La besace de haine/Que va devenir Héloïse de Maubertin ?

Éditions Édouard Garand (p. 85-90).

— VIII —

QUE VA DEVENIR HÉLOÏSE DE MAUBERTIN ?


Contre Héloïse, martyre, le sort semblait s’acharner, ou plutôt ses ennemis ne cessaient de méditer les plus affreux tourments. Et ses amis semblaient demeurer impuissants à l’arracher aux monstres qui la tenaient prisonnière.

Après avoir reçu carte blanche de M. de Vaudreuil, Flambard s’était de suite mis à l’œuvre, secondé par le père Croquelin qui, en dépit de son âge avancé, ne voulait pas demeurer tout à fait inactif. Le père Croquelin se bornait à fureter, et c’était l’un des meilleurs moyens pour découvrir un indice. L’indice… voilà seulement ce que Flambard demandait ! L’indice nécessaire pour confirmer ses soupçons, ensuite il marcherait ! Et cet indice, Flambard allait bientôt l’avoir, après avoir réussi à gagner à prix d’or un domestique du Palais de l’Intendance, un domestique chargé de surprendre les secrets de Bigot et de son âme damnée, Deschenaux.

Le matin de ce jour, où Flambard avait été reçu par le marquis de Vaudreuil en audience privée, Bigot avait appelé son secrétaire et lui avait dit rudement :

— Mon ami, cette Héloïse de Maubertin, devient encombrante et elle finira par nous attirer quelque foudre secrète. J’ai reçu, par un courrier qui m’est arrivé par voie de la Nouvelle-Angleterre, une lettre m’annonçant que Flambard avait écrit au roi et m’avait dénoncé comme traître et renégat.

Disons ici, comme fait historique, que Berryer, alors ministre de la marine en France, avait écrit une longue lettre récriminatoire à l’intendant, lettre qui avait jeté l’effroi dans l’âme peu sensible de Bigot.

— Or, voilà un ennemi, avait poursuivi l’intendant, à qui nous n’avons pas assez pensé. Je m’imagine bien que Flambard nous soupçonnait de nous être emparés de la fille du comte de Maubertin, et, comme une manière de se venger, il a écrit au roi ses soupçons.

Deschenaux se mit à rire.

— Flambard ne savait pas et il ne sait pas encore, dit-il.

— Non ? Pourquoi ?

— Parce que si Flambard avait su que la fille du comte était en notre pouvoir, il serait venu nous la prendre. Il avait appris qu’elle était, un jour, chez Mlle  Pierrelieu, il y est allé. Donc, s’il n’est pas venu à nous, c’est qu’il ne sait pas !

— Es-tu bien sûr, au moins, qu’il ne sache pas ?

— J’en suis sûr, parce que Flambard, quand il sait, agit avec la rapidité de la foudre.

— Eh bien ! craignons la foudre ! Héloïse de Maubertin doit mourir, elle doit mourir parce que Jean Vaucourt, son mari, est revenu à la vie et à la force, parce que bientôt il quittera l’hôpital, et parce que Jean Vaucourt et Flambard vont finir par nous perdre. Il faut qu’elle disparaisse, ami, il faut qu’elle meure !

— Soit, consentit Deschenaux, elle mourra !

Et il partit sur ces mots.

Or, un domestique préposé au service direct de l’intendant avait entendu cette conversation, un domestique qui avait à se plaindre d’une injustice quelconque de la part du secrétaire de Bigot, un domestique qui s’était mis à haïr Deschenaux, et sur ce domestique Flambard était tombé par hasard. Par hasard ?… C’était peut être une de ces mille voies secrètes dont se sert la Providence pour secourir la vertu et châtier le mal !

C’était en avril seulement que Flambard avait pu acquérir les services de ce valet qui lui avait rapporté ce colloque entendu un jour entre l’intendant et Deschenaux. Sur le coup Flambard crut qu’Héloïse avait été définitivement rayée du monde des vivants, car il se doutait bien que Bigot et Deschenaux étaient hommes à accomplir dans le plus bref délai cette terrible décision. Flambard fut dont désespéré de sauver la jeune femme, lorsque quelques jours plus tard, le même domestique vint l’assurer que la femme de Jean Vaucourt vivait encore. Où ? Voilà ce qu’il ne savait pas ; mais il soupçonnait que la jeune femme demeurait la prisonnière de Deschenaux dans la maison de l’intendant, rue Saint-Louis.

