La besace d’amour/Flambard

Éditions Édouard Garand (p. 12-16).

CHAPITRE III

FLAMBARD


En laissant la maison de maître Lebaudry, le père Vaucourt prit la direction de la Basse-Ville. Il marchait titubait comme un pochard en train, pleurait, gémissait. Les passants le regardaient aller avec curiosité ou avec pitié. En passant devant l’OLYMPE, sur la rue Buade, il s’arrêta une seconde en hésitant, regarda la véranda avec ses tables et ses escabeaux, vit qu’elle était déserte, puis s’apprêta à poursuivre son chemin. De l’intérieur de l’auberge et par la porte ouverte une voix demanda :

— Et votre fils, Jean, père Vaucourt ?…

Le vieux essuya ses yeux d’un revers de la main, fit demi-tour et pénétra dans l’auberge.

Il se trouva devant un gros homme, aux bajoues saignantes, aux yeux bouffis de graisse, avec un nez énorme et bizarrement enluminé, avec une bouche ironique, avec un menton… Non, de menton on n’en voyait point, qu’un bourlet rouge qui pendait sous la lèvre inférieure et formait un demi-cercle lunaire d’une oreille à l’autre. Cette boule-de-suif, sans poil aucun, ni sur l’occiput, ni sur le crâne, ni sur les sourcils, était percée de petits trous ronds, noirs, excessivement lumineux. Du dehors on ne pouvait voir cet homme à cause de l’obscurité qui régnait dans l’auberge. Car, pour empêcher la poussière d’entrer par les croisées et pour conserver la fraîcheur du dedans, l’aubergiste avait clos ses volets, ne laissant d’ouvert que la porte d’entrée. Et ce colosse de graisse et de suif, c’était le digne propriétaire de l’OLYMPE.

Il fit asseoir le père Vaucourt près d’une table et dit avec un gros rire :

— Allons ! père Vaucourt, je vais vous réconforter à la santé de monsieur l’Intendant !

L’auberge était déserte.

— Ah ! vous êtes bien chanceux vous, monsieur Delarose, de vous trouver dans les amitiés de monsieur l’Intendant !

— Pouah ! fit le tenancier avec un air entendu, il n’y a pas de chance là-dedans, tout est dans la manière de s’y prendre.

Derrière une sorte de comptoir au fond de la salle il alla prendre une bouteille de vin ainsi que deux tasses de pierre, et vint disposer bouteille et tasses devant le père Vaucourt. Puis il emplit au ras bord les deux tasses et dit :

— Allez, père Vaucourt, buvez à la santé de monsieur l’Intendant !

— Non… à la vôtre plutôt ! répliqua le père Vaucourt sur un ton aigre.

L’aubergiste ricana, s’assit, leva sa tasse et la vida d’un trait énorme.

Front plissé, l’œil dur, pensif, le vieillard buvait le vin à petites gorgées ; on eût dit qu’il avait de la difficulté à avaler à cause de quelque chagrin, souci ou autre sentiment contrariant qui serrait sa gorge. Certes, l’arrestation de son fils par les gardes de monsieur l’Intendant suffisait à lui mettre noir au cœur.

Après un moment de silence, le tenancier demanda avec un intérêt grave :

— Comment trouvez-vous ce p’tit rouge-là ?

— Il est bon merci.

— J’crois bien… huit ans de bouteille. C’est du piquant, hein ! Je peux vous jurer que ça remet son homme comme un coup de trompe ! C’est le dernier arrivé à monsieur l’Intendant.

Il se pencha vers le père Vaucourt toujours sombre, et dardant sur le visage ravagé du vieux ses deux petits yeux noirs et perçants, il ajouta avec un sourire ironique :

— C’est un bien brave homme que monsieur l’Intendant…

— Oui, ricana le vieillard avec sarcasme, pour ceux à qui il fait les affaires !

— Mais il me semble qu’il sait faire les affaires à tout le monde…

— Il n’a pas fait les miennes ! répliqua le père Vaucourt en serrant les dents.

