La besace de haine/Où reparaît la besace de haine

Éditions Édouard Garand (p. 90-96).

— IX —

OÙ REPARAÎT LA BESACE DE HAINE


— La charité pour l’amour du bon Dieu !… murmura dans l’ombre d’une ruelle obscure de la basse-ville une voix pleurante et chevrotante.

Un vieux mendiant, tout voûté, tout cassé, tout plissé, tout en haillons, et à l’air si misérable qu’il aurait fait naître la pitié dans le cœur le plus endurci, tendait un chapeau crasseux.

— La charité, mes bons gentilshommes ! répéta le vieux.

Or ceux à qui s’adressait cette prière lamentable, n’étaient autres que le « Chevalier de Pertuluis » et Regaudin son inséparable. Tous deux portaient fièrement de superbes uniformes de grenadier, des uniformes tout neufs sortant des magasins du roi. Et les deux chenapans, toujours armés de l’inséparable rapière, avaient pris des airs de hauteur et de dignité qui n’eussent pas manquer de faire pouffer de rire ceux qui les connaissaient. De fait, le mendiant qui leur tendait son chapeau, plissait rudement les lèvres pour ne pas laisser passer l’éclat de rire qui l’étouffait, car ce mendiant c’était le père Croquelin. Le père Croquelin toujours à l’affût des nouvelles, le père Croquelin, furetant, épiant, écoutant, pour découvrir un indice sur l’enlèvement et la disparition de l’enfant d’Héloïse de Maubertin.

— Ventre-de-grenouille ! jura Pertuluis en s’arrêtant, voici, Regaudin, un pauvre diable de mendiant qui nous gagnera une place au ciel, donne-lui le contenu de ton gousset !

— Ah ! mon bon Pertuluis, ce pauvre homme te délivrera du mal de tes péchés, pour peu que tu lui verses les dernières cent livres qui te restent.

— Ventre-de-biche ! Regaudin, il me semble qu’il nous revient quelque chose sur la caisse de monsieur l’intendant, fais-lui un bon sur la dite caisse !

— Mes braves gentilhommes, pleurnicha le père Croquelin, un simple petit sou…

— Il n’est pas mesquin, le vieux ! se mit à rire Pertuluis.

— Il est vraiment digne d’un bon, Pertuluis… mais d’un bon coup de patte !

— Bonnes excellences braves seigneurs… un denier !

— Regaudin, reprit Pertuluis, ce brave homme me fait venir une goutte à l’œil, je ne peux résister !

Et, tirant une pièce d’or, il la tendit au vieux, disant :

— Brave mendiant, tu m’as frappé au cœur, voici un louis avec lequel tu feras dire une messe pour le bonheur du Chevalier de Pertuluis.

— Merci, mon digne chevalier, je ferai dire deux messes pour… pour le repos de votre âme !

Pertuluis tressaillit.

Mais déjà Regaudin à son tour tirait un louis d’or de son gousset et disait :

— Pauvre vieux mendiant, vous avez troublé ma sainte pitié et mon noble cœur se fend de chagrin à la vue de votre misère. Voici, vous ferez dire deux messes pour le repos du corps du sieur écuyer de Regaudin !

— Merci, mon généreux écuyer, je ferai dire trois messes…

— Bien, bien, mon brave, interrompit durement Pertuluis qui entraîna son compagnon vers la ruelle où était la taverne de la mère Rodioux.

Pendant qu’ils s’en allaient le nez en l’air, la mine conquérante, le père Croquelin termina sa phrase si brutalement coupée par Pertuluis :

— Oui, oui, je ferai dire trois messes pour que le diable rouge vous fasse griller pendant cent mille siècles et cent mille autres, vauriens de chenapans !

Et, ricanant, sautillant, le père Croquelin se mit à suivre de loin les deux grenadiers.

— Voilà deux fripons qu’il importe de surveiller, s’était-il dit.

