CHAPITRE XII

LA CHASSE DANS LES BOIS DE L’ABBAYE DES CHAZES (AUVERGNE), LE 21 SEPTEMBRE 1765



Monsieur Antoine, à son tour, se sentait tristement découragé en face de cette pénible situation.

Jusqu’ici il n’avait rien pu, et encore à l’heure présente, ses efforts étaient impuissants pour détourner les malheurs qui accablaient ces populations.

Depuis cinq jours, ces loups féroces — puisque pour lui il n’y avait que des loups — venaient impunément étaler leur audace sous ses yeux, et aucun d’eux n’était tombé sous ses coups. Ils se montraient si près de lui et il ne pouvait jamais les atteindre !

Et puis les gelées commençaient à se faire sentir à cette altitude. Bientôt allaient arriver le froid et la neige, et alors plus de chasse ! Les chiens — on lui annonçait une nouvelle meute de douze, menée par deux valets — ne pourraient être utilisés et il faudrait s’en retourner.

Oh ! quelles pénibles angoisses étreignirent son âme ! Il faudrait repartir comme ses prédécesseurs, les mains vides, portant au front l’humiliation de son insuccès ! Il n’avait donc tant vécu que pour cette honteuse défaite ! Il avait eu de si beaux succès en Allemagne, en Piémont et ailleurs, et il venait échouer piteusement en pays de France, où il n’avait pu tuer un seul loup !

Il entendait déjà les railleries des courtisans, jaloux du choix qui avait été fait de lui. Il se voyait la risée de tout le royaume. Et puis, son humiliation ne rejaillirait-elle pas sur le Roi qui l’avait personnellement désigné pour cette mission dans laquelle il semblait près d’échouer ?

Dans un de ses rapports, on voit se refléter les inquiétudes qui tourmentaient son esprit :


« Le secours de la louveterie n’est pas encore arrivé, et je crains avec juste raison que la saison ne nous permette pas longtemps de pouvoir nous en servir, car il commence à geler et à y faire des brouillards assez tôt pour avancer notre retour, sitôt que nous ne pourrons plus opérer.

« Le seul honneur m’a conduit dans ce pays-ci par la confiance particulière dont Sa Majesté et M. le Comte de Saint-Florentin m’ont bien voulu honorer. Un motif si respectable m’a porté à faire les plus grands efforts pour m’en rendre digne, et j’en ai rien fait à ce sujet puisque j’ai eu le malheur de ne pouvoir pas réussir jusqu’à présent. »


Ses angoisses, d’ailleurs, étaient partagées par sa famille. On lit dans une lettre, plus loin citée, de son épouse :

« Après une inquiétude mortelle, mon très cher bon amy, et la plus grande tristesse dont j’ai été pénétrée par votre dernière lettre où il paraissoit qu’il n’y avoit plus rien à espérer de ce triste état… etc[1]. »


Il est bon de ne jamais perdre entièrement confiance, car c’est parfois au milieu des tristesses de la noire désespérance que l’on entend sonner l’heure joyeuse du triomphe.

Cinq jours après, le 21 septembre, M. Antoine tentait une expédition en Auvergne, dans les bois des Chazes. Cette heureuse journée allait changer les anxiétés de la veille en une victoire inespérée.

« L’an 1765, le 21me jour du mois de septembre, nous François Antoine, chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint-Louis, porte-arquebuse du roi, lieutenant des chasses de Sa Majesté, s’étant par ses ordres rendu dans les deux provinces d’Auvergne et du Gévaudan, à l’effet d’y détruire la Bête qui dévore les habitants ; étant accompagné des sieurs Lacoste, garde général, Pélissier, Regnault, Dumoulin, gardes chasses de la capitainerie royale de Saint-Germain, des sieurs Lacour et Rinchard, gardes chasses à cheval de Son Altesse sérénissime Mgr le duc d’Orléans, premier prince du sang, des sieurs Lecteur, Lachenay et Bonnet, gardes chasses de Son Altesse sérénissime Mgr le duc de Penthièvre, prince du sang.

