Librairie Floury (p. 85-92).

CHAPITRE XI

INSOLENTS MÉFAITS DE LA BÊTE



La Bête ne semblait aucunement s’inquiéter de la présence de M. Antoine, du comte de Tournon et de leurs chiens, non plus que des battues faites pour la déloger.

Le 11 août, M. Antoine avec ses gardes s’était transporté d’abord à Servières, puis de là à la Font-du-Fau, en Auvergne, pour y faire deux battues qui devaient se joindre au grand Bois Noir que l’on voulait investir et fouiller.

Au cours des opérations, on vint lui annoncer qu’une jeune fille, Marie-Jeanne Vallet, domestique de M. Bertrand Dumont, curé de Paulhac, avait été attaquée par la Bête en se rendant à Broussous, petite ferme voisine du chef-lieu de la paroisse.

Aussitôt, M. Antoine se transporta sur les lieux, étudia les traces et reconnut que c’était le même loup qui continuait ses ravages. Mais comme les chiens des bergers l’avaient poursuivi très loin, il lui fut impossible de prendre la suite et tout ce qu’il put faire, ce fut de dresser procès-verbal de la lutte entre la Bête et la dite jeune fille, âgée de dix-neuf à vingt ans :


« Ladite Vallet, attaquée par la Bête, lui a porté dans le poitrail, de toute sa force, un coup de la bayonnette qu’elle portoit. M. Antoine a vu la bayonnette teinte de sang sur une longueur de trois pouces ; la Bête une fois touchée a poussé un cri en portant une patte de devant à sa blessure, puis s’est roulée dans la rivière et a disparu. Au dire de Jeanne Vallet et de Thérèse, sa sœur, elle est à peu près de la taille d’un gros chien de troupeau, ayant une teste très grosse et platte, la gueule noire et de belles dents, le collier blanc, le col gris, beaucoup plus grosse par devant que par derrière, et le dos noir[1]. »


C’est alors que M. Antoine reçoit, envoyée de Saint-Germain-en-Laye, par le sieur Regnault, garde-chasse, une caisse remplie de pièges à loups, qu’il dispose aux passages les plus fréquentés de ces terribles animaux.

Pendant quelques jours, on vit les gardes et les chasseurs, la pioche sur l’épaule, au coin des bois, creuser des fossés, rétrécir les passages et dissimuler adroitement les traquenards sous une mince couche de terre. Qui sait si une fois ou l’autre la Bête ne finirait point par marcher sur l’un des emplacements préparés ? Et soir et matin, avec une anxiété bien explicable, on venait visiter le piège et voir enfin si aucune capture n’était faite.

Mais la Bête, ou plutôt les loups avaient du flair, et ces recoins si savamment préparés ne leur disaient rien qui vaille. Aussi les pièges comme jadis le poison, n’eurent guère de succès.

Il n’y avait donc rien à faire contre ces maudites Bêtes !

M. Antoine ne craignait pas d’afficher ses sentiments religieux. Le lundi, 19 août, il faisait célébrer une messe solennelle du Saint-Esprit par M. Fournier, curé de la Besseyre.

Le prieur de Pébrac, les curés de Ventuéjols, de Saugues, de Paulhac et le prieur de Nozeirolles y furent invités. Le curé de Ventuéjols s’y rendit en procession à une lieue de distance et le concours fut si grand que l’église de la Besseyre ne put contenir tous les arrivants. Le clergé fit une procession où assistèrent MM. Antoine père et fils, le comte de Tournon, M. Lafont, les gardes-chasses et les piqueurs en uniforme et sous les armes. Au retour de la procession, on chanta la messe, on fit l’offrande et la cérémonie finit par l’Exaudiat et l’oraison pour le Roi. M. Antoine donna ensuite à dîner à tous les ecclésiastiques et leur remit de l’argent pour distribuer aux pauvres de leurs paroisses ; il en distribua lui-même à ceux qui se trouvaient dans l’endroit.

Il n’était pas hors de propos d’invoquer l’assistance du ciel : la condition des habitants devenait si pénible, et les calamités semblaient si tristement se conjurer pour leur rendre l’existence pesante et douloureuse !


