La besace d’amour/Le Notaire Royal

Éditions Édouard Garand (p. 8-11).

CHAPITRE II

LE NOTAIRE ROYAL


Deux heures s’étaient écoulées.

Aux abords du Château St-Louis et sur la rue Buade le calme s’était fait, si bien que ces lieux demeuraient presque déserts. Un cabriolet vint s’arrêter, non loin du Château, devant une petite maison blanche, aux volets peints en vert, entourée d’une palissade également peinte en vert. Sur une planchette clouée à même la palissade, on pouvait lire ces grosses lettres noires :


LEBAUDRY… NOTAIRE-ROYAL


Deux femmes, de bon air, mais modestement mises descendirent du cabriolet que conduisait un paysan, et se dirigèrent vers la maison qu’une petite véranda ornait sur la façade.

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Si les alentours de cette maison et du Château Saint-Louis étaient déserts et tranquilles, on percevait encore, montant de la Basse-Ville, les rumeurs joyeuses de la foule qui saluait le départ des deux navires portant les troupes du roi de France qui allaient à la frontière anglo-américaine.

La population de Québec les acclamait encore que les navires étaient déjà loin du quai de la Reine d’où ils avaient fait voile.

On était au début de la guerre de Sept Ans qui allait être si désastreuse à la France : le Traité de Paris allait lui enlever ses plus belles colonies, le Canada et les possessions des Indes. L’Angleterre, dont le commerce prenait une expansion formidable, avait depuis longtemps jeté un œil d’envie sur le Canada qui la rendrait maîtresse de toute l’Amérique septentrionale. Et avec cette Amérique, ses possessions déjà fort importantes aux Indes et celles de la France qu’elle convoitait ardemment, elle comprenait qu’elle pourrait être alors la véritable maîtresse des mers. Aussi voulut-elle profiter des moindres chances de la guerre qui commençait pour arriver à son but ; avant même que la déclaration de guerre fût officiellement faite elle s’était préparée à envoyer d’énormes renforts en hommes, argent, munitions de guerre et vivres à sa colonie de l’Atlantique pour la rendre capable de conquérir le reste de l’Amérique du Nord. Car elle savait que la France, épuisée après les deux guerres de la Succession de Pologne et de la Succession d’Autriche, démoralisée par l’insouciance d’un prince prodigue et débauché et par une cour scandaleuse ne pourrait opposer que peu de force en Amérique, qu’il lui serait à peu près impossible, avec ses frontières continentales à surveiller, d’envoyer des secours à sa colonie du Canada.

Et la Nouvelle-France allait se voir encore une proie facile. Depuis au delà d’un siècle elle luttait avec désavantage pour garder ses frontières intactes, et pour conserver à son roi et à sa race cette splendide colonie qui pourrait devenir plus tard un empire redoutable et d’une richesse incalculable. Malgré les innombrables sacrifices qu’elle avait faits, en dépit de son abnégation continuelle et souvent héroïque pour demeurer terre française, elle semblait être délaissée de plus en plus par ceux-là qui représentaient la France. Néanmoins, en apprenant les préparatifs redoutables des Anglo-américains, devant l’effroyable menace qui soufflait, elle se redressa prête encore à l’effort et à la tâche.

À travers l’océan Vaudreuil et Bigot lancèrent un cri d’alarme et jetèrent un appel au secours. D’Argenson, ministre du roi à la guerre, répondit à cet appel désespéré par un faible envoi de bataillons (que nous avons vu le peuple de Québec acclamer) avec lesquels le roi Louis XV avait dépêché le général marquis de Montcalm et plusieurs autres officiers de valeur. C’était peu en regard de ce que les anglais méditaient et préparaient, mais cela apportait au cœur de la Nouvelle-France une consolation et un espoir.

