La besace d’amour/Les Prisonniers

Éditions Édouard Garand (p. 16-19).

CHAPITRE IV

LES PRISONNIERS


Pendant que se passaient ces incidents, le clerc de notaire et le mendiant, arrêtés sur l’ordre du baron de Loisel, intendant de la maison de M. de Vaudreuil, et entraînés par les gardes, avaient été enfermés dans une salle basse du Château St-Louis, en attendant que de Montréal on reçut ordre relatif aux deux émeutiers.

Car il y avait eu émeute, selon que l’avait écrit le jour même le baron de Loisel à M. de Vaudreuil pour lui demander des instructions au sujet des deux coupables. Le gouverneur du Canada s’était rendu à Montréal, afin de se trouver plus près du théâtre de la guerre en Amérique et pour mieux surveiller les opérations. Le baron de Loisel avait donc écrit longuement, sur les avis de M. Bigot, et lui avait représenté cette affaire d’émeute comme très grave. Naturellement, le baron, par un style tout personnel, voulait surtout par cette épître s’attirer les éloges du gouverneur, et, par là, accroître la confiance que M. de Vaudreuil lui avait accordée en lui confiant le soin de veiller sur l’administration policière de la ville de Québec, et, de ce fait, acquérir une gloire nouvelle qui ne déparerait nullement sa vanité tout en donnant à son prestige quelques degrés de plus. Car M. de Loisel était l’un de ces nombreux parasites que les gains faciles ou les honneurs attirent dans les pays nouveaux ; outre les fortunes à édifier rapidement par toutes espèces d’exploitations abjectes, ces lépreux de la création y trouvent toujours à satisfaire impunément leurs vices, à semer leur lèpre et à donner libre envolement à leur corruption. Aventuriers qui n’ont de foi que dans les plaisirs malsains qu’ils peuvent s’accorder, et de loi que dans la perversité de leurs instincts ! De tels rapaces la Nouvelle-France — surtout à cette époque de maîtres corrompus qui dirigeaient ses destinées, et d’exemples partis de haut qui se propageaient par delà les océans jusqu’aux colonies les plus lointaines — était la proie, et ces rapaces étaient nombreux, leur nombre devenait incalculable ; et de ce nombre, le baron de Loisel.

Donc en attendant que le gouverneur statuât sur le sort des deux émeutiers, de ces deux ennemis de l’administration royale, comme l’avait écrit le baron, ceux-ci avaient été enfermés dans une salle basse du Château, salle qui, sans être un cachot au sens propre du mot, n’en avait pas moins le terrible aspect.

Carrée de huit mètre environ, elle était complètement dénudée. On n’y découvrait qu’un banc de chêne. Les murs étaient de pierre et nus. Le jour ne pénétrait là que par une étroite croisée, solidement grillagée, percée du côté des fortifications et sur une petite cour intérieure où avait été disposée une bouche d’égoût pour recevoir les déchets et les immondices. De sorte que l’air qui entrait dans cette salle basse se trouvait vicié par les odeurs nauséabondes qui émanaient de la bouche d’égoût. Il y avait donc impossibilité matérielle de sortir de là, une fois qu’on y était enfermé, car cette salle n’avait d’issue, hormis la petite croisée, qu’une porte de chêne d’une imposante épaisseur, bien et dûment lamée de fer, verrouillée, cadenassée. Et à supposer qu’un prisonnier eût réussi à passer au travers du grillage de la croisée, il se fût trouvé pris dans cette cour intérieure murée de douze mètres en hauteur. Cette salle valait donc le meilleur et le plus solide des cachots.

C’est là que nous retrouvons les deux malheureux que le sort avait si curieusement réunis.

Le médecin du Château était descendu pour examiner la blessure du mendiant, mais il était remonté de suite après avoir déclaré qu’il n’y avait là qu’égratignure. Et le mendiant et le clerc de notaire s’étaient trouvés seuls.