Il s’arrêta bientôt en entendant s’élever derrière lui, pas loin, d’immenses éclats de rire.

Instinctivement il se jeta dans une impasse obscure. Il avait vu que ces éclats de rire venaient d’une troupe joyeuse de jeunes hommes qui s’avançaient de son côté.

Le soleil venait de se lever lumineux et chaud. Ses rayons roux plongeaient dans les eaux tranquilles du bassin de la rivière Saint-Charles. Une brise odoriférante des senteurs de la terre fraîchement remuée, de lilas en fleurs et d’un léger salin de mer, soufflait comme une caresse sur la cité. Et l’on pouvait penser, à respirer cette brise suave, à regarder ce soleil triomphant, que la terre entière éclatait de joies puissantes et de bonheur infini.

— Vive la Besace de Haine !… clamèrent, non loin où se tenait dissimulé le père Croquelin, des voix jeunes et heureuses.

L’instant d’après, l’ancien mendiant vit passer devant l’ouverture de l’impasse une troupe de jeunes gentilshommes, pour la plupart gardes et cadets de l’intendant Bigot, qui entouraient un jeune seigneur portant à son dos cette besace même qu’on avait, un jour, trouvée au dos du père Croquelin, et à laquelle était encore attachée la même banderole avec ces caractères tracés à la main :

LA BESACE DE HAINE !

Et le jeune seigneur qui portait la besace, et les gardes et cadets qui l’accompagnaient en lançant vers le ciel clair et serein des chants joyeux et des huées, paraissaient ivres ! En effet, tous sortaient d’un bouge de la basse-ville où ils avaient passé la nuit à faire festin et gagnaient la haute-ville.

Le père Croquelin avait jeté un regard ardent à ce jeune seigneur qui portait à son dos la Besace de Haine. Puis, il avait fermé les yeux, chancelé, et s’était appuyé au mur d’une baraque pour ne pas tomber. Quoi ! est-ce que le père Croquelin allait maintenant s’évanouir rien à voir passer une troupe de joyeux vauriens qui menaient le charivari… charivari ! charivari ! … Allons donc ! est-ce qu’à tous les jours il n’avait pas vu semblable cortège défiler par quelque ruelle ou rue de la cité ? N’avait-il pas l’habitude de voir la jeunesse de l’armée et de la garnison faire fête en s’amusant son saoul et en criant sa gaieté à tue-tête ?

Oui, en vérité ! Mais ce matin-là, c’était autre chose : la vue de cette Besace de Haine l’avait presque frappé de vertige ! Cette Besace ?… Non, pas tant cette Besace encore que la vue de celui qui la portait ! Car celui-là, ce jeune seigneur, jamais de sa vie le père Croquelin ne l’oublierait, car il lui avait réservé un chat à celui-là… Car celui-là s’appelait le vicomte Fernand de Loys, et c’était le lieutenant de police !…

C’était inimaginable et c’était vrai !

— Allons ! se demanda le père Croquelin indécis, faut-il suivre ce brillant et joyeux cortège, ou simplement me remettre aux trousses et chausses de ces deux imbéciles de Pertuluis et Regaudin ?… Car j’ai reçu ordre formel de ne pas perdre de vue nos ennemis ! Oui, mais le vicomte n’est-il pas l’un des plus dangereux de nos ennemis ? Tandis que les deux autres… Bah ! je suis sûr qu’à ces deux-là maître Flambard, un de ces quatre matins, leur montrera sa rapière et c’en sera fini ! Mais de Loys… Oh ! celui-là, comme Bigot, comme Deschenaux, comme Varin, a quelque chose dans le ventre qu’il serait intéressant de connaître ! Bon ! c’est dit, je suis la fête !

Sans plus, le mendiant se mit à accompagner de loin et en rasant les murs des maisons la joyeuse compagnie qui pénétrait dans la haute-ville.