« Il fait ici un temps déplorable depuis trois jours pour les biens de la terre, les blés qui sont presque tous sur pied ou à terre pourrissent sans pouvoir les serrer[2]. »


Les semailles, à cause des chasses continues, avaient été faites d’une manière insuffisante, le peu que l’on avait semé ne pouvant être levé d’une façon satisfaisante, on comprend facilement quelle misère devait peser sur ces populations appauvries qui n’avaient pas d’autres moyens de subsistance.


« La misère est si grande, ici, que presque tous les habitants manquent de pain, de sorte qu’ils sont forcés de se rendre aux battues en tombant d’inanission, faute d’avoir mangé, ce qui oblige même ceux qui ont quelque peu de bled de les faire moudre tous verts, ce qui m’engage à vous représenter combien nous souffrons de voir sous nos yeux, comme partout où nous allons, une si affreuse misère ; elle a tellement touché hier M. de Lafont, qu’il a donné au rendez-vous, dix-huit livres aux trois paroisses du Gévaudan.

« … Mon fils me mande de la Cour, que par la protection que vous avez bien voulu accorder à notre mémoire, qui a été porté au conseil, il avoit été résolu qu’il seroit écrit à S. Altesse Mgr le duc de Penthièvre pour avoir le sieur Chabeau, un limier et trois chiens courants pour loup, ainsi qu’à M. le Marquis de Montmorin pour avoir Dorade et deux chiens aboyeurs. Qu’il ne seroit pas écrit à M. de Champigny, mais que pour remplacer les chiens qui lui auroient été demandés, il nous sera envoyé les limiers, chiens courants, lévriers et mâtins d’équipage de la louveterie du Roy qui alloient nous arriver icy, conduits par un valet de chiens.

« Au Besset, ce 21 août 1765.

« Antoine[3]. »


Dans cette lettre M. Antoine demande en outre l’autorisation de distribuer quelques secours aux habitants.

Cependant, l’on n’avait aucune nouvelle de la Bête depuis l’attaque de Jeanne-Marie Vallet à Paulhac, et l’on espérait que la blessure qui lui avait été faite par cette jeune fille aurait eu peut-être des conséquences funestes pour cet animal maudit. Plus de vingt jours s’étaient écoulés et l’on n’entendait parler d’aucun méfait. Bientôt les hypothèses devinrent des espérances et ces espérances prirent, dans les esprits, la consistance de réalités. Hélas ! on n’allait pas tarder à être déçu de toutes ces illusions !

Le 28 août, le garde Rainchard avait tiré de loin un fort grand loup que l’on croyait être la Bête poursuivie ; l’animal frappé à mort, put cependant fuir encore assez longtemps pour échapper aux chiens, et aller mourir près de Védrines-Saint-Loup.

Le fils d’Antoine fut alors envoyé pour rechercher l’animal disparu :


« À Saint-Flour, 3 septembre, 1765.

« Monsieur, j’ay été détaché icy par mon père avec le sieur le Conte, garde-chasse du parc de Versailles pour venir réclamer un très-gros loup que le nommé Rainchard, garde-chasse de son Altesse Sér. Mgr le duc d’Orléans tira le 28 du dernier mois, lorsqu’il étoit occupé à regarder de petits enfants qui gardoient des vaches dans le bois de la Ténagère ; comme il porta son coup à deux lieues de là, les paysans de Verderine Saint-Loup l’apportèrent ici pour en recevoir la gratification du sieur de la Vallette qui m’en a remis les oreilles et la peau, et à force de perquisitions nous avons trouvé la carcasse de ce loup dont nous avons coupé les quatre pieds, et nous avons reconnu, suivant les connaissances que nous en avions, que c’étoit le même loup qui a déjà fait plusieurs carnages humains. Je m’en vais retourner à Verderine Saint-Loup en rechercher la tête que les paysans ont emportée. Mon père m’a chargé de vous demander deux cavaliers de maréchaussée pour faire marcher dans les battues les paysans qui refusent la plupart du temps le service…

« De Beauterne[4]. »


Le 8 septembre, une jeune fille du village de la Vachellerie, paroisse de Paulhac, disparaissait soudain vers les sept ou huit heures du soir, et l’on ne retrouvait d’elle que sa coiffure qui avait été rapportée par un berger.