Le jeune homme était allé s’affaisser sur le banc de chêne rangé le long du mur, et s’était abîmé en de profondes et sombres pensées.

Le mendiant le considéra un moment avec une grande pitié ; puis il s’approcha du jeune homme, sourit et dit avec une paternelle bienveillance :

— Mon enfant, il ne faut pas vous laisser aller au désespoir, rien n’est perdu, pas plus pour vous que pour moi ; je vous garantis que nous sortirons d’ici plus tôt que nous ne pouvons penser, et que nous sortirons sains et saufs.

— Dieu vous entende ! soupira le jeune homme en levant son regard sur l’homme qui venait de lui parler avec une voix qui l’avait remué. Et il se mit à considérer ce mendiant avec curiosité. En fait, c’était la première fois qu’il regardait attentivement celui qui était accouru à son secours, alors que les épées des gardes menaçaient de le percer d’outre en outre, celui qui avait risqué sa vie pour sauver la sienne. Et maintenant qu’il le regardait plus attentivement, il croyait trouver dans la physionomie de cet inconnu quelque chose de digne, qui le plaçait au-dessus du rang des mendiants. Et il se rappelait comment ce mendiant était tout à coup survenu avec une épée à la main et comment de cette unique épée il avait durant un instant tenu en échec quatorze épées accoutumées à la bataille et maniées par des bras jeunes et vigoureux.

Il s’étonna donc de plus en plus en découvrant chez son compagnon d’infortune un aspect nouveau.

Car ce mendiant n’était pas tout à fait inconnu au jeune clerc de notaire. Dix fois déjà par la ville il avait croisé ce mendiant, il l’avait vu tendre une main tremblante aux passants, il l’avait vu courbé, titubant sous la besace, il l’avait entendu demander l’aumône avec une voix chevrotante. Et voilà que le vieillard, qu’il avait connu chancelant, se redressait, devenait vigoureux et fort, et il entendait sa voix douce, mais pleine, sonore, vibrante comme elle avait résonné devant les gardes de l’Intendant. Quant à cette main qui s’était tendue en tremblant pour recevoir le sou du passant, le jeune homme se rappelait qu’elle n’avait pas tremblé lorsqu’elle avait tenu l’épée. Il regarda donc cet homme avec une extrême surprise et demanda :

— Monsieur, qui donc êtes-vous ?

— Mon ami, aujourd’hui je suis comme vous un pauvre diable qui se débat dans le malheur et je suis impuissant ; demain, que sais-je ? je serai peut-être capable de vous ouvrir ou de vous faire ouvrir cette porte de chêne qui nous sépare de la liberté. Que cela vous suffise ! Mais parlons de vous. Je vous connais un peu pour vous avoir croisé par la ville, et je me souviens que vous avez déposé dans ma main, par ci par là, quelques pièces d’argent dont vous aviez peut-être plus besoin que moi-même. Vous êtes clerc de notaire, n’est-ce pas ? clerc chez le notaire-royal, maître Lebaudry ?

— Oui, monsieur. Mais je connais maître Lebaudry, je le connais bien, monsieur, ajouta le jeune homme en baissant la tête… Après cette affaire d’aujourd’hui, je serais bien présomptueux de me représenter chez lui.

— C’est vrai. Mais ne vous préoccupez pas outre mesure de la perte de votre place. Votre nom ?

— Jean Vaucourt.

— Oui, je connais ce nom-là, fit pensivement le mendiant. Puis il demanda : Vous êtes, le fils d’un homme qui fut un jour riche et considéré ?

— Et que l’Intendant Bigot a jeté sur la paille ! compléta, le jeune homme avec un regard farouche.

— L’Intendant Bigot et ses associés… oui, oui, je sais tout cela. Aussi n’êtes-vous pas, votre père et vous, les seules victimes de ces corbeaux.