Au bout de vingt minutes le père Croquelin vit la troupe se disperser juste en face de la maison qu’habitait le vicomte, et dans cette maison n’entrèrent que le vicomte lui-même et son compagnon de plaisirs de Coulevent.

Au loin, les groupes qui se dispersaient faisaient encore entendre dans le calme de la cité :

— Vive la Besace de Haine !

— Ah ! oui, Vive la Besace de Haine ! ricana longuement le père Croquelin. Vous la portez avec vous, vous la semez de tous côtés cette haine, et un jour elle vous empoignera et elle vous serrera le cœur si fort que vous en étoufferez tous, tas de jeunes écervelés que vous êtes ! Ah ! oui, elle vous étouffera… elle vous étouffera, par les deux cornes de Satan ! comme dirait maître Flambard.

— Maître Flambard !… murmura subitement l’ancien mendiant en tressaillant.

Durant l’espace d’une minute ou deux il parut réfléchir, puis tout à coup il partit à grands pas vers la rue Saint-Louis.

Un quart d’heure après il frappait à la porte de la maison de Jean Vaucourt.

Flambard vint ouvrir.

— Ah ! ah ! le père Croquelin ! Comment se fait-il qu’on vous revoie sitôt et si essoufflé ?

— Vous allez le savoir. Entrons d’abord.

Flambard introduisit l’ancien mendiant dans ce petit salon que nous connaissons, et dans lequel nous retrouvons le capitaine Jean Vaucourt, un peu maigre encore, mais vigoureux et fort, se promenant les mains au dos. Le front du jeune homme demeurait barré d’un pli de profonde mélancolie.

— Ah ! ça, père Croquelin, demanda le capitaine en arrêtant sa marche, avez-vous appris quelque nouvelle intéressante ?

— Ce n’est pas une nouvelle que je vous apporte. Vous allez voir : je venais de rencontrer deux individus…

— Ah ! ah ! interrompit Flambard, Pertuluis et Regaudin, je parie ?

— Justement. Je pense qu’ils se rendaient, chez la mère Rodioux.

— Vous dites « je pense », interrompit Jean Vaucourt, ne les avez-vous pas suivis ?

— Je les suivais, mais j’ai fait une autre rencontre qui m’a paru intéressante.

Le père Croquelin narra ce que nous savons de cette troupe joyeuse de gardes et de cadets qu’il avait vue défiler aux cris de « Vive la Besace de Haine ! »

— Et c’était de Loys qui portait la Besace, vous êtes sûr ? demanda Jean Vaucourt, le sourcil terriblement froncé.

— J’en suis sûr, capitaine.

— Et vous assurez, dit à son tour Flambard, que vous l’avez vu entrer chez lui avec de Coulevent ?

— Ivres tous deux, oui !

Alors Flambard marcha vivement jusqu’à Jean Vaucourt, lui mit une main sur l’épaule et dit avec un accent résolu :

— Capitaine, le marquis de Vaudreuil m’a dit de frapper ; eh bien ! le moment est venu de frapper… j’y cours !

— Attendez, dit Jean Vaucourt, je vous accompagne.

— Vous voulez être sûr que cette vermine qu’est de Loys recevra son châtiment ?

— Je veux être témoin, répondit gravement le capitaine.

— C’est bien, venez. Quant à vous, père Croquelin, vous pouvez reprendre le chemin de la basse-ville. Et si d’ici une heure ou deux il survenait quelque chose d’important, vous nous trouverez chez le vicomte de Loys.

Flambard et le capitaine partirent aussitôt pour se rendre au domicile du vicomte.

Le domestique qui vint ouvrir refusa d’abord de les recevoir affirmant que son maître était absent. Mais Flambard, lui, affirma qu’il mentait plein sa gorge, gorge qu’il avait bonne envie de trouer de ce poignard qu’il lui fît voir. Intimidé, le domestique les laissa entrer.