— Eh bien ! s’était dit Flambard, je pense que j’aurai bientôt le fil conducteur !…

Revenons maintenant à Deschenaux. Après avoir pris la décision, de concert avec son patron l’intendant, de mettre à mort Héloïse, Deschenaux, cependant avait hésité. Après avoir aimé Héloïse, il la haïssait maintenant à ce point qu’il l’eût vouée aux plus atroces souffrances. Pourquoi cette haine subite ? Parce que Héloïse, bien qu’elle fût en son pouvoir, l’avait détourné de son but infâme : Deschenaux n’avait pu approcher la jeune femme plus que les convenances permettaient. Après les premières déceptions, était venue une sorte d’indifférence moqueuse, puis, peu à peu, la haine avait surgi. La tuer !… cela avait été la première pensée de son âme jalouse, envieuse et vindicative ! La tuer, oui… mais la mort était une délivrance et non une souffrance ! Il réfléchit longtemps. Il chercha quelque torture raffinée, il tourmenta son esprit inventif à tel point qu’un matin, en se levant après une orgie, il crut avoir trouvé. Il grinça des dents avec rage, avec une joie sauvage, avec haine.

— Voilà comment je la briserai ! se dit-il.

C’était aux derniers jours de mai.

Deschenaux manda auprès de lui le chef des gardes et cadets de la maison de l’Intendant. C’était ce Verdelet que Flambard, comme on se le rappelle, avait pendu puis dépendu dans le logis du père Vaucourt à la Basse-Ville. Verdelet qui jusqu’à ce moment où il s’était trouvé sur le chemin de Flambard, avait fait partie des gardes de M. de Vaudreuil, avait conçu une telle haine contre Flambard, que cette haine avait rejailli sur Jean Vaucourt presque instantanément. Aussi, en apprenant que Jean Vaucourt avait été nommé au poste de capitaine des gardes, s’en alla-t-il demander à Bigot de l’enrégimenter parmi ses gardes et cadets. Bigot, qui de suite avait pensé que, plus tard, il pourrait peut-être utiliser cette haine du garde à son profit, s’entendit avec M. de Vaudreuil et prit ce Verdelet à son service.

Mandé par Deschenaux, Verdelet se présenta.

— Verdelet, dit-il, je vais encore mettre ton dévouement à l’épreuve.

— S’agit-il encore de Flambard ? Et dans le regard de Verdelet jaillit un effluve sanglant.

Deschenaux sourit et reprit :

— Oui, de Flambard et d’autres, de ceux qu’il appelle ses amis !

— Monsieur, ordonnez !

— Bien. Pour le moment, tu vas te rendre chez le sieur Cadet et le prier de me venir voir sur-le-champ.

Verdelet ordonna à un valet d’écurie de lui seller un cheval et il partit à toute bride pour la rue Saint-Jean où habitait, près de la Porte, le munitionnaire.

Une heure après, une magnifique berline, avec cocher et valets de pied en grande livrée de soie, s’arrêtait devant la porte de l’intendant, et Cadet, gros et gras, luxueusement habillé et tapageusement chamafré, couvert de pierreries, poudré, fardé, parfumé, et portant l’épée en verrou, oui, Michel Cadet descendit précieusement de sa voiture supporté par deux valets et pénétra dans la belle demeure de l’intendant. Mais, disons-le encore, cette demeure de l’intendant n’avait pas cette apparence de haut faste que possédait la physionomie de celle de Cadet ; car Bigot, moins fantasque peut-être, ne faisait pas autant d’ostentations que ce Cadet, ce parvenu idiot, fils de boucher, passé maître-boucher et devenu, par la baguette magique d’un Bigot, l’un des puissants et des maîtres de la Nouvelle-France.

Donc, Cadet se présenta à l’invitation de Deschenaux à qui il ne pouvait rien refuser, de même qu’il ne refusait rien à l’intendant ; car Cadet, tout puissant qu’il était, ne pouvait rien sans Bigot et Deschenaux, de même que, peut-être, Bigot et Deschenaux fussent tombés sans la complicité de Cadet. C’était toujours la chaîne dont chaque maille ou chaînon devait être ménagé avec soin. Qu’un anneau se disloquât, et la chaîne se brisait !

— Mon cher ami, commença Deschenaux, je suis malade !