— Je le sais si bien, monsieur, et je hais tellement ces corbeaux, ainsi que vous les appelez, corbeaux nourris de la main de la Pompadour, que j’ai voulu entraîner le peuple pour aller soumettre nos protestations auprès du marquis de Montcalm, afin qu’il transmît ces protestations à monsieur le gouverneur actuellement à Montréal. Voyez-vous, monsieur, après la ruine que Bigot a semée parmi la population pour soutenir, alléguait-il, les soldats de la France sur nos frontières, il a décidé, pour le même motif en cette guerre qui commence, de nous priver de pain. Depuis huit jours il en coûte le double pour acheter la portion d’un repas. Et du pain, il y en a plus qu’il n’en faut pour les soldats et pour nous, et nous voulons que les soldats de la France en aient un peu plus que nous, car ils le méritent bien. Mais si du moins tous les sacrifices qu’on nous impose et tous ceux que nous serions disposés à faire profitaient à notre pays… Mais non. Bigot et sa bande de loups savent plutôt profiter de l’occasion pour voler le roi de ses marchandises, et pour faire sur les provisions réquisitionnées auprès des paysans des bénéfices inouïs qui servent à payer, non les soldats de la France, mais leur luxe écrasant à ces loups et leurs plaisirs ignobles !

— Ce n’est que trop vrai ! soupira le mendiant.

— Eh bien ! comment voulez-vous, monsieur, que nous n’élevions pas nos protestations ! Comment voulez-vous que nous supportions sans nous plaindre de telles ignominies ! Non, non… cela ne peut pas durer toujours ainsi, cela ne durera pas toujours ! Le peuple gronde, monsieur ! Le peuple, quand il veut, mais il faut qu’il sache vouloir, il est fort, il est puissant. Mais il est timide, il est indécis, il craint, et il lui faut une tête pour penser, un bras pour agir, une voix pour le commander et le faire sortir de sa torpeur ! J’ai essayé, et je n’ai pas réussi !

— Et cet insuccès vous chagrine ? demanda le mendiant avec un sourire bienveillant.

— Cela m’enrage, monsieur… cela m’enrage davantage ! Oh ! mais si jamais je sors vivant de cette cage, je réussirai ! Car je le veux, ou bien je succomberai à la tâche ! Oh ! oui, malheur à tous ces mécréants que le roi de France jette sur notre pays, comme s’il avait hâte de le voir engouffré en quelque abîme ! Pauvre roi ! au lieu de sauver ce qui reste de cette belle colonie à demi rongée, il le jette comme un os à des chiens enragés ! Mais malheur ! malheur ! cela aura une fin !

Jean Vaucourt s’était levé, et rugissant, marchait à pas saccadés par la salle à demi sombre. Il redressait avec défi sa taille élevée, il haussait sa tête altière, tandis que ses yeux noirs jetaient des flammes ardentes, tandis que ses gestes étaient foudroyants.

Le mendiant contemplait ce jeune homme avec admiration.

Quelle farouche énergie il découvrait dans ce jeune canadien ! Bien qu’il eût pris racine en ce sol lointain, c’était le sang de la France qui courait tumultueux, impétueux comme un torrent, ardent comme une flamme nouvelle, dans ses veines. Cette race canadienne, qui venait de croître de la semence jetée par la France, se développait déjà rapidement avec la même âme que l’âme qui faisait vibrer la nation française. Cette colonie lointaine où cherchaient à s’égaler la vertu et l’héroïsme, c’était comme le prolongement de la France, c’était une de ses vertèbres, arrachée, emportée, transplantée sur cette terre inconnue, qui battait avec la même ardeur ! Le cœur fougueux de la grande race vibrait, là, avec la même fougue ! Ce rejeton canadien de la belle race française gardait toute la physionomie de la race, il en conservait tous les accents, tous les éclats ! Et c’était merveille de constater que la trempe de cette nouvelle âme française, mise au jour à mille lieues de l’ancienne, se manifestait si pareille à l’autre ! Pareille à l’autre ?… Cette pensée fit frémir le mendiant, car il était français lui, français de la vieille race, et il frémit parce qu’il venait de saisir dans le rejeton canadien, plus de vigueur, plus d’élan, plus d’impétuosité ! Mais il n’en fut pas jaloux… au contraire, il s’enorgueillit ; voilà qu’un grand peuple avait donné naissance à un autre peuple tout semblable à lui, qui grandirait comme lui, et dont la gloire plus tard égalerait sa gloire !

