La besace d’amour/Le Mendiant

Éditions Édouard Garand (p. 3-8).

Première partie

CHAPITRE I

LE MENDIANT


— Vive la Reine ![1]

— Vive Languedoc !

— Vive Royal-Roussillon !

Sous une tempête de vivats, de cris, de clameurs joyeuses, trois régiments défilaient, bannières déployées, tambour battant… Et la tourbe, pressée dans les rues de la ville, rugissait encore balançant des chapeaux, des bâtons, toutes espèces d’objets :

— Vive le Roi !

— Sus aux Anglais !

— Vive le seigneur de Saint-Véran !

Des voix plus sonores, plus jeunes, plus heureuses, ajoutaient :

— Vive Madame de Pompadour !

Et parmi tous ces vivats, dans le bruit des cliquetis d’épées, des crépitements de mousqueterie, des appels sonores des clairons, dans le roulement de tambours, et alors que le canon venait de tonner en signe d’allégresse d’un bastion qui protégeait le Château Saint-Louis, une voix s’éleva tout à coup de la masse enthousiaste du peuple… une voix mâle, sonore, audacieuse… et cette voix monta dans l’espace, retentit âprement et domina tous les bruits… Cette voix venait de clamer :

— À bas la Pompadour !…

Durant une seconde, un silence relatif régna sur la cité en liesse, dans les regards heureux une lueur de crainte brilla, puis ces regards essayèrent de découvrir dans cette masse compacte de peuple l’audacieux, le téméraire qui avait lancé un tel cri.

Mais déjà des fifres et des tambours retentissaient de leur musique guerrière, et déjà d’autres vivats s’élançaient dans l’atmosphère ensoleillée :

— Vive les braves de la Sarre !

Un bataillon du régiment de la Sarre venait d’apparaître, fanions au vent, défilait devant le Château Saint-Louis, puis par la rue Buade gagnait la côte abrupte des Fortifications pour aller s’engouffrer dans le dédale des ruelles tortueuses de la Basse-Ville qui aboutissaient au Quai de la Reine, où s’alignaient déjà les bataillons des Royal-Roussillon, Languedoc et la Reine. Là balancés doucement par la marée montante, deux navires appareillaient. Sur ces navires ces beaux soldats de France allaient s’embarquer pour la ville de Montréal, et, de là, se diriger vers les frontières de la Nouvelle-France, du côté des grands lacs, que les Anglo-américains menaçaient d’envahir. Ces soldats s’en allaient fièrement défendre le grand domaine du roi de France, la belle patrie des Canadiens.

Et le peuple tout confiant en ces guerriers rayonnants des glorieuses campagnes dont le sol européen gardait encore le grand souvenir, oui, le peuple de la Nouvelle-France, confiant en ces superbes soldats que le roi venait d’envoyer à son secours, se réjouissait… Il acclamait ces valeureux combattants qui semblaient porter avec eux le symbole de la victoire… il les accompagnait jusqu’aux navires qui les emmèneraient loin de Québec !

Le peuple… oui ! mais pas tout le peuple ! pas tout le peuple non plus se réjouissait ! Çà et là il y avait des murmures, des balbutiements de colère, des regards chargés de haine et de vengeance ! Non… il n’y avait pas là que des heureux, il y avait des misérables, il y avait des malheureux ! Et il y en avait un peu partout ! Il y en avait devant le Château Saint-Louis : ceux-là regardaient, le front sombre, les dents serrées, la foule de brillants gentilshommes et d’officiers qui allaient suivre tantôt les régiments qui avaient défilé devant eux et s’embarquer également sur les navires qui hissaient leurs voiles. Et parmi ces officiers-gentilshommes, tous choisis par le roi Louis XV pour venir défendre contre l’ennemi son beau domaine de la Nouvelle-France, on remarquait le marquis de Montcalm, seigneur de Saint-Véran, le brave chevalier de Lévis, M. de Bourlamaque, le capitaine de Bougainville, le sieur des Combles, Pouchot, La Rochebaucour, et quantité d’autres, tous parés de riches habits, tous portant fièrement l’épée !