— C’est peut-être votre faute.

— Ma faute… si monsieur Bigot m’a ruiné ! s’écria le vieux avec indignation.

— C’est-à-dire que vous vous êtes ruiné parce que vous n’avez pas su vous y prendre ! sourit l’aubergiste avec une sorte de reproche.

— Que dites-vous, monsieur Delarose, de tous ceux-là qui comme moi…

— Oui, oui, comme vous, père Vaucourt, interrompit avec aigreur le tenancier choqué qu’on accusât M. Bigot. Parce que tous ceux-là ont fait des bêtises, ils veulent s’en décharger sur monsieur Bigot et essayer de le rendre responsable de leurs bévues ou de leurs malheurs. Non, pas de celles-là, père Vaucourt, je n’avale pas de ça, moi. Et puis, avez-vous jamais vu dans le pays les affaires aller comme elles vont en ce moment, c’est une vraie félicité, une merveille !

— Pour vous, oui, ricana encore le père Vaucourt ; pour vous le pays c’est votre auberge, vous ne voyez pas ce qui se passe en dehors.

— Pardonnez ! pardonnez ! père Vaucourt ; je vous assure que je vois plus loin que vous pensez !

— En ce cas ne voyez-vous donc pas les habitants dans l’embarras, les artisans sans travail, ou s’il y a travail, il n’y a pas de paye ? Ne voyez-vous pas encore tous les miséreux qui battent les routes vers les villes et les villages pour venir demander du pain que la terre leur refuse, et tous les mendiants qui dans Québec traînent la besace ?

— C’est leur faute, dit l’aubergiste.

— Ce serait ma faute à moi aussi, si je n’avais mon fils pour me faire vivre à même les 225 livres de salaire annuel que lui verse maître Lebaudry ?

— J’espère bien que vous ne trouvez pas ce salaire insuffisant — Pour un jeune homme sans métier, avouez que c’est un beau morceau de pain !

— Je ne dis pas qu’on crache dessus, bien que ce ne soit pas une énormité. C’est pour vous dire que sans ça, et encore faut-il ménager et se priver, j’irais moi aussi — oui, moi qui fus riche et considéré jusqu’à l’an passé, — j’irais quémander de porte en porte pour ne pas mourir de faim !

— Vous reconnaissez donc que c’est une aubaine pour vous et votre fils, et une aubaine encore, il me semble bien, que vous devez à monsieur l’Intendant !

— Oui, c’est vrai, soupira le vieux en rougissant et en baissant le front, c’est monsieur Bigot qui a fait avoir cette place à mon fils Jean.

— Et c’est encore monsieur Bigot, reprit l’aubergiste avec admiration pour l’homme que sa pensée évoquait qui le fera peut-être nommer un jour notaire-royal, en lieu et place de maître Lebaudry quand il aura trépassé ! Ah ! mais par le vin et le vin ! qu’est-ce que je dis là ?

L’aubergiste donna un coup de poing sur la table, et si rudement que la bouteille dansa, puis il se pencha de nouveau vers le vieillard et ajouta :

— Ah ! père Vaucourt, savez-vous que votre fils Jean en a fait une sotte de farce aujourd’hui ?

Le vieux se mit à pleurer au souvenir du malheur survenu.

— Et après ça, vous et votre fils vous direz que vous n’êtes pas chanceux, vous maudirez monsieur l’Intendant, vous l’abreuverez d’injures, vous le calomnierez, vous le vilipenderez ! Par les mille futailles ! vous voyez bien là encore que c’est votre faute… ou plutôt celle de votre fils, cette fois-ci ! Qu’avait-il à soulever le peuple ? À déclamer contre madame de Pompadour ? contre monsieur l’Intendant ? contre le roi ? contre… non, non, vous ne me ferez pas accroire… Je vous dis que c’est insensé !