Il courut au jeune homme, le prit dans ses bras et dit avec une admirable tendresse :

— Mon enfant, laissez le roi là où il est, oubliez ses torts et ses fautes ! Vous êtes l’enfant de la France, non l’enfant du roi ! Les rois passent, leur durée est aussi courte que leur ombre qui s’efface, ils s’en vont pour ne plus revenir ! Mais la France, elle, demeure, et la France, mon enfant, c’est votre mère ! C’est à elle que vous devez avoir recours, et c’est d’elle que vous devez attendre le secours maternel ! Les rois ne sont rien, mais la France, c’est tout !

— C’est vrai ce que vous dites là, monsieur, répliqua le jeune homme en se calmant. C’est vrai que les rois ne sont que des fantômes ; les uns sont bons et miséricordieux, les autres malfaisants et impitoyables ! Mais ils passent, s’en vont et ne reviennent plus ! Oui, oui, la France seule demeure ! Elle reste notre mère ! Et nous la vénérons, monsieur, et nous l’aimons ! Ah ! si nous l’aimons…

— C’est de l’amour que naît l’espoir, c’est dans l’espoir que repose la confiance ! prononça sentencieusement et gravement le mendiant. Aimez, donc, Jean Vaucourt ! espérez ! ayez confiance !

Un bruit de verrous qu’on tire interrompit cet entretien. La porte massive fut ouverte avec un grincement de gonds rouillés, deux gardes apparurent, s’effacèrent pour livrer passage à deux personnages, un homme et une femme, suivis de deux gardes. Les quatre gardes se postèrent de chaque côté de la porte, les deux personnages pénétrèrent dans la salle.

L’homme, nous le connaissons pour l’avoir vu une fois déjà, c’était le baron de Loisel, intendant de la maison de M. le marquis de Vaudreuil. L’autre personne était une jeune fille, d’une beauté ravissante, mais avec quelque chose dans ses yeux sombres et ses lèvres dédaigneuses qui semait le trouble et l’inquiétude. Cette jeune fille était Marguerite de Loisel, la fille du baron.

La salle n’était pas assez claire pour permettre de bien distinguer les traits des personnages qui s’y trouvaient, néanmoins l’ombre qui y régnait n’empêchait pas la beauté de Marguerite de Loisel de briller dans tout son éclat. Jean Vaucourt regarda cette apparition rayonnante et en fut ébloui : c’était un rayon de soleil excessivement lumineux qui pénétrait soudain dans son antre et le recouvrait d’étincellements. Il ferma les yeux une seconde, les rouvrit, et l’éclat de cette beauté brune, fascinante, le fit frissonner. Marguerite regarda aussi Jean Vaucourt, et elle le trouva beau… elle le trouva plus beau, dans sa mise modeste, que la plupart des beaux gentilshommes envoyés au pays par le roi. Elle lui trouva une certaine grandeur et une mâle dignité dans sa soutanelle noire. Elle parut se troubler, et le dédain de ses lèvres rouges se transforma en une bienveillante pitié.

Elle murmura à l’oreille de son père :

— Ce pauvre jeune homme !… le pensez-vous aussi coupable qu’on le dit ?

— Hein ! Marguerite, tu le demandes ? Un émeutier ? Un ennemi du roi ? de monsieur l’Intendant-royal ? de Madame de Pompadour ?… Et le baron, surpris d’abord de l’interrogation de sa fille, finissait par s’indigner.

— Mais il a l’air si jeune, insista la jeune fille ; est-il bien responsable de ses actes ?