Au delà de ce groupe ruisselant, les dominant sur une terrasse du Château tout enguirlandée et toute fleurie, et sous des auvents qui interceptaient les rayons brûlants d’un soleil de mai se tenait un groupe de dames de la société, somptueusement vêtues de dentelles claires, princièrement parées de bijoux précieux, galamment entourées de gentilshommes et de notables de la cité de Québec. Parmi ces notables le peuple pouvait remarquer la prétentieuse attitude de Monsieur Bigot, intendant-royal de la Nouvelle-France. Et ces dames éclatantes de beauté, ces gentilshommes en grand habit de gala, ces notables hautement respectés exprimaient par des éclats de rire sonores la joie qui les animait.

Plus loin, sur la place de la Cathédrale, d’autre peuple, par groupes, discutait à voix basse et une sourde animation. De ces groupes partaient ces propos :

— Que le roi, au lieu de soldats fantasques, d’officiers de fortune, de gentilshommes ruinés n’envoie-t-il des gibets et des bourreaux pour pendre toute cette charogne titrée et chamarrée qui empeste notre pays… toutes ces larves immondes qui sucent le meilleur de notre sang !

— Pourquoi laisse-t-on, si tant est qu’on nous aime, comme se plaît à dire le Bien-Aimé, ce gueux de Bigot ruiner le pays entier pour s’enrichir, lui et ses rats d’égout !

— Qu’a-t-on besoin en notre ville paisible de cet aventurier Baron de Loisel, qui cherche à nous écraser de son mépris !

— Pourquoi le roi — s’il est roi et maître — se laisse-t-il conduire pas une gueuse de femme sans vertu et sans honneur !

— Il faut que cela change !

— Plus de Bigot !

— Plus de Pompadour !

— Plus de Loisel !

— Plus de Varin !

— Plus de Cadet !

— Nous voulons justice !

Les groupes se pressaient les uns sur les autres et des poings crispés se tendaient vers le ciel radieux comme pour le prendre à témoin des injustices souffertes.

Au pied de la ville, vers la rue Sault-au-Matelot, d’autre peuple encore s’assemblait.

Là, devant une auberge et juché sur un tonneau, un jeune homme haranguait. Il était vêtu d’une soutanelle noire qui lui donnait un air de dignité. De haute taille, mince, souple, la bouche fine, les yeux ardents, le front haut et intelligent, d’un geste presque foudroyant, d’une parole enivrante et claire qui retentissait comme un clairon, il imposait, il soulevait…

— Courons au Château, protestons auprès de Monsieur de Montcalm pour qu’il emporte ces protestations auprès de Monsieur de Vaudreuil… nous avons trop souffert !

Le peuple grondait autour de lui…

Une voix rude cria :

— Conduis-nous, Jean Vaucourt !

Et ce jeune homme et ce peuple se mirent en marche d’un pas rapide, accéléré au fur et à mesure… On eût juré qu’ils allaient escalader la Haute-Ville, l’envahir, l’emporter sans coup férir, tel un ouragan qui passe, gronde, brise, s’enfuit vers d’autres horizons.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On remarquait sur la rue Buade l’enseigne d’une auberge qui représentait, par une peinture un peu grossière, une déesse élevant vers le ciel une coupe remplie d’une liqueur vermeille ; sous les pieds de la déesse, qui semblait se dresser sur un roc environné d’une eau moutonneuse, on lisait cette inscription en grosses lettres d’or :


« Aux dieux de l’Olympe ! »


Et cette enseigne bizarre, lorsque le vent s’engouffrait dans la rue Buade, se balançait capricieusement au-dessus de la rue. Quant à l’auberge, on l’appelait simplement L’OLYMPE.

La devanture de cette auberge était faite en forme de véranda, et des tables et des sièges y étaient disposés pour recevoir les passants qui désiraient ou se rafraîchir ou se fortifier.

Pendant que défilaient les bataillons du roi, pendant que le peuple acclamait ou grondait, pendant que gentilshommes et dames laissaient éclater leur joie, devant l’auberge de L’OLYMPE, assis aux tables de la véranda, de jeunes officiers de la maison de M. de Vaudreuil et des cadets de la maison de Monsieur Bigot buvaient largement le vin de France, tout en discourant à voix retentissante, tout en riant aux plus grands éclats.

Le dernier bataillon, celui de la Sarre, venait de passer.

— Eh ! de Loys, dit un officier à un jeune seigneur à cheveux blonds, bouclés et parfumés, aux mains fines et blanches comme celles d’une femme, à l’attitude fière et dédaigneuse et qui pérorait avec importance, — que ne donnerais-tu pour commander des soldats comme ceux-ci ?