Flambard connaissait les lieux par une description que lui avait faite le père Croquelin, cette fois où on avait fait parader l’ancien mendiant avec la Besace de Haine à son dos. Donc, en pénétrant dans le petit vestibule, Flambard n’eut qu’à pousser une porte à sa gauche pour entrer dans un petit salon, puis de là dans cette chambre à coucher où nous avons suivi, un matin, Deschenaux qui y était venu pour informer de Loys de l’échec qu’avaient subi Pertuluis et Regaudin dans leur tentative d’assassinat contre Jean Vaucourt.

Flambard et le capitaine trouvèrent le vicomte et son ami, de Coulevent, couchés, tout vêtus, sur le lit et profondément endormis dans l’ivresse.

— Je parie, murmura Flambard, qu’il faudrait un coup de canon pour les réveiller.

— Qu’avez-vous l’intention de faire ? demanda Jean Vaucourt.

— Vous allez le voir, capitaine.

Il prit une des couvertures du lit et la tailla en lanières. De ces lanières il garrotta de Coulevent, et il manœuvra si légèrement que l’autre ne se réveilla point. Et tout en travaillant Flambard souriait narquoisement.

— Qu’est-ce cela ? demanda tout à coup Jean Vaucourt qui examinait la chambre.

Il venait de ramasser sur le plancher cette besace qui portait encore son inscription : LA BESACE DE HAINE !

— C’est justement l’ancienne besace du père Achard, se mit à rire Flambard. C’est cette Besace d’Amour que vous aviez chez vous et qui fut ravie par ce jeune blanc-bec.

— Oui, oui, je crois la reconnaître. Je me rappelle aussi l’histoire que m’a contée l’autre jour le père Croquelin.

— N’est-ce pas coïncidence bizarre, reprit Flambard, que cette besace, que d’abord il avait appelée La Besace d’Amour, il l’ait baptisée La Besace de Haine et qu’il la porte aujourd’hui à son dos ? Et, tout comme le laboureur qui porte le sac à froment, le vicomte porte et sème la haine ! À présent vous allez voir qu’il la récolte et qu’il en a plein son sac !

Et, ricanant, Flambard attacha les mains du vicomte qu’il secoua ensuite rudement.

De Loys ouvrit des yeux stupides qu’il promena sur les deux hommes sans paraître les reconnaître d’abord.

Puis, voulant faire un geste, il s’aperçut que ses deux mains étaient solidement liées. Puis il vit encore son compagnon garrotté et qui continuait de dormir. Puis, encore, il regarda attentivement les deux hommes immobiles devant lui. Et alors un voile sembla se déchirer devant ses yeux à demi voilés encore par les fumées du vin, et il poussa une exclamation de stupeur qui réveilla de Coulevent.

— Trahison ! cria de Loys.

— À mort ! hurla de Coulevent en essayant de se lever.

Il retomba aussitôt sur le lit, livide d’effroi en murmurant :

— C’est Flambard !…

— Et Jean Vaucourt ! prononça le spadassin.

De Loys, égaré, croyant faire un rêve, s’était mis debout. Puis, obéissant à une pensée soudaine, il fit un bond vers une panoplie.

Flambard éclata de rire.

— Où allez-vous, monsieur le vicomte ? demanda-t-il narquois.

De Loys fit entendre un grondement de rage en constatant que ses deux mains étaient liées, il avait paru l’oublier. Mais, comme s’il eût été tout à coup pris de folie, il se rua tête baissée contre Flambard.

Lui, d’un coup de genou, envoya le vicomte sur le tapis de sa chambre où il se roula en hurlant de fureur impuissante, en mordant ses liens pour essayer de les briser.

Flambard ricana longuement.

— Voilà, dit-il, un lieutenant de police en jolie posture !

Puis il se baissa, saisit le jeune homme d’une main, le souleva et le laissa choir dans un fauteuil.

— Maintenant, mon garçon, dit-il sur un ton froid, venons-en aux choses sérieuses !

