Librairie Floury (p. 77-84).

CHAPITRE X

CHASSES DE M. ANTOINE EN AUVERGNE ET EN GÉVAUDAN



La Bête, on l’a vu, s’était jetée en Auvergne, où elle continuait de faire sentir sa dent meurtrière :

« Avant-hier au soir, 23 du présent mois (juillet), tout à la brune, un enfant de neuf ans a été dévoré ou emporté par la Bête, ou par un loup, dans le bois à Auvert, parroisse de Nozerolles, lorsqu’il alloit chercher des bœufs, l’on a cherché toute la nuit sans le trouver n’ayant été vu à différentes places que partie de ses habits, et partie de sa chemise toute ensanglantée ; l’on n’est venu pour nous avertir ici qu’à une heure de l’après-midi, mais nous étions à chasser des loups par delà Pébrac, dont nous ne sommes revenus qu’entre neuf ou dix heures du soir ce qui fait que n’ayant pas de clair de lune nous n’avons pu nous y rendre sur le champ et y mener nos limiers pour aller au bois ce matin reconnaître les pieds de cet animal[1]

« Comme nous n’avons aucun doute que les derniers habitants qui ont été dévorés ne l’ont été que par des loups, cette fâcheuse connaissance pour les provinces nous oblige à demander des augmentations plus étendues à la Cour que celles avec lesquelles nous sommes arrivés icy[2]. »


Le lendemain, M. Antoine se transporta sur les lieux après avoir reconnu que le pied de l’animal qui avait dévoré l’enfant était celui d’un gros loup, il ordonna une chasse de six paroisses qui fut exécutée le jeudi vingt-six juillet.

Dans cette chasse, le bois d’Auvert fut investi ; l’on en fit sortir un loup qui ne put être tiré.


« Le soir, en se retirant, quelques batteurs trouvèrent le cadavre…

« … M. Antoine ayant voulu prendre le chemin le plus court, son cheval plongea et s’abattit dans un bourbier… Nous nous transportâmes sur les lieux, où était le cadavre à l’entrée de la forêt… Ce cadavre était tout nu, il avait une cuisse d’emportée, l’autre à demie rongée, ainsi que le derrière et les reins, une joue dévorée, le col disloqué sans être coupé, y ayant huit blessures tout autour, l’empreinte de quatre grands crocs au ventre…

« … Je ne saurais, Mgr, vous rendre des témoignages assez étendus sur le zèle dont M. Antoine est animé, sur l’activité avec laquelle il exécute de jour et de nuit ses opérations, et sur l’intelligence qu’il y met. L’on n’a à se plaindre de lui que pour lui-même. Il hasarde tout dans ses courses et va à travers les rochers, les précipices et les marais. Son aventure de jeudi dernier nous causa d’abord les plus vives alarmes. Il ne revint de la chasse du mardi qu’après neuf heures, par une nuit obscure et des sentiers affreux.

« Il serait bien fâcheux qu’il arrivât quelque accident à un aussi galant homme, je ne lui en ai point dissimulé mes craintes et mon frère qui l’accompagne partout ne cesse de lui faire entrevoir les dangers auxquels il s’expose. Monsieur son fils partage toutes ses fatigues, et agit avec la même ardeur que lui[3]. »


Ce qui avait conquis à M. Antoine la sympathie de M. Lafont, et de ceux avec qui ces chasses le mettaient en fréquents rapports, c’était l’affabilité de ses manières et de ses procédés, bien différents de la morgue hautaine de son prédécesseur, c’était la commisération qu’il témoignait, on le verra plus loin, à ces malheureux habitants, journellement exposés à l’insatiable voracité des bêtes féroces, c’était enfin l’endurance qu’il montrait et le courage infatigable qu’il déployait dans ces poursuites périlleuses, où sans compter il payait bravement de sa personne, comme le dernier des gardes qu’il avait amenés avec lui.