— Ah ! monsieur Delarose, comprenez donc qu’il souffre lui aussi, qu’il souffre, étant plus jeune, plus que moi-même de ma ruine ! Car, après tout, mon bien, c’était son bien ! C’est pour lui que j’avais gagné ce bien-là ! Aujourd’hui, il l’a perdu et il en garde rancune à ceux qui ont été la cause de cette perte et de ce malheur ! Feriez-vous autrement, vous, dites !

— Oui, mais votre ruine faut pas l’attribuer à monsieur l’Intendant ; cessez donc de me rabattre les oreilles avec cette complainte ! Voulez-vous une preuve ? Si monsieur Bigot ne vous voulait que du mal, pensez-vous qu’il vous aurait aidé à vous refaire en donnant une belle place à votre fils ? N’est-ce pas une preuve de sa bienveillance et de sa générosité, quand il songeait à faire à votre Jean le plus bel avenir ? Ah ! mais à présent, par exemple, après sa sottise, votre fils… Et qu’est-ce donc que monsieur l’Intendant doit penser de lui ?… Tenez, père Vaucourt, quand je l’ai vu là votre Jean devant mon auberge, se jeter sur les épées des gardes de monsieur de Vaudreuil et crier à tue-tête : « À bas la Pompadour ! À bas Bigot ! » Tenez par Bacchus ! j’ai eu envie de l’aller piger au collet et de lui dire ceci : Tiens, toi, mon gamin, sauve-toi te fourrer sous la huche de ton père et finis de te mêler de choses qui ne te regardent pas ! C’est pour ton plus grand bien que je te dis ça ! Et en même temps, père Vaucourt, je l’aurais attrapé de mon soulier à la bonne place ! Car, voyez-vous, père, je saisissais bien mieux que lui cette bêtise qu’il faisait… il se mangeait tout simplement le cœur !

Le vieillard s’était remis à pleurer de plus belle.

L’aubergiste, très satisfait du petit discours qu’il venait de débiter, se versa à boire tranquillement tout en lorgnant le vieux avec un air narquois.

Lorsqu’il eut vidé cette deuxième tasse de vin, il rompit le silence et dit avec une feinte pitié :

— Je comprends bien pourquoi vous pleurez tant, père, et je n’en ferais pas moins si ce garçon avait été mon enfant. Mais, le Ciel soit béni ! je suis demeuré célibataire, je n’ai ni femme ni enfant ; le mariage ne semblait pas dans mes goûts. Savez-vous quand on se marie qu’on ne sait donc ce qui arrivera ? Car voyez-vous, père Vaucourt…

Il se tut avec l’air de fouiller activement son cerveau comme s’il eût perdu le fil de sa pensée.

Alors, le père Vaucourt, comme pour obéir à une inspiration soudaine, leva la tête et posa cette question :

— Que pensez-vous… si j’allais implorer monsieur Bigot ?

L’aubergiste fit un saut sur son siège.

— Hein ! pour votre fils ? Mais, père, vous n’y pensez pas ! Il doit être d’une fureur, là, monsieur l’Intendant ! N’y allez pas maintenant au moins ! Attendez que sa colère soit apaisée ! Car je le connais… Par la soif des martyrs ! il vous ferait jeter carrément à la porte par ses gens !

Ces paroles de l’aubergiste soufflèrent sur la colère du vieux qui, crispant le poing, rugit :

— Ah ! ce Bigot, après tout, c’est de lui d’où nous vient…

L’aubergiste saisit vivement le bras du vieillard, serra avec force et murmura :

— Taisez-vous, malheureux… voici justement des gardes de monsieur l’Intendant !

Trois jeunes hommes pénétraient à cet instant sous la véranda de l’auberge. Ils portaient l’épée et le costume des gardes de M. Bigot, c’est-à-dire jaune et vert. Ils riaient aux éclats des bons mots ou railleries dont ils se bombardaient, car ils paraissaient quelque peu ivres. Avec cela qu’ils affichaient des airs de préciosité et de supériorité qui attestaient qu’ils étaient bien les dignes serviteurs de cet homme si redouté en Nouvelle-France à cette époque, d’un homme qui semblait plus maître que le gouverneur, plus maître que le roi Louis XV, plus maître que n’eût été maîtresse Mme de Pompadour… de François Bigot intendant-royal !

