La besace d’amour/Chez M. Bigot

Éditions Édouard Garand (p. 24-26).

CHAPITRE VII

CHEZ M. BIGOT


Il était environ quatre heures et demie, lorsque le cabriolet portant Mme de Ferrière et Héloïse de Maubertin s’arrêta devant la demeure de M. Bigot, rue Saint-Louis. Cette maison n’offrant rien de bien remarquable à l’extérieur, elle possédait l’aspect ordinaire des maisons bourgeoises de la ville. Elle s’élevait au milieu d’un petit enclos planté de jeunes arbres qui commençaient leur feuillée.

Un domestique en grande livrée vint recevoir les deux femmes pour les conduire ensuite dans un parloir fort luxueux. Ce luxe contrastait formidablement avec les apparences extérieures presque modestes de la maison ; en outre, il étonnait le visiteur étranger et lui laissait entendre que M. Bigot devait faire de fort belles affaires pour se mettre une telle opulence. Cet appartement était surtout remarquable par sa collection de bibelots qui s’étalaient de toutes parts. Mais si, encore, M. Bigot n’eut possédé que cette maison… mais on savait qu’il s’était fait construire un superbe château dans la campagne environnante, et l’on savait que l’aménagement de ce château ne le cédait en rien au moindre des châteaux du roi de France. Cet étalage de luxe princier et de munificence — car on parlait souvent de festins et de fêtes splendides que donnait à des intervalles assez rapprochés l’intendant-royal, et cela dans un temps où les finances du pays étaient en fort mauvais état, et à une époque où la plèbe crevait de misère et de faim — avait fini par offenser le peuple et soulever son indignation. Parce qu’on savait que M. Bigot et sociétaires — et ceux-là étaient nombreux — pressuraient sur la plèbe à laquelle ils revendaient, à des profits scandaleux, les marchandises que le roi de France envoyait en Canada. Bigot et Cie s’étaient donc créé plusieurs bonnes sources de revenus qui leur permettaient de faire belle et grasse figure et de s’accorder toutes les jouissances terrestres, en autant, bien entendu, que telles jouissances pussent se trouver en Nouvelle-France. Mai il restait à ces dignes croquants et croqueurs l’opportunité de grossir leur magot et de retourner, un jour, en Europe pour y finir le plus joyeusement possible leur existence crapuleuse.

Donc, en pénétrant dans la demeure de l’intendant, Mme de Ferrière et Mlle Héloïse de Maubertin, qui d’ores et déjà connaissaient par ouï-dire tout le faste que déployait M. François Bigot, demeurèrent très surprises et troublées devant le luxe écrasant que les enveloppait. Ce trouble naissait plutôt de la réputation libertine que s’était acquise M. Bigot par un étalage de femmes aux mœurs douteuses qui complétaient l’étalage de son luxe. Et ce trouble ne leur était pas venu plus tôt ; leurs soucis et leurs chagrins avaient voilé leur souvenir des choses qui leur avaient été dites sur le compte de l’intendant. Et puis Flambard était survenu si soudainement avec sa mission concernant les affaires du comte de Maubertin, que Mme de Ferrière et Mlle de Maubertin n’avaient pas eu le temps de la réflexion. Aussi au moment, où elles entraient dans cette maison dans laquelle régnait une atmosphère qui frappait les sens d’une sensation bizarre, ces deux femmes honnêtes éprouvèrent-elles l’impression qu’elles venaient de pénétrer dans un bouge de haute envolée. Le premier instinct, à cette pensée, fut un instinct de recul et de fuite ; mais cette mission si importante et si urgente que leur avait confiée Flambard ! Elles tressaillirent, mais aussitôt l’image du comte de Maubertin se présenta à leur esprit pour les rassurer. Et puis, eussent-elles voulu retraiter qu’elles ne l’auraient pu faire : car François Bigot apparaissait déjà dans le parloir, tout en secouant la dentelle de son jabot sur lequel quelques grains de tabac étaient subrepticement tombés. Car, lorsqu’on lui annonçait des visiteuses, François Bigot ne se faisait jamais attendre ; sa toilette étant toujours prête et irréprochable, il pouvait recevoir sur la seconde même. D’autre part, si c’étaient des visiteurs — fussent-ce ces visiteurs de la plus haute importance — Bigot se plaisait à leur laisser tout le temps d’admirer et d’envier la splendeur de sa maison.

