La besace d’amour/Sur la route, hors des murs

Éditions Édouard Garand (p. 19-22).

CHAPITRE V

SUR LA ROUTE, HORS LES MURS.


Rejoignons le cabriolet emmenant les deux clientes du notaire Lebaudry. Comme nous le savons maintenant, ces deux femmes étaient l’une, la plus âgée, Mme de Ferrière, l’autre, Mlle Héloise de Maubertin.

La voiture après avoir quitté les murs de la cité s’était engagée sur une route descendant vers la vallée qui s’allongeait au pied du Cap vers l’ouest et le nord-ouest, et cette route allait s’enfouir sous les bois de Sillery.

Mais avant d’atteindre la vallée, le cabriolet traversa un plateau d’où la vue pouvait s’étendre au lointain et parcourir un vaste et magnifique panorama.

La jeune fille fit arrêter le cabriolet et dit à sa compagne avec un élan d’admiration :

— Voyez, chère tante, comme c’est beau ! C’est la première fois que ce pays m’apparaît aussi resplendissant, aussi pittoresque !

Et la jeune fille étendait sa main fine vers les horizons qui renfermaient une terre pleine de poétique beauté.

Mme de Ferrière suivit la main de la jeune fille et répondit, non moins admirative :

— C’est vraiment merveilleux, Héloise. En France, aux Indes, je n’ai pas vu de plus splendides paysages, de nature plus exquise !

Et elles contemplèrent longtemps, comme en extase, ce tableau puissant par son coloris et sa lumière, par la variété presque infinie de ses aspects et par la ligne harmonieuse qui en découpait les multiples nuances, sous le soleil très lumineux qui, d’un ciel à peine bleu et sans nuages, projetait par gerbes étincelantes ses rayons éclatants.

Au bas du plateau, dont l’élévation apparaissait énorme, coulait majestueusement le Saint-Laurent, ses ondes lamées d’argent et frémissantes desquelles semblaient surgir des scintillements d’émeraude pour s’entremêler aux rayons d’or du soleil. On percevait sous la brise du sud-est les lames d’argent bruire doucement tandis qu’elles glissaient en plis onduleux avec une grâce nonchalante vers l’ouest où elles allaient finir leur course pour former un ruban soyeux aux nuances vert et or.

Par delà le fleuve, au sud, la côte s’élevait lentement, avec un fouillis de bois et de brousse au sein duquel, çà et là, se dessinaient avec vigueur, comme les plates-bandes d’un parterre des taches noires de toutes formes ; c’étaient les champs des laboureurs qui achevaient leurs semailles.

Vers l’ouest les deux rives verdoyantes du beau fleuve s’échelonnaient par petites collines qui, par une pente douce et légèrement saillante, semblaient former les gradins d’un immense amphithéâtre. Là, entre ces collines, là au milieu de cet amphithéâtre, le fleuve, que troublait moins la marée montante, semblait s’immobiliser et il resplendissait comme un miroir d’où jaillissaient des millions d’effluves éblouissants. Dans cet admirable jeu de lumières se détachaient comme les ailes frémissantes de deux cygnes énormes planant au-dessus du miroir dans lequel ils se miraient avec une profonde félicité. Ces ailes blanches c’étaient les voiles des deux navires qui emportaient vers Montréal les régiments envoyés au Canada par le roi Louis XV, et la brise devenait si légère que les voiles ne se gonflaient plus, que les navires s’immobilisaient presque. Au nord-ouest et au nord s’étalaient de belles et gracieuses vallées comme un tapis de duvet et moelleux, sur lequel se découpait çà et là la silhouette d’un bouquet de bois aux feuilles à peine naissantes. Là encore les vallées se tachaient de carrés, de ronds, de langues de terre noire, et ces langues semblaient animées par les rayons de l’astre solaire, et l’on aurait pu croire qu’elles grimpaient doucement aux collines.

Puis elles paraissaient s’arrêter tout à coup, se briser pour ainsi dire lorsqu’un large ravin enfonçait au travers sa silhouette caverneuse et sombre. Et alors sous le regard impatient, vallées, bois vert-or, collines d’émeraude, langues d’ébène, ravins sombres montaient, s’élevaient graduellement, se haussaient et paraissaient former la pente très douce des grands monts bleus qui, très loin, barraient l’horizon d’une ligne sombre ininterrompue et à peine brisée. On eût pensé que là, au sommet de ces monts finissait la terre et reposait le ciel, tant monts et firmaments semblaient si bien se joindre et se tenir.