Cadet tressaillit et s’écria :

— Au fait, en entrant, je vous ai trouvé un peu pâle et languissant ; qu’avez-vous, mon ami ?

— Je ne sais… c’est une sorte de langueur qui m’étreint de toutes parts.

— Ne serait-ce quelque reste de ce coup de poignard…

— Dont m’a fait présent cette excellente mademoiselle Pierrelieu, mon ancienne fiancée ? sourit ironiquement Deschenaux. Non, je ne pense pas, ou plutôt je ne sais pas !

— N’avez-vous pas consulté le médecin de monsieur l’intendant ?

Deschenaux se mit à rire.

— Mon cher Cadet, dit-il, si vous étiez malade, est-ce que vous consulteriez le médecin de monsieur l’intendant ?

— Moi ! fit Cadet avec surprise. Mais… j’ai mon médecin à moi, vous savez bien !

— Oui, je sais. Je connais même assez bien maître Authier, c’est une lumière. Mais en supposant que vous n’auriez pas de médecin attitré ?

— Eh bien ! je ne sais pas… Entre nous, voyez-vous, mon cher, je n’ai pas bien bien confiance en ce vieillard qu’est maître Ravenot, le médecin de monsieur l’intendant !

— Pourtant, il a fait presque des miracles…

— Oui, peut-être, mais il y a longtemps. Il était plus jeune alors, maintenant…

— Vous avez raison, Cadet, interrompit Deschenaux, et je pense comme vous. Je n’ai nulle confiance en maître Ravenot et c’est pourquoi j’ai songé à vous demander de me passer votre médecin que je récompenserai largement, soyez-en sûr.

— Certes, certes, je suis tout disposé à le mettre à votre disposition. Oh ! maître Authier n’a pas son pareil dans toute la Nouvelle-France et, naturellement, il me coûte ce qu’il vaut. Mais j’ai avec lui pour mon argent. Avec lui, je suis sûr et certain, car il est médecin, un vrai médecin ; et, en plus, c’est un chimiste remarquable.

— Il est peut-être même un peu sorcier, se mit à rire Deschenaux.

— Ne riez pas… il éteindrait du feu avec de l’huile !

— Il est magicien !

— C’est un savant, ami Deschenaux, c’est un savant que la mort redoute. Essayez-le !

— Oh ! je vous crois de tout esprit. Ainsi donc, c’est convenu, vous me l’enverrez ?

— Il sera ici dans une heure, si vous le voulez.

— Dans une heure, c’est bien, je l’attendrai. Car, je vous le répète, je ne me sens pas très bien.

— C’est tout ce que vous désiriez de moi ? demanda Cadet en se levant.

— C’est tout.

— Mais vous n’aviez qu’à me faire faire cette demande par Verdelet, et maître Authier serait déjà ici.

— Je sais, mais j’ai préféré vous le demander à vous-même. Je vous fais donc mes excuses, si je vous ai dérangé.

— Nullement, nullement, mon ami, je suis toujours à la disposition de ceux de mes amis qui ont besoin de moi… À votre service, mon cher, à votre service !

Et Cadet s’en alla, empesé, digne, mais grotesque.

Deschenaux se mit à ricaner avec mépris.

— Quel vil bouffon ! murmura-t-il.

Puis il se mit à méditer, le front durement plissé.

Il était assis sur un divan de ce petit salon tout encombré de bibelots en lequel nous avons introduit le lecteur une fois, alors que Mme  de Ferrière et Héloïse de Maubertin étaient venues, de la part de Flambard, porter un message à l’intendant.

Après avoir longtemps réfléchi, il se leva et se mit à marcher lentement tout en tenant ce soliloque :

— Oui, ce maître Authier possède bien la science dont j’ai besoin. Il est précisément l’homme qu’il me faut. C’est un individu sans honneur que Cadet a tiré de l’ignominie et qu’il s’est attaché à prix d’argent. Il a fait de cet homme son esclave. Et cet homme peut tout faire, pourvu qu’on y mette le prix. Et, pourtant, à le voir, à l’entendre, on le prendrait pour un saint homme ! Oh ! tout ce que peut jouer d’abjectes comédies l’homme pervers et dégradé !…