« Ni la chute que j’ai faite avant-hier dans un bourbier, où mon cheval voulant se relever m’a blessé légèrement le pouce de la main gauche, tout cela n’est rien, ni la misère où nous nous trouvons souvent réduits dans les pauvres villages où il est nécessaire que nous habitions, où le foin et la paille manquent presque toujours, et réduit souvent nos chevaux à l’herbe alternativement avec le foin vieux ou nouveau, joint à ce qu’ils ont toujours les pieds dans l’eau et dans les pierres, sans l’avoine qui nous a été fournie ils seroient déjà hors de service, car ils marchent tous les jours. Nos gardes couchent presque toujours sur du foin, ne pouvant être permanents dans un même lieu.

« … Tout cela ranime notre ardeur contre ces monstres dévorants, surtout en voyant les malheureux restes des cadavres qu’ils ont dévorés, et aussi par l’amitié et la confiance que les habitants nous témoignent en cette occasion.

« Nos gardes les mènent avec eux à l’affût, et il est promis un louis à celui d’entr’eux qui pourra tuer un loup, et nous vous représentons que c’est ces animaux qui ont dévoré la plupart des habitants qui l’ont été dernièrement et que si vous l’approuviez et voulussiez bien, il fut accordé trente livres à chacun de ces habitants qui pourrait tuer un loup à l’affût, dans les endroits seulement où il s’est fait des carnages humains, ce qui seroit prouvé être hors de supercherie.

« Les pluyes, les brouillards épais qui règnent tous les matins et qui durent souvent jusqu’au soir, les foins, les bleds qui ne peuvent être récoltés qu’à la fin d’août, les habitants qui y sont occupés, ce qui fournit toutes leurs ressources, tout cela retarde beaucoup toutes nos opérations.

« Au Besset près Saugues, 27 juillet 1765.

« Antoine[4]. »


M. Antoine était donc bien convaincu que ces bêtes dévorantes n’étaient autres que des loups, et, certes, il était bien placé pour le savoir en connaissance de cause. Toutefois, quelle que pût être sa conviction à ce sujet, le résultat de ses labeurs n’en était aucunement modifié.

Allait-il, comme ses devanciers, se retirer devant ces loups qui demeuraient insaisissables ? Une légitime appréhension commençait à le gagner à mesure qu’une exploration plus complète lui faisait mieux voir les difficultés insurmontables de ces pays sauvages que compliquaient encore les intempéries qui sont le lot ordinaire de ces altitudes.

À sa sollicitation, une nouvelle ordonnance de l’Intendant d’Auvergne, du 23 juillet, édictait de nouvelles prescriptions qui devaient lui faciliter les chasses entreprises.

Enfin, dans un mémoire, trop long pour être cité dans toute sa teneur, qu’il faisait porter par le sieur Regnault, l’un de ses gardes-chasses, à M. de Saint-Florentin, il exposait par le menu, ses observations sur la nature du pays et les secours dont il avait besoin pour chasser avec espérance de succès :


« Il n’y a point de différence entre les traces de la Bête anthropophage que l’on recherche et celles d’un grand loup. Depuis cinquante ans que le Sr Antoine chasse en France, en Allemagne, en Piémont, il n’a jamais vu de pays pareil à celui-ci et aussi difficile, pays de montagnes, coupé de ravins profonds et escarpés, de rochers souvent inaccessibles où les loups font leurs tanières, de nombreux bourbiers ou molières font encore courir de grands dangers aux voyageurs ; les ruisseaux, habituellement guéables, grossissent considérablement par les grandes pluies ; le pays est pauvre, mais les habitants se prêtent de bonne volonté aux battues. Il faudrait un limier de plus et un grand nombre de chiens, il indique à qui il faut les demander ; il supplie M. de Choiseul de lui envoyer douze bons et sages sergents avec un officier d’infanterie pour commander les grandes et les petites battues ; il demande enfin l’assistance de tous les bons chasseurs du royaume, « et nous les prions en cette qualité de vouloir bien nous accorder leurs bons avis par écrit, sur la conduite des chasses que nous faisons[5]. »