M. Antoine, prévenu à une heure du matin de cet enlèvement, se rendit, trois heures après, avec quatre gardes-chasses et nombre d’habitants, au bois d’Armond, situé à courte distance du village de la Vachellerie pour y faire les recherches nécessaires :


« Nous avons reconnu que cette fille y avoit épluché un petit bâton. Il a été trouvé encore dans la même place un petit morceau d’étoffe de la grandeur de trois à quatre pouces, percé de deux dentées. Ensuite de quoi, les valets des limiers et les dits gardes se sont tous mis à courir le bois. D’abord, ils ont trouvé une partie de vêtement tout déchiré et tout auprès une grande effusion de sang. Plus haut encore, il a été trouvé une partie de juppon toute délabrée par les plis qui étaient séparés, tous percé et remplis de sang. Beaucoup plus haut, dans une place de bruyère, a été trouvé, tout nu, le cadavre de cette fille, la gorge toute percée des crocs de cette cruelle bête, ayant la cuisse gauche toute mangée jusqu’à l’os. Cet animal l’a coupée et rongée tout près de l’emboiture de la hanche, et au ventre il n’a été aperçu que des meurtrissures et des égratignures des ongles que lui a fait cet animal en la dévorant[5] ».


C’était vraiment inconcevable ! M. Antoine avait établi sa résidence au Besset, ses gardes étaient disséminés dans les villages avoisinants qui s’étagent sur les larges flancs du Montmouchet, l’un des plus hauts sommets des Margerides, et c’est juste aux alentours du Montmouchet que la Bête multipliait alors ses exploits audacieux.

C’est là que venait d’être attaquée Marie Vallet, là qu’avait été dévorée la fille de la Vachellerie. C’est là aussi qu’allaient être bientôt assaillis le muletier de Paulhac, et sur l’autre versant, les enfants de Teyssèdre.

On croirait aisément qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire dans cette Bête, qui, alors qu’ailleurs l’impunité lui était facilement assurée, venait choisir ses victimes au milieu des chasseurs acharnés à sa poursuite et semblait ainsi les braver outrageusement.

Maintenant elle ne doutait plus de rien et s’en prenait aux hommes dans la force de l’âge.


« La Bête féroce attaqua, le 11, un muletier qu’on m’a assuré être âgé de trente à trente-cinq ans et être un homme vigoureux. Ce muletier conduisait six mulets, sur un desquels il y avait un fusil qui n’était chargé qu’avec de petits plombs. Il aperçut la Bête couchée sur la bruyère, prit son fusil et fut à elle et lui tira à environ vingt pas. La Bête se relève en fureur et vient sur le feu, ce qu’elle n’avait fait encore. Elle renversa ce muletier et un de ses frères étant en avant avec un autre homme et marchant à quelques pas de distance de lui, lorsqu’ils entendirent le coup de fusil, ils se retournèrent et aperçurent le muletier couché par terre, se débattant avec la Bête. Ils coururent à son secours et elle s’enfuit vers le bois de la Pauze[6]. »


Le muletier se nommait Gouny, et l’incident se passait non loin de Paulhac, sur la route de Saint-Flour.

Cet insuccès ne décourageait point la Bête qui recommençait ses tentatives sur l’autre versant du mont, en Auvergne, cette fois :


« Le Besset.

« L’an 1765 et le 13 du présent mois de septembre, nous, François Antoine, etc. ayant été averti aujourd’hui au Besset, lieu de notre présente résidence par le nommé Jacques Teissèdre, demeurant au Bessat[7], paroisse de Pignols (Pinols), en Auvergne, lequel nous a déclaré que hier au soir, au soleil couchant, l’aîné de ses enfants qui s’appelle Jean Teissèdre, de l’âge de seize à dix-sept ans, étant dans un pré à garder des bœufs, il a vu venir à lui cet animal qui lui a parû fait comme un chien et de la grosseur d’un loup. Cet animal auroit passé devant le dit petit garçon, et en même tems il s’est trouvé saisi au col par derrière en le renversant par terre, lui a fait une dentée considérable au col et deux derrière la tête ; à ce moment elle auroit quitté le petit garçon pour aller reprendre un autre petit garçon domestique dudit Jacques Teissèdre, âgé d’environ onze à treize ans, lequel enfant ne pouvoit parler à cause que ledit animal l’avoit saisi d’abord au col où nous avons aperçu deux dentées considérables pour y faire entrer le doigt, et la troisième dentée que cet animal lui a faite lui a fendu la joue environ un pouce et demi de long, et ensuite il a été déclaré par l’autre petit garçon qui étoit avec lui l’avoir vu traîner environ cinquante pas sans le quitter et il l’a secouru avec une bayonnette qu’il portoit.