Donc François Bigot parut… il parut avec l’attitude d’un prince, mais plus, encore avec l’attitude d’un maître.

De physique cet homme était inconnu aux deux femmes ; néanmoins elles le devinèrent dans ce personnage magnifiquement vêtu, très élégant malgré son fort embonpoint et sa taille peu élevée, très distingué de manières et remarquable de visage en dépit de petits boutons, rouges, verts, noirs, violets, qui recouvraient ses joues grasses, son front et son menton. Mais aussi faut-il ajouter que les fards les rouges et les poudres jouaient un grand rôle dans la toilette de M. Bigot, en sorte que, à moins de le regarder en plein éclat de soleil la maladie de son visage demeurait quasi inapparente… il fallait la deviner !

C’est avec une courtoisie parfaite et une révérence de la plus belle venue qu’il salua les deux dames et leur désigna à chacune un siège. Puis il s’assit et dit :

— Mesdames, je regrette de n’avoir pas l’honneur de vous connaître ; tout de même je suis très honoré de votre visite, et je vous prie de croire que les affaires qui vous amènent chez moi sont de suite réglées à votre entière satisfaction.

Avec ces belles paroles, pleines de la plus parfaite suavité, M. Bigot, lorgnait curieusement Mlle de Maubertin, qui, blonde, gracieuse en dépit de sa timidité, très jolie, semblait un ange tombé dans quelque antre infernal.

Mais les belles paroles de M. Bigot, la perfection de son attitude, son sourire bienveillant, son geste aimable et respectueux, remirent les deux femmes de leur trouble.

Elles regardèrent M. Bigot, qui souriait doucement en attendant l’explication de leur visite.

— Monsieur l’intendant, dit Mme de Ferrière, je viens d’être chargée pour vous d’un document qui vous est adressé de Montréal par monsieur le marquis de Vaudreuil.

— Ah ! fit M. Bigot sans beaucoup de surprise, vous arrivez de Montréal ?

— Pardon ! monsieur l’intendant ; il s’agit d’un pli qui m’a été confié par un ami qui l’a reçu lui-même de monsieur de Vaudreuil, mais qui, pour des raisons que j’ignore, n’a pu se rendre jusque chez vous.

— Vous habitez donc Québec, madame…

M. Bigot fit une longue pause dans l’espoir et l’attente que cette femme allait lui dire son nom. Il fut déçu : Mme de Ferrière répliqua de suite :

— Nous habitons à trois petites lieues de Québec, monsieur.

François Bigot sourit.

— Madame, dit-il, je serai enchanté de prendre connaissance de ce document que m’adresse monsieur le gouverneur.

Mme de Ferrière lui tendit le pli scellé.

Bigot s’était déjà levé pour le recevoir.

Puis il se rassit et s’apprêta à briser le cachet.

Mais il se ravisa en songeant qu’il allait commettre une impolitesse.

— Si vous permettez, mesdames, reprit-il, je vais appeler mon secrétaire ?

Les deux femmes s’inclinèrent.

Bigot marcha à une table pour frapper un timbre de bronze d’un petit marteau d’argent.

Un domestique se présenta.

— Veuillez, dit M. Bigot, prévenir monsieur Deschenaux que je désire lui parler !

Le domestique se retira

L’intendant n’eut que le temps de dire quelques mots aimables que M. Deschenaux parut.

Splendidement vêtu aussi, important, hautain, il salua raidement les deux visiteuses et s’approcha de son maître… car ce M. Deschenaux était non seulement le secrétaire de Bigot, il en était le factotum.

— Mon ami, dit M. Bigot, daignez prendre connaissance de ce que renferme ce pli que m’adresse monsieur le gouverneur et m’informer de son contenu !

Sans un mot, M. Deschenaux reçut le pli et disparut derrière une tenture. Il fut dix minutes absent. Il revint à l’instant où M. Bigot achevait avec la meilleure bienveillance un compliment fort respectueux à Mlle Héloïse de Maubertin.

— Eh bien ? interrogea Bigot après s’être excusé et en se tournant vers son secrétaire.

— Monsieur l’intendant, répondit Deschenaux, monsieur de Vaudreuil vous communique instruction de suspendre immédiatement de sa charge monsieur le baron de Loisel, et de garder le baron sous votre surveillance en attendant des instructions ultérieures.

