oses-tu prétendre que ce papier contient de bonnes choses ? Une femme a eu l’audace d’essayer d’avoir une influence sur ma volonté, et tu trouves qu’elle n’a pas commis une action blâmable !… Tu es donc d’accord avec elle ?… Vous allez mourir tous deux… »

Et, en effet, tous les deux furent égorgés.

Il me faut encore, puisque j’ai parlé de Rabah et de ses fils, mentionner sa fille, nommée Haoua. Tout aussi dépravée que ses frères, elle semble leur avoir été de beaucoup supérieure par son intelligence. Physiquement, elle ressemblait beaucoup à son père. Elle montait à cheval comme un homme, et avait coutume de revêtir le costume masculin. Tireuse remarquable, elle ne sortait jamais qu’armée d’un fusil. Elle épousa successivement trois maris. Le premier mourut de mort violente. Le second fut Hayatou, le fils révolté du sultan de Sokoto. Hayatou ayant échoué dans sa tentative de rébellion contre son père qu’il voulait déposséder du trône, fut réduit à la fuite. Accompagné de quelques centaines de cavaliers, il se réfugia à Balda dans le Mandara, où il se tailla une petite principauté. Rabah, qui venait de faire la conquête du Bornou et qui avait des visées sur le Sokoto, espérant que Hayatou l’aiderait dans ses projets d’expansion, négocia avec lui et lui donna sa fille en mariage.

Tous les renseignements que j’ai pu recueillir sur Hayatou me le représentent comme un personnage très sympathique, une sorte de redresseur de torts. Très pieux, il s’était élevé avec véhémence contre les crimes et les exactions commis par son père sur ses sujets musulmans. C’est au nom de la religion outragée, qu’il se souleva contre lui. Avec de semblables idées, il ne pouvait non plus approuver les actes de Rabah. Aussi fut-il bientôt en désaccord avec lui.

Soutenu dans son opposition par sa femme, qui, très ambitieuse, rêvait de succéder à son père, au préjudice de ses deux frères, il n’hésita pas à se mettre en révolte ouverte.

Rabah, ayant réuni une forte armée, envoya contre lui son fils aîné Fad-el-Allah. Les deux troupes se rencontrèrent non loin de Koussouri. Écrasé par des forces supérieures, Hayatou lutta jusqu’au bout, très courageusement. Il fut vaincu et tué.

Quant à Haoua, déçue dans ses espérances, elle ne tarda pas à rentrer en grâce auprès de son père, qui avait toujours eu un faible pour elle. Elle épousa alors en troisièmes noces un Djellaba nommé Hibid, avec qui elle était du reste liée déjà depuis fort longtemps.

On voit, par ce tableau, bien au-dessous de la vérité, que la vertu ne régnait pas en maîtresse parmi les Rabistes. Il n’en saurait d’ailleurs être autrement et il n’y a pas lieu de s’étonner d’un état de choses qui n’est que la conséquence naturelle de la pratique de la religion musulmane.

Les deux principes de la polygamie et de l’esclavage étant admis par l’Islam, une société musulmane doit être pervertie très rapidement. Pour ma part, je ne comprendrai jamais que l’on soutienne raisonnablement que ces gens-là sont capables de sortir de leur ornière.

Leur religion en fait des sectaires, des ignorants et des jouisseurs. On cite, dit-on, des musulmans instruits qui sont très tolérants. Erreur profonde ; s’ils sont tolérants, ils ne sont plus musulmans. Ils discutent, ils raisonnent : le musulman ne raisonne pas. L’ennemi, c’est l’infidèle, qui est taillable et corvéable à merci, qui doit peiner et souffrir pour que le croyant possède et soit heureux.

Il serait puéril de se fier le moins du monde à eux. Ils ne tiennent leur parole que quand ils ne peuvent faire autrement. D’ailleurs, une parole ou un traité signé avec des infidèles ne compte pas.