« Ayant été informé que les loups faisoient beaucoup de ravages dans les bois des Dames de l’Abbaye royale des Chazes, j’ai envoyé, le 18 dudit mois, les sieurs Pélissier et Lacour, gardes chasses, et Lafeuille, valet des limiers de la louveterie du roi, avec chacun leurs limiers pour reconnaître les bois de ladite réserve. Et le lendemain, 19 dudit mois, ils nous auroient envoyé avertir par le sieur Bonnet qu’ils auroient vu un gros loup assez près et qu’ils avoient pleine connaissance aussi dans lesdits bois d’une louve avec des louveteaux assez forts. Ce qui nous a fait partir tout de suite pour aller coucher audit lieu des Chazes, distance du Besset de trois petites lieues. Et le lendemain, 21me jour, les dits trois valets des limiers et le nommé Berry, valet des chiens, nous ayant fait rapport qu’ils avoient détourné ledit grand loup, la louve et ses louveteaux dans les bois de Pommier, dépendant de ladite réserve, nous nous y sommes transporté avec tous les gardes chasses et 40 tireurs de la ville de Langeac et des paroisses voisines où après être tous placés pour entourer ledit bois ; ensuite de quoi lesdits valets des limiers et les chiens de la louveterie s’étant mis à fouiller ledit bois, nous François Antoine, ez dits noms, étant placé à un détroit, il me serait venu par un sentier, à la distance de 50 pas, ce grand loup me présentant le côté droit et tournant la tête pour me regarder ; sur le champ, je lui ai tiré un coup de ma canardière chargée de cinq coups de poudre et de 35 postes à loup et d’une balle de calibre, dont l’effort du coup m’a fait reculer deux pas ; mais ledit loup est tombé aussitôt, ayant reçut la balle dans l’œil droit et toutes lesdites postes dans le côté droit, tout près de l’épaule ; et comme je criois Halaly, il s’est relevé et est revenu sur moi en tournant et sans me donner le temps de recharger madite arme. J’ai appelé à mon secours le sieur Rinchard, placé près de moi, qui le trouva arrêté à dix pas de moi et lui a tiré dans le derrière un coup de sa carabine, qui l’a fait refuir environ vingt-cinq pas dans la plaine, où il est tombé roide mort.

« Nous, François Antoine, ez dits noms, nous Jacques Lafont, avec tous les gardes chasses ci-dessus déclarés, ayant examiné la hauteur de 32 pouces, la longueur de cinq pieds sept pouces et demi ; la grosseur de trois pieds ainsi que celle des crocs et dents machelières, de même que la grandeur des pieds de cet animal, la pesanteur de cent trente livres[2] qui nous a paru des plus extraordinaires ; nous déclarons par le présent procès-verbal signé de notre main, n’avoir jamais vu un loup qui pût se comparer à cet animal. C’est pourquoi nous avons jugé que ce pourrait bien être la Bête féroce ou le Loup dévorant, qui a tant fait des ravages. Et pour en prendre une plus grande connaissance, nous l’avons fait ouvrir par le sieur Boulanger, chirurgien expert de la ville de Saugues, en présence de MM. Antoine, père et fils, de M. Lafont, de tous les gardes soussignés, des deux valets des limiers de la louveterie du roi ; de M. Torrent, curé de Ventuéjols ; de M. Jean-Joseph Vernet et son frère, de la ville de Saugues ; de M. Torrent, de Lavès de Ventuéjols ; de M. Manson, de la paroisse de Grèzes, qui ont assisté au rapport qu’en a fait ledit sieur Boulanger, maître chirurgien. Et sur ce, s’est présenté M. Torrent, curé de Ventuéjols et Guillaume Galvier, consul de ladite paroisse, qui nous ont amené le nommé Jean-Pierre Lourd, âgé de quinze ans, et Marie Trincard, âgée de douze ans, qui nous ont déclaré tous deux avoir bien examiné ledit loup, que c’étoit la même Bête qui les avoit attaqués et blessé ladite Marie Trincard, le 21 juin dernier, ainsi qu’il est déclaré par le procès-verbal fait par nous en conséquence. Et ne sachant écrire ni l’un ni l’autre, M. le



curé et le sieur Galvier, consul, ont signé pour eux au bas du

présent procès-verbal.