— Que voulez-vous faire de moi ? interrogea le vicomte avec un regard de haine brûlante aux deux hommes.

— Avant de faire nous voulons savoir, dit rudement Flambard, et savoir ce que tu as fait de l’enfant d’Héloïse de Maubertin, l’épouse du capitaine Jean Vaucourt.

— Je ne suis pas le père de ce bâtard et je…

— Misérable ! cria Jean Vaucourt en se jetant sur le vicomte l’épée à la main. Et il allait peut-être perforer le jeune homme de part en part, quand Flambard l’arrêta.

— Laissez, capitaine, dit-il, cet insulteur et cet assassin aura bientôt l’opportunité de cracher toute sa bave et son venin, c’est moi qui vous le dis !

Jean Vaucourt fit entendre un grondement, remit son épée au fourreau et alla reprendre sa place à quelques pas plus loin.

De Coulevent, livide et tremblant, regardait sans bouger et sans mot dire, croyant peut-être qu’il faisait un rêve monstrueux.

— Tu n’es pas le père de cet enfant, vicomte de Loys, répliqua Flambard, mais tu t’es fait son ravisseur comme tu as ravi la mère. Eh bien ! si tu tiens le moindrement à la vie, je t’adjure de dire ce que tu as fait de cet enfant !

De Loys regarda longuement Flambard comme s’il eût voulu s’assurer de la sincérité de Flambard qui semblait lui laisser l’espoir de vivre encore.

— Vous me jurez, dit-il, que vous n’attenterez pas à ma vie, si je vous dis où est cet enfant ?

— Veux-tu que je t’en fasse le serment ?

— Jurez !

— Soit. Au nom du Christ qui nous voit et nous entend, je jure que tu auras vie sauve, répondit solennellement Flambard.

— C’est bien, j’accepte ce que vous venez de jurer. De Coulevent, ajouta-t-il en se tournant vers son ami, tu es témoin de ce serment !

De Coulevent fit un signe affirmatif de la tête.

— Maintenant, parle, mais parle vite ! menaça Flambard.

— Cet enfant, répondit de Loys, a été confié à des mendiants de la basse-ville, le père Raymond et sa femme.

— Ah ! dit Flambard avec joie et en regardant Jean Vaucourt, qui avait également tressailli d’une joie indicible. Mais tu es sûr de ne pas me mentir au moins, reprit de suite le spadassin.

— J’ai dit que j’ai confié cet enfant au père Raymond et à sa femme. À présent, entendons-nous : si l’enfant n’est plus là, ce n’est pas ma faute !

— Tu n’as pas revu l’enfant ?

— Ni le père Raymond. J’ai versé cent livres au père Raymond pour garder l’enfant au moins un an.

— Un an ! dit Flambard en réfléchissant.

Il ajouta :

— Il se peut fort bien que le mendiant garde l’enfant durant un an dans l’espoir de toucher au bout de l’an un autre cent livres. Mais ce n’est pas tout, sans te demander compte de la mère que nous avons retrouvée.

Ici, Flambard ne mentait pas. Sachant qu’Héloïse était chez Bigot, il la considérait comme retrouvée. Toutefois, pour être plus sûr il demanda :

— Tu savais, n’est-ce pas où elle était ?

— Qui ? demanda de Loys. La femme de ce… du capitaine Vaucourt ?

— Oui, ricana Flambard.

— Vous l’avez retrouvée chez monsieur l’intendant, n’est-ce pas ?

— Parfaitement, répondit Flambard sans broncher.

— Eh bien ! moi, je n’ai appris la chose qu’hier seulement.

Il se peut que de Loys mentait. Enfin, n’importe ! Et Flambard, qui avait mille peines à contenir sa joie, reprit :

— Peux-tu maintenant me dire qui a tué le père Vaucourt au mois de septembre 1756 ?

— Eh ! s’écria de Loys avec impatience, un lieutenant de police est-il censé savoir absolument qui sont les auteurs de tous les forfaits et crimes qui se commettent dans un pays ?