Enfin, à l’est, le regard admiratif des deux femmes s’arrêtait sur la plus haute cime de ce promontoire qu’est la cité de Québec. De cette cime elles étaient dominées par les fortifications sur lesquelles flottaient de distance en distance le drapeau de la France.

Et sur le plateau entouré de jeune verdure, de buissons au travers desquels voletaient les premiers oiseaux venus des pays de soleil et commençant leurs nids, venaient mourir les bruits de la ville. La brise apportait des flots de parfums inconnus, elle apportait en même temps une douceur, une quiétude qui pénétraient l’âme des deux femmes et semblaient leur faire oublier les malheurs qui avaient sur leurs physionomies laissé une sombre empreinte. Car, maintenant, leurs regards exprimaient la douce sérénité qui avait envahi leurs âmes. Elles aspiraient avec félicité les suaves parfums des champs et des bois auxquels se mêlait l’odeur légèrement saline qui s’élevait jusqu’à elles de la surface des eaux fluviales.

— Ma tante dit tout à coup la blonde jeune fille avec un sourire mélancolique, que ne donnerais-je pour voir mon père avec nous ! Quelle joie suprême nous aurions à vivre en si beaux lieux !

— Ne te décourage pas, chérie, ton père viendra un jour nous retrouver ici. Si nous continuons de recevoir la pension qu’il nous fait servir par son banquier à Paris, c’est donc qu’il vit et qu’il pense à nous !

— Pauvre père ! réussira-t-il jamais à reconquérir la faveur royale ?

— Si on lui rendait seulement la justice qui lui est due, ses biens qu’on lui a ravis, la bonne réputation dont il jouissait !

— Oh ! que je hais les monstres qui l’ont calomnié et perdu ! s’écria la jeune fille dont la timidité apparente fit tout à coup place à une sombre énergie.

— Dieu réserve à chacun son dû ! prononça Mme de Ferrière. Votre père recouvrera ce qu’il a perdu, et les pervers seront châtiés !

— Que le ciel vous entende, chère tante !

Et la jeune fille, l’esprit tout plein encore de la vision du splendide tableau qu’elle venait d’admirer, parut se plonger dans une douce rêverie.

Le cabriolet était reparti, descendant vers la vallée par une route sinueuse ; mais au lieu de suivre cette route vers les bois de Sillery massifs et sombres, le cocher Anthyme fit prendre à sa bête un chemin neuf et plus étroit qui, non moins sinueux que la grande route, contournait un bois d’érables, de trembles et de saules et courait dans une direction nord-ouest.

Sur ce chemin rude et poussiéreux le cabriolet cahotait, craquait, gémissait.

Les deux femmes demeuraient silencieuses.

Leurs rêveries n’étaient troublées que par les coups de langue du cocher et le claquement de son fouet quand il commandait sa bête :

— Allons ! hope là ! la rousse… hop !

Au moment où l’on venait de franchir un petit pont jeté sur un ruisseau qui, encore gonflé des pluies récentes, charriait en torrent ses eaux écumeuses vers le fleuve, un galop de cheval retentit sur le chemin que venait de parcourir le cabriolet.

— Voilà un cavalier, Anthyme, dit la jeune fille, rangez votre jument, car le chemin est vraiment trop étroit ici !

Anthyme obéit vivement. Le chemin était en effet si étroit à cet endroit qu’il eût été impossible à deux attelages de se croiser. Une fois le pont passé, le chemin longeait sur une assez longue distance le ruisseau et de l’autre côté de ce chemin s’élevaient en pente rapide des bois de peupliers et de bouleaux.

Le cocher colla le plus possible bête et voiture contre les bois, laissant ainsi plus de la moitié du chemin au cavalier qu’on voyait maintenant venir à franc étrier en deçà d’un tournant, et qui soulevait derrière lui un épais nuage de poussière jaune.

Pour plus de sûreté Anthyme arrêta sa jument.

De son côté le cavalier ralentit sa course, puis se rapprocha du cabriolet au petit trot. Il allait dépasser la voiture sans daigner regarder les occupants, lorsqu’une voix de femme prononça son nom, c’était Mlle  de Maubertin :

— Monsieur Flambard ! dit-elle avec surprise et joie.

Le cavalier arrêta net sa monture, aperçut les deux femmes sourit largement, enleva son feutre, s’inclina et dit :

— Que Dieu soit béni ! Madame… Mademoiselle… c’est bien moi, Flambard, bien vivant comme vous voyez ! Comme vous vous l’imaginez, je me rendais à votre habitation pour affaires de toute urgence. Je suis vraiment heureux de vous trouver.