Avec ces bataillons elle se trouvait avec une armée régulière de cinq mille hommes. Si à cette armée l’on ajoute les milices canadiennes, qui pouvaient atteindre quatre mille hommes, et environ deux mille sauvages sur lesquels il était permis de compter, le pays se voyait protégé par une armée de onze mille combattants. Il est vrai que ces onze mille combattants auraient à défendre des frontières très étendues contre cinquante mille hommes qui allaient les attaquer à cinq ou six endroit à la fois ; mais il est vrai aussi que l’armée canadienne avait pour elle des défenses naturelles qui lui donnaient certains avantages contre l’ennemi. Tout de même, la disproportion dans le nombre des combattants était si considérable, qu’on ne pouvait conserver longtemps l’espoir de sauver le pays de l’invasion.

Ah ! s’il n’y avait eu que l’ennemi du dehors ! Il y avait l’ennemi du dedans ! Plus que jamais la Nouvelle-France était devenue un champ d’exploitations honteuses d’une foule de parasites qui la grugeaient jusqu’au sang, jusqu’à la moelle. En tête de la horde cynique et infernale… François Bigot ! C’est le monstre qui perdit la Nouvelle-France ! Saignée au dehors, saignée au dedans, déchirée, trahie, vendue, comment pouvait-elle vivre plus longtemps ? Elle tomba, la proie de la Grande-Bretagne… elle tomba toute meurtrie, toute ensanglantée, toute palpitante ! Sa pensée d’agonie fut une pensée à sa mère qui ne l’avait su défendre ! Elle ne maudit pas la France en mourant, elle la bénit ! En mourant ?… Mais elle n’allait pas mourir, parce qu’une France ne meurt pas, parce qu’elle était une autre France ! Non, elle ne mourrait pas : toujours et quand même elle resterait la Nouvelle-France !

Elle s’était donc grandement réjouie en voyant arriver de France, au commencement de ce mois de mai 1756, les beaux régiments du Royal-Roussillon, de la Reine et du Languedoc, et l’espoir en son âme angoissée renaissait.

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Pénétrons dans la maison du notaire-royal, Lebaudry.

Les deux femmes que nous avons vues arriver en cabriolet, avaient été introduites par un domestique dans une salle modestement meublée dans laquelle se tenait le notaire-royal, salle qui lui servait d’étude.

Maître Lebaudry, notaire royal, était âgé de soixante ans. Il était d’une excessive corpulence qui gênait beaucoup ses mouvements. Aussi n’était-il pas très ingambe, et se déplaçait-il le moins souvent possible. Chaque fois qu’il avait à se lever de son large fauteuil, il requérait l’aide de son domestique. Son visage, gras à lard, rouge, avec un menton à trois étages, gardait des traits figés, la graisse en immobilisait toutes les fibres. Son regard seul demeurait actif, car ce regard semblait se poser partout et sur toutes choses à la fois, et c’était un regard inquisiteur et doux. Et cette figure, ou plutôt cette boule de graisse était encadrée d’une épaisse perruque brune dont les boucles massives et poudrées tombaient lourdement sur le collet de velours vert de son habit. Il portait la veste de satin jaune fleuri, la culotte de soie noire et les bas violets, et des souliers vernis à boucles d’argent achevaient la toilette du notaire. Ceux qui connaissaient le notaire de longue date ne l’avaient jamais vu habillé autrement : chez maître Lebaudry le vêtement était invariable, comme étaient invariables les formules de ses actes notariés.

En voyant les deux femmes pénétrer dans son étude, il sourit et de la main indiqua des sièges que le domestique, bien stylé, leur avançait d’ailleurs. À cause de sa corpulence et du poids lourd de sa chair, le notaire recevait son monde assis en son fauteuil.

Lorsque les deux femmes eurent pris les sièges indiqués, maître Lebaudry congédia du geste le domestique, se renvoya lentement sur le dossier de son fauteuil, sourit encore et dit d’une voix suave et basse, si basse qu’elle ne semblait qu’un murmure :

— Mesdames, je pensais justement à vous hier qui était le vingt-cinq du mois.

Les deux femmes s’inclinèrent, silencieuses et tristement souriantes.

D’une voix plus onctueuse le notaire demanda :

— Avez-vous enfin des nouvelles de monsieur le comte ?