— Certes non, sourit Flambard. Mais ce crime-là, tu sais qui l’a commis ?

— Comment puis-je le savoir ? Et ensuite que m’importait ce père Vaucourt ?

— C’est bon, dit Flambard. Je passe à une autre question. Sais-tu qui a enfoncé un poignard dans la poitrine de Jean Vaucourt à l’Hôpital-Général, alors que tu étais là toi-même, blessé d’un coup d’épée que tu reçus d’un certain nommé Flambard ?

Et le spadassin ricanait toujours.

Mais, cette fois, de Loys se troubla.

— Voyons, reprit Flambard qui avait saisi ce trouble, dis seulement ce que tu sais !

— Je ne sais qu’une chose, répondit sourdement le vicomte, que Jean Vaucourt avait tenté de se suicider.

— Oui, qu’il avait tenté seulement, puisque tu le vois ici bien vivant. Néanmoins, il a conservé l’arme avec laquelle il s’est frappé, la voici !

Et brusquement Flambard mit sous les yeux du vicomte atterré le poignard qu’il avait abandonné dans le sein du capitaine.

De Loys était devenu si livide que Flambard pensa un moment qu’il allait s’évanouir de terreur.

— Et à présent, vicomte de Loys, continua Flambard sur un ton terriblement grave, voici le poignard qui a frappé à mort le père Vaucourt… regarde !

Et il exhiba l’autre poignard.

Terrifié, le vicomte demeurait tremblant et les yeux fermés. On sentait qu’un hoquet d’épouvante battait dans le fond de sa poitrine.

Jean Vaucourt s’approcha et d’une voix blanche prononça :

— Oui, Flambard, voilà bien l’assassin de mon pauvre père !

— En ce cas, qu’il meure ! dit Flambard en se reculant, car votre père du fond de sa tombe demande vengeance !

— Oh ! épargnez-moi ! plaida de Loys en se levant pour tomber à deux genoux.

À l’écart, le spadassin laissa entendre un sourd ricanement.

— Pensez à votre serment de tout à l’heure ! lui fit observer le vicomte.

— J’y pense. J’ai juré de ménager ta vie, si tu me disais où était l’enfant d’Héloïse de Maubertin et de Jean Vaucourt, je tiens ma parole !

Alors, Jean Vaucourt parla :

— Or, moi j’ai juré de venger la mort de mon père le jour où je découvrirais son assassin, et je veux tenir parole à l’âme de mon père. Vicomte de Loys, ajouta-t-il sur un ton glacial et résolu, tu vas mourir !

Jean Vaucourt décrocha un pistolet à une panoplie, l’arma tranquillement et en approcha le canon de la tempe gauche du malheureux jeune homme.

— Fais ta prière à Dieu ! ajouta-t-il solennellement.

De Loys se mit à pleurer abondamment en balbutiant au travers de ses sanglots :

— Faites-moi grâce, capitaine… grâce !

Il se montrait aussi lâche devant le châtiment qu’il avait été fanfaron dans le crime.

— Fais un acte de repentir, dit encore froidement Jean Vaucourt, car il ne te reste qu’une minute !

Il appuya quelque peu sur la détente de l’arme à feu.

Dans une seconde de vision terrible, le vicomte revit tout son passé odieux et il embrassa tout un bel avenir devant lui ! Il frissonna longuement. Mourir au moment où il est permis de tout espérer de la vie ! Mourir quand on vient de naître seulement ! Laisser une vie pleine de promesses et de plaisirs, pour embrasser l’odieuse mort !… Il poussa soudain un cri terrible… un cri qui traversa les murs de la maison, un cri qui se répandit dans les rues avoisinantes, un cri qui fit tressaillir Jean Vaucourt et blêmir Flambard… Et dans le tressaillement qui l’agita une seconde, Jean Vaucourt, sans le vouloir, pressa trop fort la détente du pistolet et le coup partit… La détonation parut secouer la maison entière. Mais, chose étrange, de Loys n’était pas tombé ! Il s’était relevé, comme activé par un ressort puissant, et il demeurait immobile, éperdu, fou, la tempe gauche ensanglantée, un filet de sang coulant le long de sa joue… un filet de sang qu’il étancha du revers de ses mains liées ! La balle du pistolet n’avait qu’éraflé la tempe.