Mme  de Ferrière tendit sa main au cavalier et dit :

— Ah ! brave Flambard, je suis bien contente de voir que vous avez accompli votre mission à Montréal sans accident.

— En effet, madame, je me porte à merveille. Seulement en arrivant à Québec ce midi, j’ai appris une nouvelle qui me cause quelque souci.

— Mon Dieu exclama la jeune fille avec inquiétude, est-ce une mauvaise nouvelle encore qui nous concerne ?

— Un peu, mademoiselle… Mais ne vous inquiétez pas outre mesure ; je pense qu’il y a moyen de parer rapidement à l’accident.

— Un accident ! fit Mme  de Ferrière avec surprise ; mais à qui donc cet accident est-il arrivé ?

— À un pauvre mendiant, madame, répondit Flambard avec un sourire singulier ; un pauvre mendiant qui s’appelle le père Achard !

— Le père Achard ?… Je le connais un peu, dit la jeune fille.

Flambard sourit davantage.

— Que lui est-il arrivé de fâcheux ? interrogea Mme  de Ferrière.

— On dit qu’il s’est mêlé d’émeute, madame…

— Ô mon Dieu ! s’écria Mme  de Ferrière, allez-vous me dire qu’il s’agit également d’un jeune clerc de notaire ?

Flambard eut un haut-de-corps de surprise.

— Quoi ! vous savez ?…

— Nous savons qu’il y a eu commencement d’émeute, et qu’un clerc de notaire, celui de maître Lebaudry d’où nous venons, a été arrêté et conduit prisonnier au Château Saint-Louis.

— Vraiment ? dit Flambard en retrouvant son sourire énigmatique. Et vous n’avez pas appris que le père Achard avait été arrêté en même temps que le clerc de notaire et conduit également au Château ?

— Seigneur ! fit Mme  de Ferrière, ce pauvre mendiant était donc lui aussi de l’émeute ?

— C’est-à-dire qu’il a voulu défendre le clerc, Jean Vaucourt, contre les attaques des gardes du Château, et il a été fait prisonnier.

— Pauvre malheureux ! murmura la jeune fille.

— Voilà, reprit Flambard, ce que m’a raconté le père Vaucourt. Alors, quand j’ai appris le malheur du père Achard, j’ai failli perdre la tête, et alors aussi avec la double mission que je me voyais sur les bras et qui me réclamait également et en même temps, j’ai décidé de me rendre auprès de vous.

— Mais en quoi peut bien nous concerner l’arrestation du mendiant ? demanda Mme de Ferrière avec curiosité.

Le sourire énigmatique de Flambard s’accentua :

— Madame… mademoiselle… répliqua-t-il, ce mendiant a un ennemi mortel, l’intendant du Château, monsieur le baron de Loisel et je connais assez ce baron pour savoir ou pour craindre un malheur au père Achard. J’ai le pressentiment que demain, avant l’aube nouvelle, le mendiant ne sera plus que cadavre, s’il passe la nuit au Château.

— Flambard, vous me faites peur !

— Pardonnez moi, madame ! Aussi ai-je résolu de faire sortir le père Achard du Château, et le plus tôt possible.

— Pensez-vous réussir ce projet audacieux ?

— Oui, madame, répondit Flambard avec conviction.

— En effet, sourit Mme  de Ferrière, je vous pense capable de sauver le père Achard. Néanmoins, avouez que vous risquez votre liberté, vous aussi, et votre vie peut-être.

— C’est fort possible, madame, répliqua Flambard avec indifférence.

— Mais cette liberté et cette vie, reprit gravement Mme  de Ferrière, ne les devez-vous pas à monsieur de Maubertin, comme vous nous en avez donné vous-même l’assurance, jusqu’à ce qu’il soit rentré en grâce auprès du roi ?

— C’est vrai, madame, je n’en disconviens pas, répondit tranquillement Flambard sans se départir de son sourire énigmatique.

Mme  de Ferrière et sa nièce regardèrent cet homme avec étonnement.

— Madame, Mademoiselle, reprit Flambard, je vous ai fait part de la mission que j’ai accomplie auprès du roi pour faire réhabiliter monsieur le comte, et je vous ai informées à mon arrivée en Canada, le 13 de ce mois, de ce que le roi m’avait dit et du mémoire qu’il m’a chargé de remettre à monsieur de Vaudreuil. Voilà qui prouve assez clairement que je ne néglige pas les affaires de monsieur le comte.

— Et vous ne nous avez pas dit où se trouvait en ce moment monsieur de Maubertin ? reprocha Mme  de Ferrière.