— Aucune, maître répliqua la plus âgée des deux femmes. Voici neuf mois exactement que mon pauvre frère ne nous a pas donné un signe de vie. Nous commençons à craindre…

— Par pitié ! par pitié ! interrompit le notaire avec grande compassion, chassez toute crainte, chère dame ; monsieur le combe est bien vivant, puisque…

— Puisque ?

— Dame ! oui… puisque son banquier à Paris continue de vous verser par mon entremise la pension qu’il vous alloue trimestriellement. Si donc monsieur le comte n’était plus de ce monde, ou si même un accident… Mais non, mais non, chère dame… Aussi, ai-je reçu par le dernier courrier, 13 de ce mois, la pension du trimestre écoulé, c’est-à-dire…

Il s’interrompit encore pour appeler :

— Germain !

Le domestique surgit aussitôt de derrière une tapisserie qui masquait une porte d’intérieur.

— Germain, reprit le notaire, trouvez-moi la fiche numéro 122, dans cette armoire !

Le domestique marcha vers l’armoire indiquée, tira un panneau, et d’un casier retira une fiche en carton qu’il apporta à son maître.

Le notaire prit sur sa table une loupe avec laquelle il se mit à lire à haute voix ce qui était inscrit sur la fiche :

D’Aravel, banquier, Paris. Pension Maubertin. Trimestre courant du 25 février au 25 mai 1756 et couvrant le cachet de pension payé par M. le comte de Maubertin à sa sœur Mme de Ferrière et à sa fille Héloise de Maubertin : visé et certifié frais de port et d’administration… Remise nette : 932 livres.

Le notaire déposa la loupe et la fiche sur sa table, regarda ses deux clientes une seconde et dit, pendant que ses yeux couraient à l’aventure :

— Mesdames, j’aurai l’honneur de vous remettre dans un instant le montant de cette pension du trimestre finissant hier. Germain ! appela encore le notaire.

Le domestique qui s’était éclipsé la minute d’avant, reparut aussitôt de derrière cette tapisserie, toujours prêt à accourir au premier appel de son maître.

— Germain ! dit le notaire, daignez courir au Palais et demander de ma part à monsieur l’Intendant la somme de 932 livres que j’ai déposée dans ses coffres le 14 de ce mois.

Le domestique s’inclina pour exécuter l’ordre reçu.

— Demeurez un moment, Germain, je vais écrire un récépissé que vous donnerez à monsieur l’Intendant contre remise de la somme ci-dite.

Le notaire prit une plume, la trempa dans un encrier d’argent et se mit à écrire posément très lentement sur une feuille de papier jaune.

Puis il pliait soigneusement la feuille de papier et la remettait au domestique qui, après une courte révérence, partait pour accomplir la mission de son maître.

Alors, comme si cet exercice de la plume et de la pensée avait épuisé ses forces, le notaire se renvoya encore une fois sur le dossier de son fauteuil, d’un mouchoir de dentelle épongea son front en sueurs, ferma les yeux, soupira longuement, et murmura avec un sourire papelard sans regarder ses visiteuses :

— Quelle température réjouissante, mesdames !…

Il releva ses paupières, tourna les yeux vers une large croisée par laquelle, au travers de jeunes arbres qui commençaient leurs feuilles, on apercevait un firmament lumineux et ajouta, comme s’il se fût parlé à lui-même :

— Notre bonne ville de Québec est toute resplendissante de lumière, toute frémissante des douceurs du printemps ! Quelles délices ! quelle joie !…

Et, pensif, le notaire parut oublier ses clientes.

Celles-ci s’entre-regardèrent avec un demi-sourire, et demeurèrent silencieuses.

La plus âgée de ces femmes était toute de noir habillée. Elle était grande, maigre et sèche. Toutefois, les traits de son visage conservaient quelque chose de fin qui pouvait faire penser que cette femme, maintenant au delà de la cinquantaine, avait dû être belle au temps de sa jeunesse. Ce visage aujourd’hui gardait plutôt l’empreinte de grandes douleurs. Son sourire était doux et triste. Sa voix tremblante et inquiète, ses yeux toujours baissés pouvaient faire penser que cette femme pleurait sur la perte d’un rang plus élevé qu’elle avait occupé. Tout de même, son attitude demeurait digne.