— Responsable de ses actes !… L’indignation de M. le baron grandit. Comment ! un clerc de notaire, un jeune homme qui sait lire et écrire ?… Ha ! ha ! ha ! ricana-t-il, on ne m’en passe pas à moi !

La jeune fille n’osa plus insister, mais elle demanda encore :

— Et lui, ce pauvre mendiant ?

La jeune fille, au fond, ne s’apitoyait peut-être sur le sort du vieux mendiant que par l’action du sentiment mystérieux de sympathie qui l’animait à l’égard du jeune clerc de notaire.

— Marguerite, répondit le baron sur un ton de voix concentré, prends garde à ce mendiant ! Ah ! c’est lui que j’aime tenir surtout ! Car cet homme est très dangereux, ma fille ! Et cet homme, s’il se peut, ne sortira jamais vivant d’ici !

Marguerite de Loisel frémit à l’accent de son père ; dans cet accent elle saisissait une haine terrible et sanglante.

Et le baron, maintenant, pensait ceci :

— Ah ! est-ce possible que ce soit lui ? Comment ne l’ai-je pas deviné plus tôt ? À moins que je n’aie eu une hallucination ? Mais je suis venu m’en assurer. Ho ! si c’est lui… malheur !

Jean Vaucourt, un moment étourdi ; par la beauté de Marguerite de Loisel, avait réussi à reprendre une attitude fière et digne. Puis il s’était reculé jusqu’au fond de la salle pour s’adosser à la muraille. Là, il croisa les bras et surveilla le baron qui s’approchait du mendiant.

Celui-ci, à la vue du baron, s’était assis sur le banc de chêne, avait posé les coudes sur ses genoux et mis son visage dans ses deux mains.

Le baron vint s’arrêter à quelques pas et dit avec un sourire hypocrite :

— Père Achard, des gardes ont ramassé votre besace sur la rue, je vous l’ai fait apporter.

Le mendiant ne répondit pas ; il semblait s’absorber en de lointains souvenirs et ne paraissait pas entendre le baron ni le voir.

Le sourire du baron se fit méprisant. Il se retourna vers les gardes, immobiles et attentifs. L’un d’eux tenait la besace du vieux.

— Apportez la besace de ce pauvre mendiant ! ordonna-t-il.

Le garde obéit. Il vint déposer la besace aux pieds du mendiant.

— Prenez pauvre vieux ! reprit le baron avec un accent de pitié où l’ironie dominait. Savez-vous que ces imbéciles de gardes avaient eu l’originalité de la mettre aux enchères ? Ils l’avaient déjà baptisée LA BESACE D’AMOUR ! On en offrit jusqu’à une livre. Une livre ! n’était-ce pas ridicule, ricana le baron, pour une besace d’amour ?

Il se tut.

Le mendiant n’avait pas bougé… il n’avait pas même tressailli.

— Éloigne-toi, Marguerite ! commanda le baron en se tournant vers sa fille, à deux pas derrière lui, qui tenait ses yeux lumineux fixés sur Jean Vaucourt. Je désire parler au père Achard, ajouta le baron, de choses qui le concernent trop personnellement.

La jeune fille obéit et s’éloigna pour aller s’arrêter près des gardes qui surveillaient la porte de ce cachot.

Alors le baron se rapprocha encore du mendiant, il s’approcha à une longueur de bras. Il se pencha, saisit rapidement une main du vieux l’attira vers lui et regarda ardemment les traits du père Achard tout en disant :

— Regardez-moi, père Achard !

Le mendiant avait vivement retiré sa main et caché de nouveau sa figure.

Mais le baron se relevait avec un sourire de satisfaction, et ajoutait, plus ironique.

— Personne, heureusement, n’était disposé à donner une livre pour cette besace. N’eût-ce pas été odieux d’accepter une livre ? au cas où cette besace eût contenu l’écusson d’un noble comte, par exemple !

Le mendiant, cette fois tressaillit.