Cette thèse, qui demanderait à être développée longuement, ne saurait, faute d’espace, trouver sa place ici. Les faits ne me manqueraient pas pour étayer mon argumentation…

J’en reviens à mon séjour à Dikoa. Le cheik du Bornou, Omar Scinda, s’était réinstallé dans le palais de Rabah. De toutes parts, les soumissions lui parvenaient. Aussi était-il très heureux, si heureux même qu’il songeait à se servir de sa nouvelle puissance pour ne pas me rendre les nombreux captifs bandas, originaires de la région du Gribingui, où Rabah les avait enlevés. Il finit cependant par m’en remettre un bon nombre parmi lesquels je trouvai des femmes de nos Sénégalais morts à Togbao. On conviendra que la reconnaissance n’était pas la vertu dominante de notre hôte.

On jugera encore mieux de ses bons sentiments en lisant l’anecdote suivante :

Après la mort de Kiari et la chute de l’ancien royaume de Bornou, celui qui devait plus tard être le cheik Omar s’était enfui à Zinder. Il y vivait d’une façon très précaire, presque misérable. Seule, une de ses femmes légitimes l’avait suivi. Pendant toute la durée de son exil, elle ne le quitta pas un instant et ne cessa de l’entourer de ses soins. Quand son mari rentra au Bornou sous la protection de la mission Saharienne, elle l’accompagna naturellement, prête à partager tous les dangers qu’il pouvait courir.

Elle en fut bien mal récompensée. Le jour où Omar, grâce à l’aide des trois missions françaises, fut remis en possession du trône de ses pères, il oublia tous les services que cette malheureuse femme lui avait rendus. La trouvant trop vieille, il la répudia, sans autre forme de procès, pour en épouser de plus jeunes.

Ce qui acheva de me rendre tous les Bornouans peu sympathiques, ce fut leur attitude envers tous ceux qui de près ou de loin avaient servi Rabah. Les vengeances exercées furent odieuses. L’un des chefs de bannière de Rabah, nommé Béchara, blessé en plusieurs endroits et incapable de se mouvoir, me fut présenté. Je demandai au cheik Omar de le bien traiter et d’assurer sa subsistance. Il me le promit. À peine avais-je quitté Dikoa, que le malheureux Béchara était étranglé.

Sa fille, qui ne l’avait pas quitté et qui le soignait avec le plus grand dévoument, fut entraînée par les femmes bornouanes sur la place du marché et mise à mort.

Je cite ce fait en particulier, mais il s’en est passé des centaines d’autres aussi abominables. Décidément, la comparaison entre Rabah et ses successeurs était plutôt en faveur du premier. Pas plus cruel qu’eux, il avait du moins des qualités de bravoure qui faisaient à ceux-ci totalement défaut…

Après huit jours de séjour, où nous réglons ensemble provisoirement toutes les difficultés pendantes, je me dispose à regagner Fort-Lamy. La mission Joalland, de son côté, se dirige sur Zinder, où elle doit séjourner jusqu’au moment où elle sera relevée.

Le temps que j’avais passé à Dikoa m’avait aussi permis d’être définitivement renseigné sur les diverses circonstances de la mort de de Béhagle.

Voici quel est le récit qui m’en fut fait. De Béhagle, ayant quitté Prins, se rendit auprès d’Othman Cheiko à Koussouri. Il y fut bien reçu et dirigé sur Dikoa, selon sa demande.

En chemin, un courrier de Rabah lui enjoint de faire demi-tour. Il n’en tient aucun compte et continue sa route. Il arrive à Dikoa où Rabah, malgré son vif mécontentement, donne l’ordre de le recevoir.

Il est logé à proximité de la maison d’un des chefs de bannière, nommé Djebarrah, qui doit pourvoir à ses besoins. Peu après Rabah le reçoit. L’entretien débute d’une façon cordiale sur les assurances que lui donne de Béhagle qu’il est commerçant.

Malheureusement, les choses prennent une mauvaise tournure dès que Rabah, sachant que de Béhagle possède une certaine quantité de fusils à tabatière, exprime le désir de les lui acheter. Notre compatriote refuse net. Des paroles vives sont échangées et l’on se sépare fort mécontent l’un de l’autre.

Le lendemain, nouvelle audience. On reparle des fusils d’abord, puis la causerie dévie et on en vient à parler politique. De Béhagle critique vivement les actes de Rabah vis-à-vis de Gaourang, lui affirmant que s’il ne cessait pas ses incursions, il aurait à s’en repentir.