Les trois gardes pénétrèrent dans la salle de l’auberge de la même façon qu’ils fussent pénétrés chez eux.

— Quel trou de taupe, par la Sambleu ! fit l’un en constatant l’obscurité qui régnait dans l’auberge.

— Messeigneurs, prononça le maître de céans en se courbant et avec un sourire servile, je vais pousser les volets !

— Oui, par la queue de Lucifer ! allume au plus tôt ta tanière, sinon nous pilerons sur la queue des loups !

Celui qui avait prononcé ces paroles se heurtait dans le même moment au père Vaucourt qu’il n’avait pas aperçu !

— Par le sang de mon père ! jura-t-il aussitôt avec un éclat de rire, voici le loup !

Et d’un geste rapide il donna au père Vaucourt une rude poussée, qui envoya le vieux rouler sur le parquet avec son escabeau.

Un long rire emplit l’auberge..

— À bas le pochard ! cria l’un des gardes.

— Il a cassé, je gage, son cul de bouteille ! clama un autre.

Et le troisième, celui qui avait culbuté le vieux de son escabeau :

— Pourvu qu’il ne renverse pas son vin !

Un nouveau rire s’éleva.

Messeigneurs, messeigneurs, supplia l’aubergiste, avec sa grosse face de graisse tremblante, tandis qu’il poussait les volets pour faire entrer la lumière du jour…

— Eh bien ! toi, tavernier du diable, fit un garde, qu’as-tu à redire ? Prends garde, ton lard sent mauvais et M. Bigot pourrait fort bien le donner à ses cochons !

L’aubergiste pâlit puis rougit de colère, mais ravala sa salive devant les gardes de son protecteur. Il commanda à ses lèvres de sourire et répliqua :

— Messeigneurs, je voulais simplement dire que ce pauvre bougre c’est le père Vaucourt !

Et en même temps il souriait avec un cynisme que les gardes saisirent et dont ils parurent comprendre le sens.

— Ah ! ah ! fit le garde qui avait renversé le vieillard, c’est le père Vaucourt ça ?

Le vieux, très soûl encore de toute sa douleur, toujours ivre de sa haine contre les maîtres du pays, ne savait que répondre à l’affront. Et puis il était vieux, faible… et devant lui trois jeunesses vigoureuses et ceintes de l’épée ! Il se relevait péniblement, ses dents grinçaient, ses yeux étincelaient.

— Ah ! ah ! le père Vaucourt, reprit avec plus de mépris le même garde. Le père de monsieur le clerc de notaire… le père de l’émeutier qu’on vient de mettre à la raison !

— Et à la ration ! surenchérit un autre garde en riant.

Les trois gardes tournèrent le dos au vieillard et se mirent à rire aux plus beaux éclats.

L’aubergiste qui naturellement, ne tenait pas à voir son lard servir de portion aux cochons de M. l’Intendant, se mit de la partie. Ce n’était pas drôle le moins du monde ; mais si messieurs les gardes de l’Intendant riaient, il était de la meilleure politique de rire. Il se mit donc à rire, mais d’un rire si énorme que les vitres aux fenêtres, les bouteilles sur le comptoir, les carafes et carafons se mirent à rendre un bruit de verre secoué. Et les bajoues du sieur Delarose, aubergiste attitré sur cachet spécial de M. François Bigot, sautaient à se décrocher, son bourlet de graisse, qui faisait le menton et supportait en même temps les bajoues, se gonflait à crever. Il n’en fallait pas davantage pour accroître le rire fou des gardes… ils se serrèrent le ventre.