Pour qui connaît ces contrées, les craintes que causaient à M. Antoine les difficultés des lieux et la frayeur que lui inspiraient les nombreux bourbiers ou, suivant son expression, « les molières[6] » particulières à ces montagnes, étaient vraiment justifiées. On ne se doute pas de ce que ces fondrières ont de perfidie et de dangers pour les personnes inexpérimentées. Dans les plis serrés qui se creusent au pied des sommets divers de la Margeride, entre les futaies ou les taillis, s’allongent d’étroites prairies, de sinueux pacages, revêtus d’un fin gazon court et serré. Çà et là de larges plaques, souvent circulaires, d’une végétation encore plus drue, ponctuent d’un vert plus intense la teinte monotone de ces pelouses rétrécies. C’est sous ce gazon plus verdoyant que se cachent les insidieux bourbiers. Le chasseur plein de confiance et le nez au vent, avance devant lui sans hésiter. Soudain il voit, sous son poids, le feutre épais sur lequel il marche se mouvoir en des ondulations significatives. Il s’arrête et veut revenir sur ses pas. C’est bien un peu tard. Sous le tapis de verdure qui s’est traîtreusement entr’ouvert, son pied plonge déjà dans une vase gluante et tenace qui l’emprisonne sans merci. Il s’appuie sur l’autre pied, mais l’autre pied s’enfonce à son tour, et notre homme, pour gagner un sol plus ferme, n’a d’autre ressource que de s’étendre, s’aider de ses mains, et marcher à la façon des animaux. Une fois sa victime sortie, la pelouse perfide reprend son aspect habituel, et ne laisse rien deviner de ce qui vient de se passer.

Et quand le cavalier, lancé à fond de train, jetait son cheval dans ces fondrières invisibles, quelle épaisseur de boue devait couvrir, des pieds à la tête, l’homme et la bête, et quel danger pour eux de périr étouffés sans pitié, s’il n’y avait là des mains vigoureuses pour leur porter secours !

La Bête avait une préférence marquée pour ces passages, lorsqu’elle était poursuivie. Par un adroit détour elle évitait facilement ces pièges où les chevaux venaient s’embourber inévitablement.

À la chasse du 22 décembre 1764, les deux dragons qui la serraient de près et allaient la sabrer n’avaient-ils pas été arrêtés par un bourbier ? Naguère encore, M. Denneval n’avait-il pas donné dans un de ces pièges invisibles ? M. Antoine, à son tour, ne venait-il pas, grâce à son inexpérience, de recevoir une dure leçon ? Enfin le garde Pélissier ne s’embourbait-il pas de telle sorte qu’il croyait périr, et cet événement ne fut-il pas cause que les Chastel furent mis en prison, le garde les ayant accusés de lui avoir joué un mauvais tour ?

Cette sagacité du monstre faisant ainsi tourner à son avantage les difficultés du sol, excitait au plus haut point l’étonnement terrifié des indigènes. Il n’y avait plus à en douter, cet animal était sorcier et c’est surtout la nuit qu’il devait être difficile d’échapper à sa dent meurtrière.


« Je suis désespéré que malgré que j’offre douze livres au premier habitant qui viendroit m’avertir à l’instant de l’endroit où il y auroit eu quelqu’un de dévoré, et même douze livres de plus, si par cet avertissement le loup étoit tué, tout cela n’a pas pu jusqu’à présent engager aucun de ces habitants, poltrons comme des poules, à marcher la nuit même à si peu de distance des endroits où nous sommes par la frayeur mortelle dont ils sont remplis de ladite Bête qu’ils croient la plupart être sorcière.

« Par les procès-verbaux signés de tous nos gardes et de moy sur les trois carnages humains qui se sont faits icy, nous reconnaissons être faits par des loups, sçavoir, celui de Broussolles, celui d’Auvert, et celui d’avant hier à la paroisse de Cervières (Servières), où un petit garçon âgé de huit à neuf ans a été enlevé à la vue de son père, de sa mère et de sa sœur, et porté à plus de cinq cens pas, et un faucheur qui étoit près de là a obligé cette Bête de s’enfuir, ayant laissé le petit garçon sans connaissance, ayant eu deux crocs au-dessous du menton, la joue gauche ouverte, trois ou quatre dentées au-dessus de la tête, à l’épaule et à la main aussi. Cet enfant ayant été pansé par un chirurgien de Saugues, l’on espère qu’il n’en mourra pas…

« Nous sommes dérangés à tout moment, ayant commandé demain une grande battue pour fouiller la forest noire et bois d’Auvert, où par le rapport des valets de limiers les loups y ont leurs louveteaux.