— Mon cher de Coulevent, je ne donnerais pas un denier !

— Pas un denier !

— Non pas le moindre… attendu que, présentement, je ne désire nullement commander des soldats, fussent-ils des soldats de César !

— Oh ! oh ! fit le jeune officier, que le jeune seigneur avait appelé de Coulevent, qui eût pensé que M. le vicomte de Loys n’aurait plus de goût pour les grands soldats de France !

— Quoi ! de Coulevent, répliqua un autre avec une légère ironie, ne savons-nous pas que le sang de notre ami de Loys se refroidit !

Le jeune seigneur se contenta de sourire avec un air entendu.

— Bah ! s’écria un autre, on voit bien que vous ne connaissez pas de Loys !

— Si clama un cadet de la maison de M. Bigot, on connaît de Loys pour un brave !

— Par Notre-Dame ! répliqua de Loys avec orgueil, voilà bien la vraie vérité !

— Et si, présentement, continua le cadet, le vicomte de Loys ne désire pas faire la guerre aux Anglais, c’est pour le motif plus réjouissant de faire la guerre aux amoureux de…

— Bravo lança une voix forte parmi les cadets.

— Buvons à l’amour ! clama un gentilhomme de la maison de M. de Vaudreuil.

— À la déesse du Château !

— Ô Bourgogne !

— Ô Nectar !

Il y eut éclats de rire formidables, des chocs de cristal, des lampées énormes de vin rutilant, puis un autre cadet, grimpant d’un bond sur un tonneau, jeta en levant sa coupe vide :

— Buvons à la belle Marguerite de Loisel !

— Silence ! commanda de Loys avec un regard sévère au cadet imprudent.

— Pardon ! monsieur le vicomte, dit le cadet un peu confus… je ne pouvais m’imaginer…

— C’est bon ! dit rudement de Loys. Messieurs ajouta-t-il aussitôt, afin qu’on n’eût pas le temps de deviner les sentiments intimes qui l’agitaient depuis que le fâcheux cadet avait porté la santé de Marguerite de Loisel, nous allons boire à présent…

Il fut interrompu par un son de huées qui partaient d’une ruelle à quelques pas de là, puis aux huées se mêlèrent des cris de colère, des vociférations. Et soudain de la ruelle une troupe de peuple agité, courant presque, hurlant, dévala dans la rue Buade et du côté de l’auberge du côté du Château Saint-Louis.

— Hé ! par le diable ! cria de Coulevent, que signifie ce flux ?

— Et ce reflux ? ajouta un autre en éclatant de rire.

— Pardieu ! cria un cadet, c’est du peuple qui se soulève !

Tous les gentilshommes et officiers déposèrent vivement leurs coupes, posèrent la main sur la garde de leurs épées et dirigèrent leurs regards curieux et inquiets vers cette houle de peuple qui accourait, roulait avec un bruit de vague géante.

Et de cette vague humaine, une voix forte clama :

— À bas les suppôts de la Pompadour !

Le peuple venait d’apercevoir les gentilshommes et les cadets de M. Bigot.

Des hurlements s’élevèrent, des cris de menace et de mort. Oui, cela ressemblait fort à une révolte de peuple… d’un peuple courant vers une Bastille ! Mais ce peuple-là s’en allait au Château Saint-Louis !

La même voix forte — voix de tonnerre — de l’instant d’avant se fit encore entendre, plus menaçante :

— Mort à la Pompadour !

Le peuple arrivait à l’auberge, en course échevelée, en ruée folle.

— Rébellion ! clama de Coulevent.

— Ohé ! gentilshommes du roi ! cria le vicomte de Loys, en tirant son épée.

— Vive le roi de France !

— Vive Madame de Pompadour !

Quinze épées jaillirent des fourreaux, quinze bras jeunes et forts se tendirent, et la foule du peuple, devant cette barrière d’acier, s’arrêta, haletante.

— Place ! rugit une voix jeune, ardente. Place ! stipendiaires de Bigot !

Et le jeune homme en soutanelle, que nous avons vu rue Sault-au-Matelot haranguer le peuple, s’avança, bras croisés, le regard étincelant, et, défiant, posa sa poitrine contre les pointes des épées menaçantes.

Un long éclat de rire partit du groupe des quinze gentilshommes.