Furieux, Rabah le fait enchaîner. En même temps, toute sa suite est gardée à vue, ses marchandises et ses armes saisies ; ses serviteurs lui sont enlevés et remplacés par d’autres.

De Béhagle, hors de lui, se met à invectiver Rabah, qu’il traite de « chien, fils de chien, esclave ».

Il se calme néanmoins peu à peu et sa nouvelle attitude, faite de calme et de dédain, inspire à tous un respect mélangé de crainte. Rabah, redoutant les conséquences d’un assassinat, n’ose pas le faire tuer. Il quitte Dikoa pour envahir le Baguirmi, laissant son prisonnier à la garde de son fils Fad-el-Allah.

Le combat de Togbao a lieu. Rabah, qui croit s’être débarrassé des Français pour toujours, envoie à Fad-el-Allah l’ordre de mettre de Béhagle à mort.

Ce dernier reçoit la nouvelle très froidement. Il se lève du lit où il est couché et dit : « Je dois mourir, c’est bien, les Français ne craignent pas la mort : je suis prêt ; mais rappelle-toi que je serai vengé ».

Des esclaves viennent alors et le portent sur leurs épaules jusqu’au lieu du supplice, la place du marché, où une potence est dressée.

Pendant le funèbre trajet, notre compatriote, jusque-là silencieux, se retourne vers Fad-el-Allah et lui dit : « Je vais mourir et n’ai point peur. Quant à vous autres, rappelez-vous toutes mes paroles : dans quelques mois, vous serez ou morts ou fugitifs. »

Ces paroles prophétiques frappèrent tous les assistants de terreur, mais n’empêchèrent point le crime de s’accomplir. De Béhagle fut pendu à la potence où l’on exécutait les criminels. Son corps fut ensuite jeté dans un puits où malgré toutes mes recherches, il me fut impossible de le découvrir.

Quelques mois après seulement, j’appris que la dépouille mortelle de M. de Béhagle avait été jetée dans le puits voisin de la maison de Djebarrah, où j’ai ordonné de faire pratiquer des fouilles.

Je quittai Dikoa le 15 juin pour reprendre la route de Fort-Lamy.

Quel changement s’est opéré en quinze jours ! La pluie, tombée en abondance, a fertilisé toutes ces plaines qui me semblaient auparavant si désolées. Partout on rencontre des plantations pleines de promesses. Décidément, la région du Tchad est riche et vaut la peine d’être conquise. Nous n’en avons malheureusement qu’une partie, mais notre lot est encore assez beau pour qu’on ne puisse pas regretter les sacrifices consentis en hommes et en argent.

De retour à Fort-Lamy, je me préoccupai tout de suite de l’organisation générale des pays nouvellement conquis. Ils furent divisés en deux régions : 1° les territoires s’étendant depuis l’Oubangui jusqu’au septième parallèle réservés à l’administration civile ; 2° ceux placés au Nord du septième parallèle confiés aux officiers qui venaient d’en faire la conquête, sous la direction du capitaine Robillot.

Étant donné ce que j’ai dit de la constitution des états musulmans du Tchad et de l’œuvre de Rabah, il ne me fut pas difficile d’établir l’impôt chez des gens habitués à le payer. Aussi bien le principe en fut-il accepté immédiatement par les tribus arabes qui passèrent sous notre administration directe.

Quant au Baguirmi, qui avait conclu avec nous un traité de protectorat en 1897, je lui ai laissé son autonomie presque complète, avec la charge néanmoins de participer aux dépenses militaires d’occupation. De plus, nous avons reçu du sultan Gaourang le droit d’administrer directement le delta du Tchad, habité par des Arabes pasteurs et agriculteurs.

Enfin, toutes les rives du Chari sont aussi sous notre autorité directe. Gaourang a renoncé à son droit de razzia dans ces parages, ainsi que sur les populations païennes constituant une partie des groupes Sara, Nyellim, Kaba Mara, etc.