Mais soudain l’un d’eux — celui qui avait fait affront au père Vaucourt — poussa un cri de douleur atroce, et s’écrasa sur le plancher.

Les rires s’arrêtèrent net, et les yeux se fixèrent avec stupeur sur le père Vaucourt. Celui-ci s’était relevé, avait saisi de ses deux mains l’escabeau, l’avait soulevé, élevé, puis rabattu de toute la vigueur qui lui restait sur la tête du garde, qui s’était affaissé sous le choc.

Malgré la force du coup et la pesanteur de l’escabeau le garde, après un léger étourdissement, s’était remis sur pied d’un bond, tandis que l’aubergiste clamait :

— Holà ! père Vaucourt, êtes-vous aussi un émeutier ?

Mais déjà le garde, en jurant, tirait son épée et fonçait sur le vieillard, qui conservait à ses mains l’escabeau toujours menaçant.

— Par la malemort ! grinça le garde furieux, est-ce qu’un gentilhomme se laissera ainsi malmener par un manant ? Arrière ! vieille peau de roture ! Tripes de misère ! Ventre de crève-faim ! Mangeur de déchets ! Attends un peu… Et l’épée, maniée avec rapidité par l’énergumène, menaçait çà et là le vieillard ; mais sa pointe ne rencontrait que le bois de l’escabeau.

Égayés par ce jeu de leur camarade, les deux autres gardes se mirent à hurler :

— Ohé ! sus au bouclier d’Achille !

— Ohé ! coupe les tripes !

— Ohé ! fends le ventre !

Et l’épée du garde enragé frappait à coups redoublés l’escabeau. Il jurait, maudissait, blasphémait…

Les autres se tordaient de rire.

Tout à coup, un galop de cheval retentit sur le pavé de la rue Buade, puis s’arrêta net. Un homme parut dans la porte de l’auberge, et une voix nasillarde et perçante à la fois résonna avec un ricanement sinistre :

— Flamberge au vent !

L’aubergiste toussa un cri formidable :

— Flambard !

Et il se rua, comme épouvanté, derrière son comptoir.

Les rires s’étaient figés. L’adversaire du père Vaucourt se retourna, essoufflé, suant. Il vit dans la porte, ainsi que ses camarades, un grand gaillard qui, bras croisés, le feutre en bataille, le vêtement couvert de poussière, ricanait tranquillement.

— Monsieur Flambard ! murmura avec respect le père Vaucourt.

Le gaillard avait une physionomie assez originale : d’une taille élevée, mince, nerveux, excessivement maigre, il avait une figure taillée en lame de couteau avec un teint fortement bistré. Mais son front haut était intelligent. Ses grands yeux noirs, narquois et énergiques. Son nez avait la forme d’un bec de perroquet. Sa bouche, grande et mince, laissait voir dans le rire des dents très blanches et aussi pointues que celles du coyote. Un menton mince et long terminait cette face de caricature.

— Ha ! ha ! se mit à rire narquoisement le nouveau venu, tandis que ses yeux noirs fouillaient tous les recoins de l’auberge, que se passe-t-il que les poulains se mettent à lever les pieds de derrière ? Et le regard perçant de celui qu’on avait appelé Flambard dévisageait les trois gardes qui, l’épée nue à la main, paraissaient maintenant se concerter du regard.

Mais ces trois épées nues et brillantes ne semblaient pas en imposer le moindrement au gaillard.

Tranquillement il attacha sa monture qu’il avait sans façon entraînée sous la véranda, qui donnait de plain-pied sur la rue, pénétra et prononça, toujours narquois :

— Belles jeunesses, il vous siérait mieux de porter des dentelles de femme que des lames d’acier… Rengainez !

Ce mot retentit comme un clairon… c’était impératif !

L’un des gardes demanda avec un accent outragé :

— Qui es-tu, toi, qui te permets de donner des ordres à des officiers de la maison de monsieur l’Intendant royal ?