— J’ai manqué ! dit tranquillement Jean Vaucourt en jetant l’arme fumante. Donne-moi un pistolet, Flambard !

Le spadassin tira de sous sa capote de grenadier un pistolet et le tendit au capitaine.

De Loys comprit qu’il n’avait pas de pardon à espérer de cet homme, et la peur le tua presque : il s’affaissa à plat ventre sur le tapis de la chambre en hurlant d’épouvante.

À cette minute, une main frappa doucement dans la porte de la chambre. Flambard alla ouvrir. Il recula aussitôt avec surprise en découvrant devant lui une sœur tourière qui lui souriait tristement.

C’était Marguerite de Loisel.

— Vous ! dit Jean Vaucourt.

— Capitaine, j’ai entendu un cri affreux alors que je passais sur la rue. Croyant que c’était quelque malheureux qui demandait assistance, je suis accourue.

— Voici, en effet, un malheureux et un misérable, répondit le capitaine en désignant de Loys qui râlait sur le plancher.

Marguerite comprit tout ce qui se passait. Elle attira le capitaine à l’écart et lui demanda à voix basse et suppliante :

— Jean Vaucourt, voulez-vous m’accorder une faveur ?

— Je ne saurais rien vous refuser, mademoiselle, après tout ce dévouement dont vous m’avez entouré à l’hôpital, parlez !

— Donnez-moi la vie de cet homme !

Le capitaine frémit.

— Ne savez-vous pas, dit-il, qu’il a tué mon père ?

— Je sais, capitaine. Mais si je vous demande sa vie, c’est parce que, à cette heure où notre colonie va être attaquée de tous côtés par un ennemi formidable et acharné, nous avons besoin pour la défendre de tous les bras jeunes et valides ! C’est parce que vous n’avez pas le droit, même pour le plus haut motif de vengeance, même pour la meilleure raison de justice, vous n’avez pas le droit, dis-je, de priver votre pays, votre roi, des bras dont ils ont besoin ! Me comprenez-vous, Jean Vaucourt ?

— Je vous comprends, mademoiselle, et je vous accorde la faveur que vous me demandez. Mais après la guerre, je vous reprendrai cette faveur ; car alors je devrai, tel que j’ai juré, venger la mort de mon père !

— Eh ! capitaine, s’écria Marguerite avec un sourire mélancolique, qui sait si votre vengeance ne sera pas alors accomplie, et si Dieu lui-même ne s’en sera pas chargé sur les champs de bataille ?

— Vous avez peut-être raison, Marguerite !

Et Jean Vaucourt, jetant son pistolet, saisit le bras de Flambard et dit :

— Mon ami, allons chercher ma femme ! Puis se tournant vers Marguerite :

— Ah ! cette fois, Marguerite, là où nous allons je n’aurai nulle pitié… Nous allons chez Bigot !

— Oh ! quant à cet homme, répondit Marguerite gravement, je vous l’accorde volontiers ; il est plus coupable peut-être que ce jeune homme qui n’a été qu’un instrument aveugle !

Elle sortit en même temps que Jean Vaucourt et Flambard, laissant de Loys toujours affaissé sur le parquet de sa chambre et de Coulevent stupide d’hébètement.

Mais avant de quitter tout à fait la maison, Marguerite de Loisel dit à un domestique :

— Accourez près de votre maître de suite, car je pense qu’il a besoin de grands soins !

Effaré parce qu’il avait entendu et deviné, le domestique se précipita vers la chambre à coucher du vicomte.