Le baron sourit davantage et reprit avec un sarcasme plus accentué :

— Pauvre besace ! Mais, heureusement aussi, j’étais là… Je suis intervenu au bon moment. Prenez garde mes gentilshommes criai-je, prenez garde de commettre un sacrilège… cette besace peut être sacrée !

Il ricana longuement.

Les mains du mendiant, collées sur son visage, tremblaient ; on aurait pu penser que ces paroles narquoises du baron l’offensaient et qu’il faisait de formidables efforts pour conserver son calme.

Mais Jean Vaucourt, lui, ne put en souffrir davantage.

— C’est assez, dit-il d’une voix rude et impérieuse, d’insulter à la misère d’autrui !

Il marcha d’un pas assuré et menaçant vers le baron de Loisel.

Celui-ci se redressa avec hauteur et dit :

— Arrière, jeune roture !… Gardes !

Les gardes tirèrent leurs épées et s’élancèrent au pas de course sur Jean Vaucourt.

— Arrêtez ! cria Marguerite en survenant.

Le baron lança à sa fille un regard chargé de colère.

La jeune fille rougit violemment et recula.

Jean Vaucourt avait rugi devant les épées nues, puis était retourné s’adosser à la muraille car le mendiant venait de lui souffler ces mots :

— Mon ami, laissez faire, et fiez-vous à moi !

Le baron n’avait pas compris ces paroles, mais il venait de voir assez distinctement les traits du père Achard. Dans l’orbite de ses yeux une lueur de triomphe rayonna. Il fit signe à un garde d’approcher et lui dit :

— Veuillez conduire mademoiselle hors d’ici ! Va ! ajouta-t-il impérieusement en se tournant vers sa fille.

Marguerite de Loisel frémit, pâlit et suivit le garde, mais non sans avoir jeté à Jean Vaucourt un long regard de pitié.

Lorsque sa fille fût sortie de la salle, le baron dit aux trois autres gardes :

— Emmenez ce mendiant à la salle des gardes ! Puis à voix basse il ajouta : C’est un traître au roi de France !

Enfermez-le et arrangez-vous de façon que demain, quand j’irai le voir, je ne trouve que son cadavre ! Faites !

À ce moment la haine du baron était si visible sur ses traits que Jean Vaucourt, qui l’observait étroitement, devina ses intentions et le danger qui menaçait le mendiant.

Il s’élança vers le baron.

— Par le sang ! rugit ce dernier.

Il jeta un ordre aux gardes, saisit un court poignard caché sous son habit et le leva sur Jean Vaucourt.

— Si tu fais encore un mouvement, clerc de satan, je te troue la gorge !

Le mendiant bondit sur le baron… mais il fut empoigné par les gardes et solidement maintenu.

— Emmenez-le commanda le baron qui écumait de rage.

Mais cet ordre était à peine jeté qu’un cri de femme retentit hors la salle… et ce cri sembla venir de la bouche de Marguerite de Loisel. Le baron poussa un grognement rauque. Mais aussitôt ce cri entendu, on apercevait un tapage aux étages supérieure, un vacarme d’enfer dans lequel se confondaient des jurons des cris et des bruissements d’acier ; et tout à coup une voix nasillarde et retentissante cria :

— J’ai demandé audience à monsieur le comte de Maubertin !

À la seconde même le mendiant jeta un cri de joie avec ce nom :

— Flambard !

— Gardes, à la porte ! vociféra le baron.

Et il se rua vers la porte suivi de ses trois gardes qui avaient abandonné le mendiant. La même voix nasillarde, plus rapprochée cette fois, hurlait :

— Place, valets de basse-cour !

On entendait des épées s’entre-choquer, crisser, bruire, claquer…

— En avant ! clama le mendiant à Jean Vaucourt tout étonné de ce qu’il entendait.

Tous deux s’élancèrent vers la porte à la suite des gardes et du baron. Ils arrivèrent trop tard : la lourde porte fut refermée sur eux avec un bruit formidable.

Le mendiant, d’une voix de tonnerre, cria :

— Flambard ! Flambard ! Flambard !