— Qui je suis ? Flambard, simplement, répondit le gaillard. Est-ce que ça suffit pour vous mettre en connaissance avec mon identité ? Non ?… En ce cas, prêtez l’ouïe : Flambard, Laurent-Martin, natif des bords du Rhône — beau fleuve en vérité ! — puis soldat d’aventure, campagnes de Flandres et de Rhénanie, passé au service de l’Espagne, de l’Italie, revenu en France, revu le Rhône, émigré aux Indes d’où j’arrive, c’est-à-dire passé par la France et débarqué à Québec le 13 de ce mois ! Peu connu encore en Nouvelle-France, parti le 19 pour Montréal, de retour aujourd’hui même ! Pas une côte de cassée ! Mon mouron solide encore sur ses quatre tiges… voyez ! Hé ! mouron… Il fit un geste à son cheval qui se mit à hennir joyeusement.

Et Flambard ajouta :

— Messieurs, mon meilleur ami ! Cadeau fait au sieur Laurent-Martin Flambard par le prince Hindou, Hadja Hanna, voilà !

Il se mit à rire bruyamment, pivota sur ses talons, aperçut le père Vaucourt, qui le regardait avec des yeux émerveillés et dit :

— Connu… Voyons ! Il posa un index long et souple sur son large front, fronça le sourcil très noir qui abritait son regard perçant, médita une seconde, releva la tête, sourit et reprit : Oui, père Vaucourt… Et la santé ? Bonne ? Excellente ? Bien, bien ! Mais dites-moi que vous voulaient donc ces trois marauds ?

— Marauds !

Ce cri fut jeté avec indignation par les trois gardes qui s’avancèrent sur le gaillard, l’épée haute.

Mal leur en prit : aussi rapide que l’éclair, le grand diable bondit, se courba, rampa une demi-seconde, rejaillit, saisit un garde de ses mains nerveuses, lui arracha son épée, et de cette épée attaqua les deux autres gardes.

La passe ne dura que ce que peut un souffle : les lames des deux gardes sautèrent de leurs mains…

Flambard éclata d’un rire énorme.

Les trois gardes, joliment déconfits, s’empressèrent de sortir de l’auberge, la menace à la bouche et la rage au cœur.

Alors l’aubergiste quitta son comptoir, se précipita sur Flambard, le saisit au collet, le secoua comme une plume et dit, étouffé de fureur :

— Misérable ! ce sont les gardes de monsieur l’Intendant… Et tu vas me faire chasser comme un chien… tu vas me faire jeter en pâture à ses cochons !

— En vérité, à ces trois cochons qui viennent de sortir ? Et Flambard se mit à rire follement.

— Ah ! tu ris ? grinça le colosse-aubergiste, attends un peu ! Il souleva Flambard, qui continuait de rire, le souleva à près d’un mètre de terre, le porta à la porte et sur la véranda. Une fois là, il s’arc-bouta et s’apprêta à le jeter à la rue comme on pourrait jeter une mauvaise petite bête. Mais, soudain, la mauvaise petite bête, qui jusque-là n’avait pas paru vouloir faire résistance, se mit à gigoter terriblement, puis il y eut un tour de passe-passe si rapide qu’il fut insaisissable, et la seconde d’après le sieur Delarose, tenant auberge sur cachet spécial de M. l’Intendant Bigot, allait s’aplatir comme un ballon crevé sur le dur pavé de la rue, au grand ébahissement de badauds attirés et assemblés là par les éclats de voix de Flambard.

Et lui, Flambard, riait toujours… il riait à s’en tenir les côtes, tout en faisant sauter le bouchon d’une bouteille de vin dont il offrait la moitié au père Vaucourt de plus en plus émerveillé.

Dehors, l’on avait ri un peu ; mais à présent on ne riait plus du tout ! C’est que cela n’était plus une farce : le sieur Delarose, de fait joliment aplati, demeurait étendu sur la chaussée, livide comme la mort et fort gémissant. On s’empressa autour de lui.