Nous sommes donc solidement installés dans les territoires de la région du Tchad. Actuellement, grâce aux renforts envoyés par la métropole, nous pouvons étendre notre action sur le Kanem qui réclame notre protection, et, dans un avenir prochain, nous serons en état de traiter définitivement la question du Ouadaï. Il n’est pas douteux qu’avant peu de temps nous pourrons, grâce à l’impôt et aux taxes établies, diminuer de plus en plus nos dépenses.

La région du Tchad est riche en bétail et en grains de toute nature ; le blé même y vient ; de plus sa population nombreuse produit des cuirs, des plumes d’autruche et consomme en grande quantité des marchandises de provenance européenne, telles qu’étoffes, sucre, café, thé, quincaillerie, parfumerie, savon, bijoux d’or et d’argent, etc.

Nous pouvons donc espérer créer dans ces territoires un débouché pour nos produits, mais à la condition expresse de respecter l’organisation du commerce local. Ce commerce est tout entier entre les mains des Tripolitains, et il y aurait le plus grand danger pour l’avenir de nos possessions à vouloir les supplanter. Nous devons leur fournir les marchandises de vente dont ils ont besoin en créant des entrepôts, sans nous mêler nous-mêmes de transactions de détail. En un mot nous devons être leurs fournisseurs et non leurs concurrents.

La création de ces entrepôts, outre qu’elle serait très profitable aux commerçants qui voudraient l’entreprendre, leur permettrait de se livrer à un commerce local qui ne serait pas sans bénéfices. Je veux parler de la vente de troupeaux, qui seraient facilement transportés sur l’Oubangui, où l’on manque de viande de bœuf.

Tout ce que je viens de dire se rapporte surtout aux pays situés au Nord du dixième parallèle. Il n’en est pas de même des territoires situés entre le septième et le dixième, habités par des tribus païennes, partant assez primitives. Notre action sur elles sera beaucoup plus lente. D’ailleurs ce que je vais dire au sujet des peuplades vivant au Sud du septième parallèle se rapporte également à celles-là.

Région civile. — Les indigènes habitant la région civile se divisent en deux groupes ethniques principaux : les Bandas et les Mandjias.

Banda. — Les Bandas paraissent être d’origine nilotique. Leur migration s’est faite du Nord-Est vers le Sud-Ouest. Refoulés par les razzias musulmanes, ils ont chassé à leur tour les gens de race mandjia qui se replient peu à peu vers l’Ouest. On rencontre ces deniers depuis le 18e degré de longitude Est jusqu’au delà de la Sangha.

Les Bandas sont agriculteurs, chasseurs, tisserands et forgerons ; leurs cases rondes en pisé, recouvertes d’une toiture en chaume sont habitées en moyenne par quatre personnes. Les tribus bandas sont fort nombreuses. Elles comprennent les N’Dis, les Kas, les M’Bis, les M’Brés, les Tambacos, les Marbas, les Ungourras, les G’Baggas, les N’Gaos et peut-être les Oudjious.

Les Bandas sont très braves et très guerriers. C’est parmi eux que Babah s’est procuré ses meilleurs soldats. Il y a dans ce pays, pour l’avenir, une précieuse source de recrutement pour la milice du Congo. D’ailleurs on a déjà fait dans cet ordre d’idées des essais qui ont été très satisfaisants. Le Banda n’est pas seulement un bon soldat, il est aussi un travailleur excellent. Il n’est pas douteux que les compagnies commerciales du Congo, qui manquent si souvent de personnel indigène, pourraient trouver dans le pays banda des auxiliaires très utiles. Parmi les Bandas, les plus nombreux sont sans contestation les G’Baggas. Les plus intelligents et les plus redoutés sont les N’Gaos, qui ont subi l’empreinte musulmane plus profondément que leurs voisins. Ayant fait partie des rezzous de Rabah et de Senoussi, ils possédaient avant notre arrivée quelques fusils à piston qui leur permettaient de mettre le pays en coupe réglée et de se faire payer tribut par les autres indigènes, principalement par les Mandjia.

Mantdias. — Les tribus de race mandjia comprennent les Mandjias proprement dits, les M’Baccas, les M’Brous et toutes les peuplades s’étendant entre le haut Gribingui et la haute Sangha.