À cette nouvelle terrible qui frappait si inopinément l’un de ses protégés, Bigot, cependant demeura très calme, pas une fibre de son visage ne tressaillit, et il ne se départit même pas de son sourire. Car M. Bigot était un de ces hommes qui ont pour règle inflexible dans la vie hasardeuse qu’ils mènent, de ne jamais s’émouvoir devant les caprices du hasard et de s’attendre à tous les événements bons ou mauvais, même aux événements impossibles. Parce que, selon le principe de ces hommes, c’est toujours le moyen le plus sûr de savoir apprécier les bonnes fortunes, comme c’est toujours le meilleur moyen de ne pas perdre la tête à la venue d’une catastrophe ou d’un malheur. Donc, M. Bigot continua de sourire, congédia Deschenaux, fit une courte révérence à ses visiteuses et dit :

— Mesdames, puisque vous savez comme moi ce que contient la communication de monsieur le gouverneur, vous m’excuserez, je compte, d’aller donner des ordres immédiatement.

Mme de Ferrière et sa nièce avaient vivement tressaillit en entendant l’énoncé de la communication de M. de Vaudreuil. Elles se rappelaient toutes deux les paroles de Flambard au sujet de ce baron de Loisel, et cette soudaine défaveur du baron, qui coïncidait si étrangement avec les démarches de Flambard pour rétablir l’honorabilité du nom du comte de Maubertin, leur causa un pressentiment. Mais non pas un pressentiment de malheur… mais que quelque chose d’important allait se produire dans leur existence. Et maintenant qu’elles savaient par Flambard que le comte vivait, elles eurent l’impression qu’elles touchaient au dénouement du drame qu’elles avaient traversé et qui avait eu son prologue aux Indes.

Dès lors l’espoir et l’anxiété se partagèrent leur esprit.

Bigot, qui était un physionomiste et un psychologue devina de suite par les attitudes de ces deux femmes inconnues qu’elles n’étaient pas étrangères tout à fait à la disgrâce qui atteignait si soudainement son protégé, le baron de Loisel. Il en éprouva une vive curiosité et une profonde inquiétude en même temps. Mais il ne laissa rien paraître de ses sentiments intérieurs, et il lui vint à l’esprit une idée qu’il décida de mettre à jour. Il sourit donc encore avec la meilleure grâce du monde, retourna au timbre de bronze qu’il frappa du marteau d’argent.

Le même domestique parut.

— Jérôme, dit Bigot, faites préparer ma voiture et commandez à messieurs de Loys et de Coulevent de m’accompagner avec dix gardes jusqu’au Château Saint-Louis… toute affaire cessante !

— Mesdames, reprit Bigot, après que le domestique se fût retiré, voulez-vous me permettre de vous offrir ma voiture ?

Mme de Ferrière ne put saisir le sens de cette invitation, elle crut comprendre que l’intendant leur offrait sa voiture pour les conduire chez elles. Et elle répondit :

— Monsieur, nous avons notre cabriolet.

— Je sais, madame, répondit Bigot, plus gracieux que jamais. Mais je désire, au cas où votre présence serait nécessaire — car la chose est très grave — vous emmener au Château.

Troublée et indécise devant cette invitation formelle, Mme de Ferrière répliqua :

— Si vous pensez, monsieur, que c’est nécessaire…

— Je ne peux affirmer, madame, que votre présence au Château soit nécessaire, mais elle pourrait fort bien devenir utile. Je vous prierai donc d’accepter ma voiture, et moi, si vous le permettez, je prendrai votre cabriolet.

— Monsieur… ne put s’empêcher de rougir Mme de Ferrière tout interdite par la courtoisie de Bigot qui lui parut comme le type du parfait gentilhomme.

— C’est entendu, madame ; je vais appeler une camériste qui vous fera les honneurs de l’hospitalité jusqu’au moment du départ.

Pour la troisième fois le timbre de bronze retentit.

L’instant d’après, une femme d’âge mûr, de bonnes manières et d’une mise soignée, parut.

— Madame Thérèse, dit Bigot, je vous confie l’hospitalité de ces dames jusqu’au moment où ma voiture sera prête à les recevoir.

Et, après une longue révérence, François Bigot, toujours souriant, se retira.