— C’est le clerc de notaire ! ricana un cadet.

— Ha ! ha ! ha !

Le jeune homme pâlit affreusement, il fit un geste foudroyant et commanda :

— Arrière ! damoiseaux de Pompadour ! Place au peuple canadien !

Des lazzi volèrent de la bouche des officiers et cadets :

— Depuis quand les clercs de notaire commandent-ils le peuple ?

— Voyons donc s’il n’a pas une épée sous sa soutanelle !

— Taisez-vous donc, Messeigneurs !… il va dégainer sa plume !

— Jour de deuil ! et moi qui n’ai pas revêtu ma cotte de mailles !

Devant les épées, les sarcasmes, les plaisanteries, les rires, le peuple demeurait béant, indécis.

Le clerc fit un geste de rage :

— Enfonçons cette valetaille de cour ! commanda-t-il à ceux qui le suivaient.

Des pierres volèrent, une poussée se fit, une épée plus proche trop proche de sa poitrine menaça de percer le jeune homme. Rapide comme la pensée, il saisit cette épée du cadet qui la tenait, l’arracha de la main qui la brandissait, l’éleva, la fit tournoyer une seconde et l’envoya au loin par-dessus les têtes ahuries et émerveillées du peuple !

Ce geste souffla sur le sang déjà échauffé des gentilshommes quatorze épées menacèrent de plus près la poitrine du jeune clerc de notaire.

— Qu’il meure ! cria de Loys.

— Il a insulté les gentilshommes du roi !

— Il a bafoué les cadets de la garde de Monsieur l’intendant !

— À mort le manant !

Le clerc demeurait immobile, mais terrible !

Le peuple intimidé, s’était reculé, abandonnant le jeune téméraire à son sort, Et il recula encore, quand il aperçut des gardes accourant du Château Saint-Louis ; croyant qu’il y avait émeute, ces gardes venaient prêter main-forte.

Le clerc, se voyant abandonné de ceux qui l’avalent suivi jusque-là s’écria :

— Lâches !

Puis il avisa un gourdin qui traînait sur le pavé de la rue, il fit un bond, saisit le bâton, et tête baissée se jeta résolument contre les épées.

Son courage était folie, il s’écrasa, blessé. Il se releva, plus rugissant, buta, tomba une seconde fois. Mais cette fois il était terrassé : cinq ou six épées allaient lui transpercer le cœur !

Soudain un homme traversa la foule stupéfaite et statufiée ; l’homme était un vieillard presque, cheveux blancs au vent, vêtu de lambeaux, portant sur son dos une besace retenue par une courroie passée à son cou. Malgré son âge, malgré sa maigreur, malgré sa débilité apparente, cet homme courait.

— Le mendiant ! firent des voix ébaubies.

Ce qui étonnait surtout, c’était de voir ce mendiant apparaître une épée à la main.

Les gentilshommes furent peut-être plus étonnés que le peuple.

Le cadet à qui le clerc avait arraché l’épée, vit le mendiant et la lame claire et flexible qu’il tenait dans sa main droite.

Il s’écria avec une stupeur presque comique :

— Par tous les Saints du Paradis ! voilà ce mendiant avec mon épée !

Des rires éclatèrent.

C’est vrai répliqua le mendiant en avançant vers le cadet et les autres officiers ; ton épée, je viens de la ramasser.

— En ce cas, apporte-la-moi !

— Tout à l’heure, répondit le mendiant sur un ton calme, j’en ai besoin pour le moment.

Il continua d’avancer.

— Prends garde ! dit le cadet avec ironie, tu peux te faire mal !

— Penses-tu — Attends ! tu vas voir !

Le mendiant était maintenant à trois pas de ceux qui maintenaient leurs épées appuyées sur la poitrine du clerc de notaire. Il s’arrêta et commanda d’une voix impérative :

— Haut les fers !

On partit à rire.

— Va ailleurs traîner ta besace !

— Avez-vous jamais vu ça, vous autres ? voilà à présent qu’on se permet de quémander l’épée à la main !

— C’est une honte !

— Un crime !

— Un sacrilège !

Ces lazzis ne parurent pas troubler le mendiant ; l’épée en sa main fine et nerveuse commençait à siffler. Les gentilshommes, pour ne pas être embrochés, durent s’écarter du clerc, reculer, se mettre en garde à quelques pas plus loin.