Très craintifs, constamment razziés par tous leurs voisins, notre arrivée dans le pays, après avoir été pour eux un véritable sujet de terreur, est maintenant considérée comme une sauve-garde. Ils nous fournissent en très grande quantité les porteurs dont nous avons besoin. Grands producteurs de vivres, on peut trouver chez eux les légumes et le grain nécessaires à l’alimentation des Européens et des miliciens.


chefs banda.

Productions de la région civile. — Le manioc est cultivé concurremment avec le mil par les Mandjias surtout ; les Bandas produisent principalement du mil. Les autres cultures. vivrières sont le maïs, l’igname, la patate, une sorte de pomme de terre très allongée nommée dazo, les concombres, le giraumon, le sésame, l’arachide, des haricots de plusieurs espèces, un haricot de terre nommé n’djou.

Le riz pousse à l’état sauvage, mais n’est ni connu, ni utilisé par les indigènes. Parmi les autres produits cultivés, on peut citer le coton avec lequel quelques indigènes tissent des vêtements grossiers, et le tabac, très répandu.

Les produits naturels du sol sont le karité et le caoutchouc, que les indigènes commencent à récolter. Celui-ci est fourni par plusieurs espèces de lianes différentes. Il est généralement de belle qualité et se coagule soit avec de l’eau salée, soit avec de l’oseille du pays ; une espèce même se coagule spontanément. Enfin, les éléphants sont très nombreux dans tout le pays. Ils ont été jusqu’ici peu chassés, de sorte qu’il n’existe pas de très grands stocks d’ivoire ; mais on en trouve cependant en quantité notable. Ayant énuméré les différentes populations de la région civile et esquissé à grands traits leurs principaux caractères, il me reste à dire quel parti nous pourrons en tirer et quelle a été notre ligne de conduite vis-à-vis d’elles pendant les cinq dernières années.

Au moment de notre arrivée dans le pays, à part les N’Gaos, on peut dire que non seulement aucune des deux races Banda et Mandjia, mais même aucune des tribus qui les composent, 110 constituait de groupements effectifs. Autant il y avait de villages, autant il y avait de chefs. On comprend,par suite, que des éléments aussi disséminés, aussi désunis, offraient une proie facile aux chasseurs d’esclaves. On conçoit aisément aussi combien il était difficile pour nous d’obtenir la moindre chose de ces gens vivant indépendants, sans autorité constituée, sans hiérarchie. Quelque difficile que m’ait paru la tâche au début, je n’ai cependant jamais désespéré du résultat final. Il fallait beaucoup de patience et surtout il était important de bien définir le but qu’on voulait atteindre et les moyens à employer.

Le but était double : 1° créer des besoins aux indigènes pour que nos commerçants pussent s’établir parmi eux ; 2° leur faire payer un impôt qui viendrait en atténuation de nos dépenses d’occupation.

Le problème posé, la solution n’était pas aisée. Il fallait se mettre en contact intime avec toutes ces petites communautés, étudier leurs parentés, leurs rapports, leurs besoins, pour arriver ensuite à constituer des groupements à peu près homogènes, avec des éléments constitutifs d’aspirations identiques et d’intérêts communs, et encore ne serait-ce là qu’un pas de fait vers le résultat définitif, qui doit être la réunion des gens parlant la même langue sous l’autorité d’un seul chef.

Ce but, indiqué par moi et poursuivi sans relâche, est à l’heure actuelle en partie atteint grâce à l’activité, à la patience et au dévouement de l’administrateur Bruel et de ses collaborateurs Rousset, Perdrizet, Pinel, etc… La méthode employée a été simple : l’exploration du pays a été faite, les villages classés et portés sur une carte, après quoi l’occupation des points les plus importants a eu lieu.

Le premier résultat de cette occupation a été, pour ces populations païennes, une sécurité jusque-là inconnue. Elles sont devenues plus fixes dans leur habitat et par suite ont produit davantage.

En fournissant des vivres et des porteurs, tous ces gens se sont habitués à nous voir et aussi à se connaître. Les rassemblements dans les postes de gens de tribus différentes leur ont fait peu à peu concevoir l’idée d’un rapprochement plus intime sous l’égide et le commandement d’un Européen.