L’autre était une jeune fille de 18 ans environs, blonde, un peu pâle, mais très jolie. Sur les traits de cette enfant on pouvait lire aussi l’inquiétude et la souffrance. Elle gardait une physionomie très timide, n’osant jamais lever ses yeux bleus et doux sur le notaire-royal.

Une robe de mousseline bleue, garnie de soie blanche l’habillait gracieusement. Dans sa main droite elle tenait une ombrelle rose. Son chapeau était fait de paille rose agrémenté de rubans bleus et blancs. Pas un bijou ne la paraît, ni rouge ni poudre ne recouvrait sa peau satinée ; tout était simple chez elle, et dans cette simplicité du vêtement et de l’attitude elle n’en paraissait que plus belle et plus séduisante.

Dix minutes s’écoulèrent dans le silence très gênant qui s’était établi entre ces trois personnes. Le notaire demeurait contemplatif avec ses grands yeux bleus voyageant par la croisée dans l’espace, les deux femmes immobiles et muettes.

Germain reparut tenant une petite sacoche verte qu’il remit à son maître.

Maître Lebaudry sourit, souleva le couvert d’une large tabatière d’argent posée à côté de son encrier, introduisit le pouce et l’index de la main gauche, prit une pincée de tabac qu’il porta à son nez rouge et renifla avec une évidente satisfaction.

Ceci fait, il versa le contenu de la sacoche sur sa table. Il se produisit un tintement joyeux, et un ruisseau de beaux louis d’or, tout neufs, frappés à l’effigie du roi Louis XV, roula avec des étincellements de lumière jaune.

Le notaire refit le compte, vérifia minutieusement et dit :

— Mesdames, voici les 932 livres !

Il tendit la sacoche avec les louis d’or.

— Pour vos honoraires, monsieur ? demanda la plus âgée des deux femmes.

— Ils sont à point, chère dame ; ces 932 livres vous reviennent en entier, prenez !

Il se produisit à cet instant un bruit curieux au dehors, puis un rude carillon se fit entendre dans la porte du notaire.

— Que signifie ? interrogea maître Lebaudry, surpris, à son domestique.

Germain s’élança vers la porte d’entrée.

Un vieillard, vêtu en paysan, à l’air misérable fit irruption en l’étude, criant et larmoyant :

— Monsieur Lebaudry ! monsieur Lebaudry !

Il se tut et s’arrêta tremblant, agité, confus et reculant devant les deux femmes qu’il venait d’apercevoir.

À l’entrée de cet intrus le notaire avait froncé terriblement ses épais sourcils. Puis, haussant la voix par un effort peut-être héroïque, il demanda, sévère et digne :

— Ah ! ça, père Vaucourt, me direz-vous par quelle aventure ou par quelle folie vous vous permettez de pénétrer en ma demeure avec violence ?

— Ah ! monsieur le notaire… monsieur le notaire… bégaya le vieux, courbé et pleurant ; quel malheur ! quel malheur !

— Un malheur ! fit le notaire avec surprise et en se radoucissant.

— Mon fils… mon fils Jean ! sanglota le vieux les deux mains étendues sur son visage et avec des larmes chaudes qui coulaient abondamment entre ses doigts amaigris.

— Au fait ! dit le notaire en promenant autour de lui un regard surpris, puis en fixant le domestique ; je n’aperçois pas à son poste le sieur Jean !

— Il a été absent tout ce jour, répondit Germain.

— Tout ce jour ! s’écria le notaire avec une sorte d’ahurissement. Et moi, qui fus absent également et ne fais que d’arriver… Mais alors, Germain, puisque vous m’avez accompagné à l’Île d’Orléans, dites-moi qui fut céans pour recevoir mes clients ?

Et en faisant cette question, le notaire avait une mine presque horrifiée.

Germain ne pouvant donner à son maître satisfaction, pour la bonne raison que Germain n’était ni sphinx ni sorcier, baissa la tête, confus.

