La besace d’amour/Une explication

Éditions Édouard Garand (p. 22-24).

CHAPITRE VI

UNE EXPLICATION


Pour expliquer le court entretien qui venait d’avoir lieu entre Mme de Ferrière sa nièce, Héloïse de Maubertin, et Laurent-Martin Flambard, et pour savoir qui était ce comte de Maubertin auquel s’intéressaient tant ces trois personnages, il est absolument nécessaire, pour la meilleure compréhension des événements qui vont suivre, de retourner de quelques années en arrière et de nous transporter aux Indes.

Après le traité d’Aix-la-Chapelle, en 1748, qui mettait fin à la guerre de la Succession d’Autriche, guerre durant laquelle tant de nobles gentilshommes français s’étaient distingués, le roi manda près de lui l’un de ces gentilshommes dont les mérites lui avaient été signalés plus spécialement : ce gentilhomme s’appelait le comte Adélard de Maubertin, né en Saintonge où il possédait un superbe domaine.

Pour récompenser les services de ce fidèle et vaillant soldat le roi Louis XV l’envoya aux Indes avec les pouvoirs d’un intendant-général. Après le poste de gouverneur-général, celui d’intendant était le plus envié, même de la haute noblesse. Aussi le comte fût-il très reconnaissant au roi de France de cette faveur inattendue. Le comte de Maubertin partit donc pour les Indes et alla établir sa demeure et l’administration de l’intendance à Pondichéry. Durant les six années qui suivirent, le comte justifia pleinement la confiance qu’avaient mise en lui le roi et ses ministres : son administration fut loyale et probe.

Mais la nature droite du comte devait nécessairement lui susciter des ennemis, après les envieux qu’avait fait sa nomination à ce haut poste ; et ces ennemis, très nombreux, se recrutaient dans le troupeau des aventuriers qui que fussent les moyens à leur disposition ou cherchaient à faire rapidement fortune, quels que les circonstances leur prêteraient. Au nombre de ces aventuriers se trouva un certain Lardinet, soi-disant originaire de la ville de Paris, qui, par on ne sait quelle influence, avait obtenu du duc de Choiseul une place de subalterne dans l’administration de l’intendance.

Ceci se passait en l’été de 1754.

À l’automne de la même année, la comtesse de Maubertin, qui était demeurée avec sa fille Héloïse à Paris, incapable qu’elle était de supporter le climat des Indes, tomba gravement malade. Le comte demanda un congé au roi et revint à Paris où peu après son arrivée la comtesse mourait. Le comte demeurait seul avec sa fille unique Héloïse. Comme sa mère, Héloïse ne pouvait endurer le climat des Indes. Le comte avait en province une sœur, veuve du chevalier de Ferrière, qui vivait retirée dans un petit domaine dont les revenus suffisaient difficilement à sa subsistance. Le comte la fit venir à Paris et lui confia la garde de sa fille avant de retourner aux Indes.

Cependant il ne s’éloigna pas de suite. Trop déprimé par la perte douloureuse qu’il venait de faire, et se sentant incapable de se remettre sitôt aux affaires, il obtint du roi que son congé fût prolongé de trois mois.

Ce congé lui permettrait de se remettre un peu du rude coup qui l’avait atteint, et de jouir en même temps des douceurs du foyer près de sa fille qu’il adorait.

À Pondichéry, il avait laissé pour surveiller les affaires de l’intendance un subalterne en qui il avait une grande confiance à cause de son intelligence et de son habileté. Ce subalterne était Lardinet qu’il avait élevé aux fonctions de secrétaire. Comme nous l’avons dit, ce Lardinet était l’un de ces aventuriers guettant les circonstances et les occasions ; or voilà que pour Lardinet l’occasion survenait. Il ne la manqua pas.