Curieux le peuple se rapprochait de la scène.

Le mendiant se pencha sur le jeune homme étendu sur le pavé et lui dit :

— Relevez-vous, mon ami, il n’y a plus de danger !

Jean Vaucourt — puisque tel était son nom — obéit. Il était livide ; ses regards noirs étincelaient de haine et d’une rage impuissante.

D’un sourire, cependant, il remercia le mendiant qui se mettait à parer avec adresse et agilité les attaques savantes des gentilshommes.

Mais ce n’était qu’un homme contre quinze… une épée contre quatorze ! et plus loin on voyait accourir les gardes du Château !

Jean Vaucourt frémit. Il se retourna vers le peuple qui se rapprochait et cria :

— Peuple ! te laisseras-tu imposer par la valetaille d’un Bigot ou d’une Pompadour ?

Chose curieuse, cette foule oscilla tout à coup, bougea, s’ébranla, puis marcha pour venir balayer la valetaille.

Mais à l’instant cinquante gardes venus à la rescousse du Château tombaient l’épée au clair, sur le peuple. Le choc fut si rude, que la foule massée et compacte brisa du coup en tronçons, grinça, rugit, puis s’éparpilla pour se disperser en rumeurs confuses.

L’émeute était vaincue, vaincue au moment où un cri retentissait :

— Traîtres ! lâches !

Ce cri, le mendiant l’avait poussé. Sous les épées réunies des quatorze gentilshommes, il venait de tomber, d’échapper sa lame, et, assis sur le pavé, il tenait sa main droite serrée sous son bras gauche ! Un traître l’avait frappé sous l’aisselle.

Jean Vaucourt s’était précipité à son secours.

— Sais-tu manier une épée ? demanda le mendiant. Prends celle-ci ! Moi, je crains de ne pouvoir la tenir encore !

Avec un rugissement le clerc de notaire ramassa l’épée.

Le mendiant sourit avec pitié : à voir Jean Vaucourt avec cette lame en sa main, il comprit de suite que le jeune homme n’avait pas la science de l’escrime.

Malgré sa blessure, le mendiant s’était relevé. Il arracha sa besace qui nuisait à ses mouvements, et voulut reprendre l’épée des mains du jeune homme.

Mais les gardes ayant dispersé la foule vinrent à cet instant entourer les deux hommes.

Celui qui commandait les gardes cria :

— Dépose ton épée, Jean Vaucourt !

— Fais-la remettre à ce mendiant du diable, dit un cadet, afin que je le cloue au pavé avec sa besace maudite !

De nouveaux rires éclatèrent.

— Messieurs, messieurs, prononça tout à coup une voix aigre-douce, que signifie tout ce tapage ? Il y a donc émeute vraiment, comme on vient de m’en informer ?

Un personnage plein de dignité onctueuse, plein d’une respectable importance, vêtu comme un fastueux seigneur, l’épée au côté, la canne à pomme d’or à la main, apparut.

Les gentilshommes, gardes et cadets s’effacèrent respectueusement pour livrer passage, s’inclinèrent, et quelques voix prononcèrent :

— Monsieur le baron !

Le personnage sourit, se dandina, secoua son jabot de fine dentelle et s’arrêta à quatre pas du groupe des gardes qui entouraient le mendiant et le clerc de notaire.

— Ho ! ho ! fit-il avec une sorte de surprise, que vois-je là ? Le clerc de monsieur le notaire Lebaudry ? Que signifie ?

Il promena autour de lui un regard stupéfait.

— Monsieur le clerc, dit de Loys, se permet de créer des émeutes en cette bonne ville de Québec !

— Ho ! ho ! fit encore le digne personnage, qui n’était autre que ce baron de Loisel, intendant de la maison de M. de Vaudreuil. Puis, fixant son regard un peu myope sur le deuxième prisonnier : Et cela ? demanda-t-il avec mépris, qu’est-ce cela ?

— Un mendiant, répondit un garde.

— Un mendiant ?… je crois bien, à la vérité, que c’est un mendiant !

— Il est connu Monsieur le baron, dit un autre garde : c’est le père Achard.

— Le père Achard !… Ho ! ho !… Émeutier également ?

— Également, monsieur le baron.

— Ho ! ho !

— Prenez garde, monsieur le baron, fit de Coulevent en voyant l’intendant faire un pas vers les deux prisonniers, ceci c’est un mendiant-bretteur ! Prenez garde ! ce mendiant mendie à la façon des voleurs de grands chemins !