Deschenaux parlait-il de lui-même ? Certes, tout ce qu’il pensait d’Authier pouvait parfaitement s’adapter à sa propre personne morale. Mais de soi il ne pensait pas ce qu’il pensait d’un autre. Deschenaux, comme tous les hommes dépourvus de justice et de noblesse de cœur, aimait confesser sans absoudre. Lui, ne se confessait pas, mais il s’absolvait toujours. Il était prêt à jeter à l’égout tout homme qui n’avait pas le sentiment de l’honneur ! Et lui-même, ce sentiment de l’honneur, l’avait-il ? … Certes, on ne saurait lui reprocher de jeter à l’égout ce maître Authier que nous n’avons guère vu à l’œuvre encore. Seulement, nous savons qu’il avait été chargé de veiller sur le comte de Maubertin prisonnier dans la maison de Cadet, il avait été comme le geôlier du comte, et cela nous suffit pour le juger.

— Oui, poursuivit Deschenaux, voilà l’homme qui me vengera, qui nous vengera tous, sans qu’il y paraisse, sans que la justice ait à nous faire le moindre reproche, sans qu’elle ait à nous soupçonner le moindrement. Tuer la femme de Vaucourt, c’eût été mettre un cadavre sur notre chemin, et un cadavre qui, un jour, aurait pu témoigner terriblement contre nous. Oh ! nous la tuerons quand même… mais nous ne la tuerons pas dans son corps… nous la tuerons seulement dans son esprit !

Ici, Deschenaux s’arrêta et se tut. Puis il pencha la tête comme pour mieux rassembler des idées qui peut-être lui échappaient, et il reprit :

— Je me souviens qu’il s’est présenté quelque part en France un cas en tout semblable : un mari jaloux avait réussi à tuer l’esprit, de sa femme ! Il avait ensuite obtenu du roi qu’il la répudiât pour se remarier…

Deschenaux ricana sourdement et poursuivit :

— Il est vrai que mon cas n’est pas le même tout à fait, car je ne suis pas marié, moi. Mais cette jeune femme, que je n’aurais pas détestée après tout, finit par me faire peur ! Oui, je dois m’avouer que je la redoute ! Pourquoi ?… C’est un pressentiment, un instinct chez moi ! Car je n’ose la toucher… je n’oserais même la percer d’un coup de poignard, tant je découvre dans ses yeux, lorsqu’elle me regarde, un quelque chose de tragique qui m’épouvante ! Donc, s’il y a un moyen, je tuerai son esprit !

Un domestique vint annoncer l’arrivée du docteur Authier.

— Bien, dit Deschenaux, faites entrer !

La minute suivante, le médecin de Cadet pénétrait dans le petit salon. C’était ce même personnage que nous avons peu connu et qui avait veillé sur la personne du comte de Maubertin. Il était grave, compassé, et affectait un air très digne dans ses vêtements tout noirs. Comme l’avait dit Deschenaux, à le voir on l’eût pris pour un saint homme. Mais c’était l’un de ces nombreux comparses qui vivaient alors dans les entourages de ces hommes affreux qui tenaient en leurs mains indignes les destinées de la Nouvelle-France.

Le docteur, en entrant, sourit et dit d’une voix douce et papelarde :

— Monsieur Deschenaux, j’accours sur l’ordre de son excellence Monsieur le Munitionnaire pour me mettre à votre service !

— Maître Authier, dit Deschenaux, le munitionnaire a dû vous informer que je suis malade.

— Parfaitement, monsieur. Aussi, suis-je un peu surpris de trouver devant moi un homme en très bonne santé !

— Comment ! s’écria Deschenaux avec un grand étonnement, rien qu’à me voir vous trouvez que je suis en très bonne santé ?

— Je trouve et je le crois, monsieur, sourit le docteur. Autrement, la science ne serait plus la science !

— Ah ! fit Deschenaux avec une joie diabolique qui fit sauter son cœur de démon, vous êtes donc plus savant que je croyais ?

— Monsieur, répliqua gravement maître Authier, la science ne connaît ni limites ni bornes. Quant à moi, personnellement, je suis tout disposé à mettre à votre service le peu que je sais.

— Mais si je vous demandais quelque chose de très difficile à faire…

— J’essaierai l’impossible, bien que, comme vous savez, à l’impossible nul ne soit tenu !

— Certes, certes. Je voulais dire… si, par exemple, j’employais votre savoir à accomplir un acte de vengeance ?

Sans sourciller le médecin répondit :

— Je n’ai pas à demander pour quels motifs on me soumet un patient. Je traiterai selon que vous me dicterez. J’accomplis des ordres, je ne les discute pas !