Le comte de Maubertin avait également laissé à Pondichéry son ordonnance. Laurent-Martin Flambard, qui de serviteur du comte était devenu son ami et son confident. Car Flambard et le comte se devaient la vie mutuellement ; sur les champs de bataille où cent fois la mort les avait menacés, tous deux avaient tout risqué et à tour de rôle pour se protéger l’un et l’autre. La confiance du comte en Flambard était sans borne, le dévouement de Flambard pour le comte était sans limite. Le comte chargea donc Flambard de surveiller, durant son absence, les agissements de certains spéculateurs sans conscience qui pullulaient autour de l’intendance.

Il arriva un jour, qu’un commis de l’intendance vint trouver Flambard, pour lui faire part de certaines irrégularités que se permettait Lardinet dans l’administration des finances et dans la manipulation des marchandises du roi.

Flambard, qui ne connaissait et n’avait jamais connu qu’un chemin pour aller au but, alla droit à Lardinet, le mit en garde contre toute tentation d’escroquerie, et le prévint, très charitablement, d’avoir à prévenir immédiatement le comte de Maubertin, à Paris, s’il avait vent de vols, de concussions, ou d’agiotages dans les magasins du roi.

Lardinet pour on ne sait quelle raison, n’aimait pas Flambard. Cette remontrance ne lui plut guère. Comme sa conscience n’était pas en paix le moins du monde, et redoutant de la part de Flambard quelque indiscrétion qui jetât sur lui de la suspicion, Lardinet résolut de jouer immédiatement le tout pour le tout. Ceci avait lieu exactement deux mois avant l’expiration du congé accordé au comte de Maubertin. Donc le temps était précieux.

Lardinet se mit à l’œuvre. Par ses fonctions il jouissait de larges pouvoirs et d’une grande autorité. Son premier pas fut de congédier les employés honnêtes et fidèles au comte pour les remplacer par des gens à lui, individus sans honneur sur qui il pouvait entièrement dépendre.

Les écritures à la comptabilité furent défigurées et les comptes et dépenses de l’administration majorés à des sommes exorbitantes. Les magasins du roi furent volés et le butin vendu à des bénéfices inouïs que se partagèrent Lardinet et ses stipendiaires.

Mais tel quel le jeu n’en pouvait valoir la chandelle, aussi Lardinet imagina-t-il le truc d’abriter, au détriment du comte de Maubertin, son caractère et celui de ses employés par un rapport mensonger et pernicieux soumis au duc de Choiseul.

Ce rapport disait en substance :

Que le nommé Lardinet, ayant été commis à la surveillance des affaires de l’intendance en l’absence du comte de Maubertin, et ayant reçu du gouverneur-général (ce qui était faux) instructions d’examiner les écritures et les comptes de l’intendance, d’ouvrir enquête et de faire des inventaires des comptoirs et magasins du roi, s’était mis à l’œuvre avec diligence, et que, après un mois d’un travail opiniâtre rendu plus difficile par le mauvais vouloir de certains employés trop dévoués au comte, il avait acquis le résultat que des détournements de fonds et des vols de marchandises avaient été pratiqués durant deux années consécutives ; que ces vols et détournements atteignaient le chiffre de quelque trois millions de livres, millions que perdait le roi et qui étaient allés grossir la fortune du comte de Maubertin et avaient édifié celle de quelques uns de ses amis et protégés. Le rapport ajoutait que pour voiler ces escroqueries on avait exagéré les dépenses de l’administration. Cent autres mensonges et perfidies étaient énoncés sur le compte direct de l’intendant-général : le rapport assurait que le comte de Maubertin jetait l’or du peuple et du roi dans les orgies les plus scandaleuses, que la conduite odieuse du comte avait été cause de la maladie et de la mort de la comtesse… Bref, le rapport représentait le comte de Maubertin comme un traître à son pays, en train de préparer, avec le concours des voisins anglais, la perte des possessions françaises de l’Inde.

Ce rapport signé du nom de Lardinet lui-même et de plusieurs faux noms, s’était croisé, en route pour Versailles, avec le comte de Maubertin qui revenait à Pondichéry. Le comte, inquiété par certains épîtres de Flambard, qui représentait Lardinet comme faisant depuis quelque temps un métier louche, revenait un peu avant l’expiration de son congé.