Maître Lebaudry esquissa une ombre de sourire, et au vieillard qui ne cessait de se lamenter et de pleurer, il demanda d’un accent quelque peu attendri :

— Dites-moi, père Vaucourt, votre fils Jean serait-il malade — serait-il à l’agonie ? serait-il…

— Ah ! monsieur Lebaudry, plût au ciel qu’il fût à l’agonie !… qu’il fût…

— Par pitié ! par pitié ! père Vaucourt, s’impatienta le notaire, en frappant du poing sa table à petits coups, cela ne nous dit pas ce qu’il est advenu de votre fils ! S’est-il démis un membre quelconque ? S’est-il…

— Plût au ciel, monsieur le notaire, que mon fils Jean…

Il s’interrompit un sanglot plus violent le secoua, et le vieillard tomba affaissé sur un siège.

— Germain ! commanda le notaire, servez un cordial au père Vaucourt, cela le ranimera !

Le domestique s’empressa d’obéir à l’ordre de son maître. Il courut à un guéridon, prit une carafe, un verre, et alla vivement au père Vaucourt.

Mais le vieux refusa le cordial offert.

— Monsieur le notaire, reprit-il en gémissant de plus en plus, mon fils Jean est au Château… prisonnier au Château, finit-il avec un hoquet.

— Prisonnier au Château !

Le notaire-royal ouvrit des yeux si grands qu’ils semblèrent un moment sortir de leurs orbites.

— Hélas ! soupira le vieux, tous les malheurs fondent sur moi !

— Tous les malheurs ! répéta le notaire, ahuri étourdi par cette nouvelle incompréhensible pour lui.

Et le vieillard ajouta avec un accent de douleur impossible à traduire :

— Des gardes de M. de Vaudreuil et de M. l’Intendant l’ont arrêté !

— Arrêté ! Pourquoi ?

Et le notaire-royal, ayant posé ses grasses mains sur les bras de son fauteuil, essayait de se soulever tant l’étonnement le surexcitait. Germain se précipita pour le soutenir.

— Ah ! monsieur le notaire ! monsieur le notaire ! s’écria le vieux en suppliant et en joignant les mains, courez au Château… faites mettre mon fils Jean en liberté !

— Le faire mettre en liberté !…

Cette supplication parut le déconcerter une seconde, et il se laissa choir sur le dossier de son fauteuil. Mais sa compassion à la douleur du vieillard fit frémir son vieux cœur.

— Au fait, reprit-il, pourquoi pas ? c’est mon clerc ! Germain, ordonna-t-il aussitôt, courez au Château… vite !

Mais cette nouvelle affreuse pour lui, la surprise, la stupeur, la douleur du père Vaucourt, le choc de pensées diverses qui tourmentaient son cerveau avaient fait pâlir énormément maître Lebaudry et l’avaient terriblement fatigué, et durant quelques secondes il demeura immobile, paupières fermées, pantelant, avec de grosses sueurs à son front et sur son triple menton.

Les deux femmes, fort émues et troublées par cette scène pénible et tout à fait inattendue, s’étaient reculées dans un pan d’ombre de l’étude et semblaient pétrifiées par la douleur de ce vieillard pleurant son fils.

Germain, cependant, après avoir donné quelque assistance à son maître, allait sortir pour se rendre au Château, sans savoir au juste ce qu’il aurait à y faire, quand le notaire releva ses paupières et dit d’une voix éteinte :

— Arrêtez, Germain ! arrêtez !… Ô Dieu ! ô Dieu ! fit-il en élevant ses mains vers le ciel ; qui m’aurait dit que…

Il s’interrompit, regarda le père Vaucourt et, soupirant atrocement, dit :

— Par pitié ! père Vaucourt, dites-moi au moins pour quelle raison mon clerc… votre fils a été arrêté par les gardes de monsieur l’Intendant ?

— Hélas ! hélas ! gémit le vieux, le sais-je seulement ? On dit qu’il a soulevé une émeute du peuple !

— Une émeute ? Par pitié ! par pitié ! le notaire bondit. Par une souplesse insoupçonnée, par un prodige inexplicable maître Lebaudry se trouva debout, tremblant, cramoisi, flamboyant de colère sainte, terrible.