La confiance s’étant établie de plus en plus, et l’indigène ayant constaté que nous étions réellement pour lui des protecteurs et des clients, il est devenu plus facile de lui faire comprendre que cette protection, fort onéreuse pour nous, devait être payée par lui. Ce principe très simple du donnant donnant est très bien compris par le noir. Il est bien évident qu’il faut lui prouver qu’on lui donne quelque chose pour qu’il se reconnaisse débiteur. Une fois qu’il l’a reconnu, la question est réglée, l’impôt est accepté en principe.

C’est ce qui eut lieu avec nos indigènes. La base de l’impôt a été de deux kilos de caoutchouc par case et par année, dont moitié revient aux chefs et moitié à l’État.

Une partie des Mandjias a reconnu un chef appelé Makourou nommé par nous ; les N’Gaos en ont un autre, les Ungourras également. On procédera de même avec les autres tribus et, dans un avenir très proche, la perception de l’impôt, commencée depuis un an et demi, pourra avoir lieu partout.

Il me reste maintenant, pour terminer, à dire quels ont été les résultats géographiques obtenus.

J’eus, pour ma part, l’occasion d’effectuer un nouveau voyage sur le Tchad avec le vapeur Léon-Blot. Comme les eaux étaient encore presque basses, je puis affirmer, sans crainte de me tromper, que le grand lac est navigable en toute saison, à condition qu’on se tienne à une distance de trois à cinq kilomètres de la côte. À cette distance, les fonds sont de plus de trois mètres, augmentant beaucoup vers le large. Du côté Est, les bancs de sable sont très nombreux ; les grands fonds sont du côté Ouest. Nous sommes restés une huitaine de jours sur le lac et avons pu ainsi reconnaître tous les bras de son delta. Malheureusement, le temps nous manqua pour pousser jusqu’aux îles habitées par les Bouddoumas. Pirates et voleurs, ces indigènes ne manifestent pas grand désir d’entrer en rapports avec nous. Ce serait cependant chose très désirable, car ils sont relativement riches ; ils élèvent beaucoup de bœufs.

Les autres reconnaissances effectuées dans la région militaire par les capitaines de Cointet, de Lamothe, Bunoust, Galland ont permis l’étude des pays païens Sara, Nyellim, Boua. Le lieutenant Kieffer, partant de Maïnheffa, est redescendu jusqu’au 10e degré et de là a atteint le Logone dont il a suivi le cours jusqu’à Laï. Enfin, le capitaine de Lamothe a dressé des itinéraires chez les Arabes Daaguère, sur la rive droite du Chari, derrière Bousso.

Dans la région civile, on a délimité les divers bassins de la Kémo, de la Nana, du Gribingui, de l’Ombela et de la M’Poko. Enfin, le beau voyage de MM. Bernard et Huot a permis d’identifier, avec le Bahr-Sara, la rivière Ouahm, dont le voyageur Perdrizet avait remonté une partie du cours. Un des affluents de cette rivière Ouahm, la Fafa, navigable pour les pirogues, nous permettra vraisemblablement l’emploi d’une nouvelle route pour atteindre le bassin du Chari.

L’exposé de ces dernières considérations termine le récit de cette deuxième campagne qui, pour moi, dura exactement deux ans. J’étais arrivé au Congo au commencement de 1899. Le 2 janvier 1901, je quittais le poste de Fort-de-Possel, et, le 25 février, j’étais de retour en France.

Qu’il me soit permis, en concluant, de remercier encore une fois tous les officiers et fonctionnaires qui m’ont prêté un concours aussi complet et aussi dévoué. Ce sera le grand honneur de ma vie d’avoir eu de tels collaborateurs. Grâce à eux, la tâche que nous avions acceptée, a été pleinement remplie et le but assigné complètement atteint pour le plus grand profit de la France, dont l’Empire colonial s’est trouvé accru d’un vaste territoire.

  1. Ces spahis provenaient des anciens cavaliers de Rabah qui s’étaient rendus. J’en ai fait constituer un escadron par le lieutenant de Thézillat. Cet escadron est actuellement formé. Quelques-uns d’entre eux avaient pris part à l’attaque dirigée contre Prins à Fadjié.