Lorsque le comte, peu après son retour, eût été mis au courant des destitutions qu’avait faites Lardinet de sa propre initiative, quand il apprit surtout la fausse et infâme comptabilité exercée par Lardinet et les malversations commises dans les magasins du roi, il fut pris d’une telle fureur qu’il ordonna à Flambard de prendre le sieur Lardinet au collet et de le jeter à la rue.

Ce qui fut fait promptement et consciencieusement, car Flambard obéissait à la parole, au geste, à la lettre et à la seconde.

Mais que serait-il advenu si le comte eût eu vent du rapport odieux qui le représentait comme voleur et traître ? et s’il eût pu être informé de l’effet que ce rapport venait de créer sur le roi et ses ministres à Versailles ?…

Et Lardinet n’était pas encore au bout de ses perfidies.

Lardinet ne pouvait se consoler de l’affront et de l’humiliation reçus : être jeté à la rue comme un mauvais chien clamait vengeance ! Il écrivit de suite à M. de Choiseul pour l’instruire du mauvais traitement dont il avait été l’objet de la part du comte de Maubertin parce que lui Lardinet avait fait son devoir en obéissant aux instructions reçues, et il demandait que justice lui fût rendue… qu’il était dans la pénurie, que sa femme se mourait de chagrin, que sa fille s’anémiait faute d’aliments suffisants.

Ce fut le coup de foudre qui frappe quand, deux mois plus tard, la cour de Versailles demanda des comptes à M. de Maubertin et quand celui-ci vit Lardinet réinstallé dans ses fonctions de secrétaire de l’Intendance. Alors, le comte comprit l’affreuse machination dont il avait été victime. Il voulut parer le coup qui le frappait si rudement, mais il était déjà trop tard : trop tard parce qu’il était rappelé immédiatement en France et parce que Lardinet peu après sa réinstallation, se démettait de ses fonctions et disparaissait pour ne pas affronter des dangers que sa perfidie pouvait susciter contre lui-même.

Cependant, le comte de Maubertin ne voulut pas se rendre à l’ordre de la cour et quitter Pondichéry, avant d’avoir établi une enquête sur les malversations de Lardinet et ses impostures, et d’avoir réuni dans un long rapport, basé sur les témoignages les plus dignes de foi, les preuves qui militaient en faveur de sa probité et de sa loyauté au roi de France. Il lui fallut deux mois pour faire cette enquête et établir son mémoire. Malheureusement, il en fut pour ses peines : quand il fut prêt à partir pour la France, la cour de Versailles lui fit savoir que le roi avait confisqué tous ses biens, et que la Bastille le réclamait en attendant qu’il fût exposé en place de Genève.

On était alors au commencement de 1755.

La catastrophe pour Maubertin était complète. Il tomba dans un profond désespoir, surtout en songeant à sa fille. Que faire ? Que tenter pour se disculper ? Adresser immédiatement son mémoire au roi ? Oui, mais il faudrait attendre deux mois, trois mois… et, demeurer aux Indes, à Pondichéry surtout, c’était s’exposer à l’arrestation !

Sur les avis de M. de Lally-Tollendal, le comte de Maubertin décida de se lancer à la recherche de Lardinet, de le retrouver coûte que coûte de le démasquer, de le traîner aux pieds du roi et de lui faire avouer ses crimes et ses impostures.

Et, comme Lardinet, le comte disparut tout à coup de Pondichéry, et juste au moment où de Lally-Tollendal, gouverneur-général aux Indes, recevait l’ordre de mettre Maubertin aux arrêts.

Toutefois avant de disparaître, le comte avait chargé son ami, Flambard, du soin de sa fille et de sa sœur, et lui avait recommandé de les emmener toutes deux en Nouvelle-France, afin qu’elles ne fussent pas l’objet du mépris des gens de la cour de Versailles.