« A déclaré ledit Jean Teissèdre attandu qu’il étoit nuit ne pouvoir rien dire d’assuré touchant ce qui concerne la grosseur, grandeur, couleur de poil de cet animal que ce qu’il a déclaré cy-dessus, déclarant aussi ne savoir signer de ce interpellés, icy présens au Bessat les sieurs Lacôte, Pellissier, Dumoulin, Lacour, Lecteur, le sieur de Lafont et le sieur Antoine de Beauterne[8]. »


Enfin, le lendemain, 13 septembre, était encore dévorée une jeune fille de douze ans, au hameau de Pépinet, paroisse de Venteuges, dans les bois contigus à la Besseyre-Saint-Mary.

Comme cette enfant n’était pas rentrée vers les huit ou neuf heures du soir, ses parents allèrent à sa recherche à l’endroit où elle gardait ses bestiaux. On ne trouva que ses coiffes et une bayonnette fichée en terre à côté de ses sabots. Le lendemain, sur le bord du bois, on découvrit le corps de la victime en partie dévoré, et rendu méconnaissable. C’était la troisième de ce village.

Ces restes défigurés furent apportés à la maison où, suivant un récit transmis par la tradition, eut lieu une scène poignante de désolation et de désespoir. La mère, dans l’égarement de sa douleur, s’était jetée sur ces débris ensanglantés qu’elle serrait convulsivement en poussant des cris déchirants. On ne pouvait l’arracher à cette étreinte. Le père gémissait de n’avoir pas su garder auprès de lui sa fille, au lieu de l’exposer à la dent meurtrière du monstre.

Et avant que la tombe la reçût, la victime resta quelques heures dans cette demeure, recouverte d’un voile. Les parents, les amis, hommes, femmes et enfants, le plus grand nombre arrivés des villages voisins, venaient soulever un coin du voile et la regarder une dernière fois. Cette masse informe et sanguinolente, ces lambeaux de vêtements déchiquetés que raidissaient des taches noirâtres de sang coagulé, ces débris sans nom — tout ce qui restait de cette jeune fille pleine de vie la veille — pénétraient d’horreur tous les assistants. Et là, chacun s’apitoyait sans mesure en cris aigus, en sanglots déchirants, renouvelés chaque fois qu’entrait un nouvel arrivant. On ne pouvait résister à cette émotion contagieuse, et sur ces faces d’hommes endurcies par les intempéries et les rudes labeurs de la glèbe, on surprenait des larmes furtives qu’ils étaient impuissants à retenir.

On peut juger combien le monstre était maudit et combien la terreur était à son comble ! Pauvres gens que la misère accablait lourdement, que la douleur étreignait si durement et que la Bête infernale menaçait toujours. Personne ne pourrait donc les délivrer de ce fléau !

  1. Archives du Puy-de-Dôme. Inventaire, C. 1736.
  2. Lettre de M. Antoine à l’Intendant.
  3. Archives du Puy-de-Dôme. C. 1736.
  4. Ibid. C. 1736.
  5. Archives du Puy-de-Dôme, C. 1736.
  6. Ibid. C. 1736.
  7. Ce nom est diversement orthographié, on lit parfois Bussat ou Buffat.
  8. Archives du Puy-de-Dôme, C. 1736.
    « J’ai donné des ordres pour faire payer au nommé Jean Teyssèdre une somme de quatre vingt seize livres pour la gratification que vous avez bien voulu lui accorder, et comme son camarade a été dangereusement blessé par la Bête féroce, le 21 du mois de septembre dernier, je lui ai fait donner quarante huit livres. »