— Bon ! pensa Deschenaux ravi, voici un homme vraiment stylé. Je tiens donc mon affaire, car cet homme m’appartient.

— Maître, reprit Deschenaux, je tiens à vous dire de suite que vos services seront largement rétribués, car je n’aime pas faire travailler pour rien — pour la gloire comme on dit — les hommes de science !

— Voilà que nous nous entendrons bien, monsieur, riposta le médecin en riant, puisque moi-même je n’aime pas travailler « ad gloriam ! »

Deschenaux se mit à rire.

— Commandez, monsieur ! reprit Maître Authier.

— Auparavant, je vous poserai une question du problème que je médite depuis ce matin : pouvez-vous tuer l’esprit d’une personne ?

— Vous voulez dire : enlever son intelligence ?

— Surtout la mémoire ou le souvenir !

— Rien de plus facile. Seulement, le traitement diffère selon le sexe de la personne. Est-ce une femme ou un homme ?

— Une femme, maître, une jeune femme !

— Mariée ou…

— Mariée et mère d’un enfant âgé, si je ne me trompe, de dix-huit mois ou à peu près.

— Ah ! ah ! ce sera un peu plus difficile par rapport à la mémoire de la patiente. Car, si je comprends bien, vous désirez que cette femme ne se souvienne pas du passé, ou, tout au moins, qu’elle ne puisse le reconstituer ?

— Je veux qu’elle oublie le passé et surtout les êtres qui ont été mêlés à sa vie, entendons-nous bien !

— Je vous comprends. C’est là où est la vraie difficulté chez la femme mariée et mère. Je connais bien des cas, et tous sur un point sont identiques : celui de la mère. Elle oubliera tout, elle oubliera sa mère, elle oubliera son mari, mais elle n’oubliera jamais qu’elle a ou qu’elle a eu un enfant. Voilà un des mystères de la maternité que la science n’a pu encore démêler. Cette jeune mère se souviendra toujours de son enfant ; vingt ans se passeront, elle demandera encore son enfant, elle le croira à l’âge où elle l’aura vu pour la dernière fois.

— Pourrait-elle reconnaître cet enfant, une fois qu’il serait devenu homme ?

— Oui, et voilà bien le plus profond du mystère. Je me souviens qu’à Nantes, je pense, un cas s’est présenté où une jeune mère avait perdu la raison dans un naufrage. Elle fut placée dans une institution d’aliénés. Dix-huit ans après, son fils, devenu jeune homme, se présenta à elle, et elle le reconnut. Et le reconnaissant, elle recouvra la raison et la mémoire.

— C’est mystérieux et miraculeux !

— C’est le secret de la nature chez la femme-mère. Il y a en elle un ressort caché qu’il ne nous est pas possible d’atteindre et de faire jouer selon qu’on le désire. Si cette jeune femme, qui nous intéresse, a un enfant, il faudra éviter avec soin qu’elle revoie cet enfant ; et, alors, je vous jure qu’elle restera le reste de ses jours ce que nous la ferons.

— Imbécile ?… fit Deschenaux avec un sourire terrible.

— Inconsciente, pour le moins.

— C’est convenu, maître Authier. Je vais vous faire donner des appartements et je vous introduirai au sujet.

— Je me mettrai à l’œuvre immédiatement.

— Combien de temps durera l’opération ? demanda Deschenaux.

— Quinze jours.

— C’est peut-être un peu long.

— J’essaierai d’y aller plus vite. Si le patient, ou mieux la patiente est bien préparée, par le jeûne notamment, j’y pourrai mettre dix jours.

— Je pense qu’elle est très bien préparée.

— En ce cas, je mets dix jours.

Deschenaux parut éprouver une jouissance inouïe, car pour ne pas laisser voir sa joie intérieure, il se mordit violemment les lèvres.

Pauvre Héloïse de Maubertin ! comme elle était loin encore d’arriver au bout de son calvaire ! Maintenant la haine et la vengeance allaient essayer de la réduire à l’état de la brute !

Et dire que c’étaient de tels hommes, comme aurait pensé Flambard, qui avaient en leurs mains les destinées de cette belle colonie ! Ah ! oui, c’était bien au fond d’un gouffre insondable que la conduisaient irrémédiablement ces monstres qui affectaient des sentiments d’humanité et se vantaient de porter avec eux l’honneur de la France !…