— Jésus-Marie ! dit une commère vivement accourue et hors d’haleine… il a une patte de cassée pour sûr !

— Il ne s’en tirera pas sans une demi-douzaine de côtes enfoncées ! fit un bourgeois en hochant gravement la tête.

— Ah ! mes amis, mes amis, secourez-moi ! gémissait le malheureux aubergiste.

— Au fait, prononça un loustic mêlé au groupe de curieux, il faut le secourir, car il peut fondre par une chaleur pareille !

— Il y perdra assurément cent livres de graisse pour peu qu’on le laisse là ! émit un vieillard voûté et s’appuyant sur un bâton.

— En ce cas, répliqua une matrone, il faut le laisser un peu plus longtemps, il n’en sera que moins lourd à transporter !

— Mes amis, mes bons amis, suppliait l’aubergiste, en grimaçant, et soufflant avec efforts, qu’on aille chercher un médecin !

— Vite… un médecin ! cria une voix.

— Ah ! mes amis, mes chers amis, reprit l’aubergiste, faites venir sur-le-champ les gardes de monsieur l’Intendant et qu’on pende ce pendard de Flambard !

— Hop !… les gardes de monsieur l’Intendant ! lança une autre voix.

Mais ce nom de Flambard, jeté tout à coup, avait paru troubler plusieurs badauds qui s’écartaient déjà pour fuir de ces lieux.

Mais une autre voix disait :

— Vite… le médecin de monsieur l’Intendant.

Un autre encore :

— Vite… les gardes…

Mais personne ne bougeait pour se rendre au Château.

— Hé ! là, toi, vaurien, cours donc au Château !

Cette voix rude s’adressait à un gamin qui, à l’écart, reluquait cette scène avec un air de s’amuser énormément.

— Cours donc au diable, toi ! riposta le gamin sans sourciller. Si tu penses que je tiens à me faire étriper par ce satané Flambard zut !

— Mais ce pauvre homme ici, se meurt !

— Tant mieux, ça fera un rongeur de moins dans le pays, répliqua le gamin, imperturbable.

— Ah ! crapule ! gronda une maritorne avec un marmot au sein, qui ne détestait pas le vin de M. Bigot. Elle serra son enfant sous son bras, ramassa une pierre et voulut la lancer au gamin. Mais celui-ci, ayant deviné l’intention méchante de la femme, lui décrocha un pied-de-nez et s’enfuit à toutes jambes.

Bientôt, heureusement, survint le médecin du Château qu’une personne charitable était allée prévenir.

On se pressa d’avantage autour de l’aubergiste…

Cependant, Flambard avait vidé avec le père Vaucourt la bouteille de vin. Content de savoir sa soif étanchée, il sortit de l’auberge avec le vieillard, tira sa bête par la bride, et, sans se préoccuper de la scène de la rue, tous trois, hommes et bête, s’en allèrent vers la Basse-Ville. Chemin faisant, ils croisaient et étaient croisés par une foule de gens qui, ayant été informés par la rumeur de l’accident survenu à l’aubergiste de L’OLYMPE, accouraient en toute hâte. Et bientôt la foule fut si grande, si agitée, si tumultueuse, qu’on eût pu croire à une seconde émeute.

Des gardes du Château arrivèrent au pas de course afin de mettre ordre à ce qui leur avait paru du désordre.

L’accident arrivé au sieur Delarose parut fort surprendre les gardes ; mais le nom de Flambard sonna à leurs oreilles, ils s’entre-regardèrent avec inquiétude et songèrent à regagner en toute hâte le Château. Car ils n’étaient que dix gardes, avec dix épées seulement ; et déjà l’on savait — à cause de la renommée qui avait précédé et suivi Flambard jusqu’en Nouvelle-France — que contre le gaillard il fallait vingt épées… trente épées au moins…

Enfin, l’aubergiste malheureux fut ramassé, non sans un remarquable effort de généreux citoyens, et porté en son auberge.