« Au Besset, ce 29 juillet.

« Antoine[7]. »


En cette période de la chaude saison, où les récoltes couvraient le sol, où les foins qui séchaient et les moissons qui se doraient ne laissaient point chômer les bras valides, les opérations de M. Antoine étaient comme paralysées, et ne pouvaient guère se faire que le dimanche.

Aux premières journées d’août, M. le comte de Tournon était venu le rejoindre avec une meute de vingt-cinq chiens, deux piqueurs et deux valets, et de concert ils tentaient de trouver la piste de la Bête, pour lui donner la chasse, dans le rayon circonscrit dont elle semblait ne plus s’écarter :


« J’ai reçu les affiches pour avertir les paroisses d’Auvergne, les batteurs, tireurs et bergers avec leurs chiens pour se joindre aux différents rendez-vous qu’exige la queste continuelle que nous sommes tous les jours obligés de faire pour le détourner, ce qui nous paroit presque impossible, parce qu’il est presque toujours sur pied, il ne fait que roder à environ une lieue et demye autour de nous, mais vu la récolte, nous laissons les habitants en repos, à finir leurs foins et à commencer les blés, où il n’y a pas encore icy deux arpents de sciés. Mais les dimanches nous assemblons cinq ou six paroisses à tour de rôle pour faire une battue, qui fautte que les batteurs n’ont point d’ordre dans les marches elles ne peuvent réussir…

« Je quitte la plume par la rumeur que j’entends, et je la reprends pour vous informer, monsieur, que cette rumeur étoit causée par tous les habitants de la paroisse de la Besseyre, dans le Besset, à une distance d’un demy-quart de lieue, qui couroient après ce loup qui venoit d’étrangler une grosse fille âgée d’environ vingt ans qui étoit assise à filer avec une autre grande et deux autres petites filles. Cela est arrivé à près de huit heures du soir, et il l’a traînée environ vingt pas dans un petit bois. Tous nos gardes, mesme M. le comte de Tournon, M. de Lafont et mon fils et moy serions arrivés à tems pour le tirer, si une grande quantité de monde n’y fut arrivé avant nous, ce qui l’a fait s’enfuir, un instant avant notre arrivée. Nous avons reconnu par le pied que c’étoit toujours le même loup.

« Au Besset, le 9 août 1765.

« Antoine[8]. »
  1. « Claude Biscarrat, âgé d’environ neuf ans, fils de Louis et de Françoise Borie, du village d’Auvers, de cette paroisse (Nozeirolles), fut inhumé au cimetière le 25 juillet, présente année (1765), ayant été dévoré par une Bête féroce le 22 du susdit mois à l’entrée du bois de Coloni, et à demi rongé par la Bête ou loup carnacier (sic), qui règne dans le pays… Daudé, prieur curé, Mijoule prêtre présent. » (Registre de la paroisse de Nozeirolles d’Auvert.)
  2. Ibid. C. 1734.
  3. Relation de M. Lafont. Pourcher, p. 748-752.
  4. Archives du Puy-de-Dôme. C. 1735.
  5. Archives du Puy-de-Dôme. Inventaire, p. 82.
  6. « Las mouleyras » dans le langage local. C’est autour de ces molières que croît cette plante, si rare en France, le « Betulanana » (bouleau nain), que les botanistes viennent cueillir, au cours de la belle saison. Commun dans les steppes de Russie, cet arbuste minuscule ne se trouve que dans ce recoin des Margerides, entre Chanaleilles et Servières.
  7. Archives du Puy-de-Dôme. C. 1733.
  8. Ibid. C. 1736. La fille à laquelle il est fait allusion était Jeanne Anglade de Pompeyren, paroisse de la Besseyre Saint Mary, « âgée d’entour seize ans, égorgée par la Bête qui mange le monde, dans un des tènements du Besset, où elle gardait les bestiaux de Guill. Comte… inhumée le dixième août 1765, dans le cimetière de la paroisse… signé : Fournier, curé (Greffe de Riom).