— Vous ne nous avez pas dit, Flambard, reprocha à son tour la jeune fille, si mon père vit encore ?

— Madame, mademoiselle, je vous ai dit que j’ignorais le domicile actuel de monsieur le comte, et j’ai dit ou du moins je n’ai pu vous assurer s’il était vivant ou trépassé, est-ce vrai ?

— Oui, mon brave Flambard, avoua Mme  de Ferrière avec un sanglot dans sa gorge.

La jeune fille, avec l’appréhension qu’un nouveau grand malheur l’avait frappée s’était mise à pleurer silencieusement. Les réticences de Flambard, le mystère dont il cherchait à envelopper ses allées et venues, commençaient de lui faire croire que son père, le comte de Maubertin, était mort… mort avant d’avoir été réhabilité par la cour de France. Et elle s’imaginait maintenant que Flambard, pour obéir à des instructions du comte avant son décès, faisait des démarches pour assurer l’existence de Mme de Ferrière et la sienne. Mais si son pauvre père était mort, pourquoi l’en tenait-on dans l’ignorance ? Elle eût préféré cent fois cette terrible nouvelle, plutôt que de vivre sans cesse dans l’incertitude et dans l’effroi.

Mais Flambard avait sans doute ses raisons ou ses instructions d’après lesquelles il agissait sans dévier de la voie qu’elles lui avaient tracée. Mais il devina les tourments qui assiégeaient cette douce et frêle créature ; il s’émut.

— Mademoiselle, dit-il, ne pleurez pas sur un malheur qui ne s’est pas encore produit, j’espère. Je peux vous assurer que votre père est encore vivant, qu’il ne cesse de penser à vous et qu’il souffre de ne pouvoir se rapprocher de vous et de vivre près de vous.

— Ah ! Flambard, répliqua la jeune fille en souriant d’ivresse, pourquoi ne m’avoir pas rassurée plus tôt ?

— Mademoiselle, dit gravement Flambard, ne me reprochez rien ; vous savez que je n’ai cessé d’être par monts et par vaux, et qu’il m’était impossible de vous donner une assurance que je ne possédais pas moi-même. Mais aujourd’hui cette assurance que vous me réclamez, je vous la donne.

— Flambard, mon cher Flambard ! s’écria Mme de Ferrière avec une joie exaltée, vous nous faites revivre ! Merci.

Flambard s’inclina, reprit son sourire et dit :

— Madame, nous perdons là beaucoup de temps, et ce temps est fort précieux. Je vous ai dit que j’avais deux missions également urgentes : l’une de me rendre sur-le-champ au Château Saint-Louis, l’autre de me rendre sans retard chez monsieur l’Intendant Bigot. Or, de ces deux missions, je considère que la première est la plus pressante. Mais la seconde étant également pressante, je désire vous demander s’il vous serait loisible d’accomplir pour moi la seconde mission.

— En quoi consiste cette mission ?

— Il s’agit d’une communication écrite, relative aux affaires de monsieur le comte, qu’il importe de remettre à monsieur Bigot ; cette communication m’a été confiée par monsieur de Vaudreuil.

— Où se trouve monsieur Bigot ? demanda Mme de Ferrière. Est-il à la ville, ou à son Château de Beauport ?

— On m’affirme qu’il se trouve en ce moment à sa demeure de la rue Saint-Louis.

— Et que contient cette communication relative à monsieur de Maubertin ?

— Je n’en sais rien, madame ?

— Elle est scellée ?

— Oui, madame.

— Vous êtes certain qu’il ne résultera aucun danger pour nous à accomplir cette mission ?

— Madame, répondit Flambard, je ne sais rien de cette communication ; néanmoins j’ai le pressentiment qu’elle ne pourra nuire aux intérêts de monsieur le comte.

— C’est bon, donnez Flambard !!

Celui-ci tira de sous sa veste une large enveloppe scellée aux armes du marquis de Vaudreuil et la tendit à Mme de Ferrière.

— Anthyme, commanda cette dernière, veuillez reprendre le chemin de la ville et nous conduire à la maison de monsieur Bigot !

— Merci, madame reprit Flambard. Maintenant, je suis tranquille. Et si vous permettez, je prendrai les devants afin d’être au Château le plus tôt possible.

— Allez, brave Flambard, allez à votre mendiant ; nous, nous allons chez monsieur Bigot.

Flambard s’inclina, tourna son cheval du côté de Québec et repartit au grand galop.

— Au revoir, Flambard ! cria la jeune fille.

Mais le cavalier disparaissait déjà dans un nuage de poussière.