— Ah ! l’émeute ! l’émeute de cette matinée ! dont on m’a mis à l’oreille droite un mot à mon retour de l’Île d’Orléans ! Ha ! ha !…

Il fit un grand geste d’indignation vers le père Vaucourt qui venait de se lever, interdit, plus confus.

— Ha ! par pitié ! votre fils est un émeutier ? Mon clerc, un émeutier ?… et moi, notaire-royal… Ah ! c’est à moi, notaire du roi, notaire de monsieur l’Intendant, notaire de la bonne ville de Québec… Par pitié ! c’est incroyable ! Ah ! c’est à moi que vous venez demander la liberté, d’un émeutier, la liberté d’un traître à son pays et à son roi ! Ah ! c’est à moi… vous, père Vaucourt, vous — À moi, à moi, notaire… Malédiction !

Il poussa un long ricanement, s’écrasa lourdement sur son fauteuil, s’évanouit…

Livide, Germain s’élança au secours de son maître.

Le père Vaucourt, inquiet, se rapprochait.

Germain le vit.

Un éclair de fureur sillonna sa prunelle il fit un geste de menace et cria :

— Allez-vous-en ! allez-vous-en ! père Vaucourt. Voulez-vous à tout reste tuer mon pauvre maître ?

Le père Vaucourt, en entendant cette apostrophe du valet, fit un bond, jeta une imprécation, recula, puis s’enfuit en hurlant.

Germain saisit un carafon de vin sur le guéridon et tenta de faire boire le notaire.

Éperdues, les deux femmes disaient :

— Il faut un médecin ! Il faut un médecin !

— Oui, oui… bredouilla Germain fou d’angoisse ; il faut le médecin de monsieur l’Intendant !

Et tout pleurant à son tour devant la forme prostrée, effrondée, immobile de son maître, Germain dit en sanglotant :

— Ah ! bonnes dames, il va certainement mourir… voyez-le ! On penserait même qu’il a déjà trépassé !

Alors la plus âgée des deux femmes sortit hors de la maison et, de la véranda, jeta cet appel pressant :

— Anthyme, vite !…

Près de la palissade demeuraient le cabriolet et son cheval roux. Sur le siège sommeillait le paysan qui servait de cocher.

À l’appel de la femme il sursauta de surprise et d’effroi, promena autour de lui un regard craintif, puis, apercevant la femme en noir il se rassura et sourit.

— Anthyme, reprit la femme, courez au Château et ramenez le médecin de monsieur l’Intendant ! Vite, Anthyme ! monsieur le notaire va trépasser !

Anthyme n’en demanda pas davantage : il raidit les rênes, commanda sa bête, la fouetta vigoureusement et la lança au grand trot vers le Château.

Il revenait à la maison du notaire quelques minutes plus tard avec le médecin.

Mais lorsque l’homme de la science médicale pénétra dans l’étude du notaire-royal, il trouva celui-ci revenu de son évanouissement.

Défait, brisé, le notaire aspirait bruyamment une prise de tabac et bougonnait :

— Est-on stupide… demander maintenant à un notaire-royal de faire libérer les émeutiers ! par pitié ! par pitié !…

Il vit entrer le médecin, il se roidit.

Il aperçut les deux femmes qu’il avait oubliées, il sourit et dit :

— Mesdames, je vous demande pardon… Puis-je encore vous être utile à quelque chose ?

Puis au docteur qui s’approchait :

— Ah ! docteur quel dérangement pour vous ! Je vous demande pardon… c’est passé ! Germain ! appela aussitôt le notaire qui se remettait rapidement de son émoi et de sa pâmoison.

— Maître ? fit Germain en s’inclinant.

— Servez du vin à ces dames, à monsieur le Docteur… puis à moi-même.

Mais la plus âgée des deux femmes refusa avec un sourire cette aimable hospitalité ; et, ayant remercié maître Lebaudry, elle s’en alla avec la jeune fille.

L’instant d’après le cabriolet, le cheval roux, les deux femmes et leur cocher reprenaient la route de la campagne.