— Tiens ! tiens ! fit le baron très intéressé. Puis, souriant avec ironie, il ajouta : j’avais déjà entendu parler du père Achard, mais je m’étais toujours imaginé que c’était le plus honnête et le plus paisible des mendiants !

— Il ne faut jamais se fier aux propos de la rue ! fit remarquer de Coulevent.

— C’est juste ! c’est juste ! avoua le baron. Puis, fixant encore le clerc de notaire, il ajouta avec un air renversé ; mais je n’en peux revenir de trouver là devant mes yeux ce jeune clerc de notaire ! C’est un grand malheur !

— Le plus grand malheur, se mit à rire de Loys, c’est qu’il a oublié son épée !

— Vraiment ! fit le baron en jouant de plus en plus la stupeur.

— Et qu’il a osé me voler la mienne ! ajouta le cadet rancunier.

— Mais c’est très grave ! s’écria le baron.

— Et il a insulté la maison de Monsieur le Gouverneur ! dit un officier.

— Mais c’est plus grave !

— Il a même outragé ses gentilshommes et ses officiers ! cria un autre cadet.

— C’est une horreur ! exclama le baron qui maintenant fronçait terriblement les sourcils.

— Et outragé le roi ! jeta un autre.

— Mais c’est crime de lèse-majesté !

Puis ces cris s’élevèrent :

— Il est digne du gibet !

— Qu’on lui fasse un procès !

— Qu’on le mette aux fers !

— Oui, oui, admit le baron, c’est entendu. Et, faisant un geste, il commanda : Gardes, conduisez cet homme au Château !

— Et le mendiant ? interrogea un cadet, qu’en faites-vous ?

— Ah ! par Notre-Dame ! jura le baron avec impatience…

Il s’interrompit, fronça le sourcil davantage, considéra curieusement le père Achard qui ne disait mot et demeurait pâle, front baissé. Puis le baron tressaillit presque imperceptiblement, jeta sur les gardes autour de lui un regard sévère, et d’une voix autoritaire il dit :

— Gardes, emmenez aussi cet homme ! Décidément, il y a déjà trop de ces mendiants malfaisants dans notre bonne cité de Québec.

Les gardes obéirent à l’ordre reçu : ils entraînèrent les deux malheureux vers le Château.

Alors les gentilshommes, officiers et cadets jetèrent ce vivat triomphal :

— Vive le baron de Loisel !

Le baron sourit d’orgueil satisfait et se mit à marcher derrière le cortège des gardes et leurs deux prisonniers.

Alors les gentilshommes, officiers et cadets éclatent de rire.

— Messieurs, cria-t-il, voici la besace !… Combien pour la besace ?

Il avait planté son épée dans le sac du mendiant et le balançait au-dessus de sa tête.

Des cris joyeux retentirent dans l’espace.

— Cinq sous ! dit un officier.

— Pouah ! fit de Loys avec dédain.

— Dix sous !

— Un autre ! cria de Loys.

— J’y vais pour une demi-Livre ! dit un cadet.

— Une demi-livre ? fit de Loys avec mépris. Ah ! tu as l’effronterie d’offrir une demi-livre pour ce qui vaut peut-être une fortune !

— Une fortune… éclata de rire le cadet… une besace de mendiant !

Un long rire circula.

— Une fortune ! une fortune ! je le répète, hurla le vicomte de Loys.

— Une fortune de quoi ? demanda un gentilhomme.

— N’importe ! si je vous assure que cette besace, telle qu’elle vous apparaît, était une besace d’amour !

Un hurlement de rire emplit la rue.

— Hourrah ! pour la besace d’amour !

— À moi la besace d’amour !

— À moi ! à moi !

— Non… elle est à moi !

— Arrière ! j’en ai offert une demi-livre !

— Et moi, j’en offre une livre !

Dix épées enfoncèrent leurs pointes dans le sac du mendiant, l’élevèrent, la haussèrent aux cieux, et dix gentilshommes se mirent en marche vers le Château avec ce trophée nouveau genre, tandis que de toutes parts s’élevaient des huées, des rires, des quolibets devant cette farce stupide.

Et des cris retentissaient :

— Vive la besace d’amour !…


  1. Bataillon d’un régiment français dénommé « La Reine. »