« En second lieu, M. Bertrand-Louis Dumont, curé de la paroisse de Paulhac, et le sieur Ducros, consul de ladite paroisse, nous ont amené la nommée Marie-Jeanne Valet et Thérèse Valet, sa sœur, qui ont déclaré avoir été attaquées, le 11 du mois d’août dernier, par ladite Bête, suivant et ainsi qu’il est déclaré par le procès-verbalfait en conséquence. Lesquelles deux sœurs, après avoir bien examiné ledit loup, ont déclaré toutes deux être la Bête qui les avoit attaquées. Jeanne Valet a reconnu le coup de baïonnette, qui lui a été représenté que la Bête avoit reçue à l’épaule droite. Sur laquelle interrogation, elle a répondu qu’elle ne pouvoit déclarer où elle l’avoit blessée.

« A été représentée à Guillaume Bergougnoux, âgé de 17 ans, et à Jean-Baptiste Bergougnoux, son frère, âgé de 15 ans, qui ont tous déclaré avoir été attaqués par ladite Bête, le 9 août, et secourus par Pierre Mercier, garde juré de M. le baron du Besset. Lesquels, après avoir aussi bien examiné ledit loup, ont déclaré l’avoir reconnu totalement pour la même Bête qui les avoit attaqués. Ainsi que la nommée Jeanne Mercier, âgée de 11 ans, attaquée aussi à la même heure, a été défendue par Pierre Vidal, qui déclare que ledit loup est la même Bête qui avoit attaqué ladite Mercier, lesquels ne sachant signer ni les uns ni les autres, M. Dumont, curé, et ledit Ducros ont signé pour eux au bas dudit procès-verbal, ainsi que nous, M. de Lafont et tous les gardes, etc…

Boulanger, Torrent, Antoine, Lacoste, Pélissier, Regnault, Dumoulin, Lacour, Rinchard, Lecteur, Lachenay, Bonnet, Torrent curé, Lafont, Vernet, Antoine de Beauterne, Manson, Galvier, Dumont curé, Ducros. »


« Nous François Boulanger, maître chirurgien juré de la ville de Saugues, déclarons avoir fait l’ouverture d’un loup, par ordre de M. Antoine ; lequel, après l’avoir vuidé et sorti les entrailles, avons trouvé plusieurs lambeaux de chair et ossements, lesquels ossements nous n’avons pas bien pu discerner, si ce n’est quelques côtes de mouton, laquelle ouverture a été faite en présence de M. Antoine, M. son fils, M. de la Font, MM. les gardes-chasses et les habitants de Besset, et autres. Je certifie le présent rapport sincère et véritable. Fait au Besset, le 21 septembre 1765.

« Signé : Boulanger chirurgien[3]. »


Comme ce loup avait été tué en Auvergne, il devait, ainsi que l’écrivait M. Antoine à l’Intendant de Languedoc, être envoyé à M. de Ballainvilliers, intendant d’Auvergne, pour être ensuite porté à Paris et montré au Roi.

Mais avant que l’animal parvînt dans la capitale, l’heureuse nouvelle de sa mort l’y avait depuis longtemps précédé.

M. de Ballainvilliers écrivait à Sa Majesté :


« Sire,

« Nous sommes d’une joie inexprimable. M. Antoine de Beauterne, porte-arquebuse de Votre-Majesté, a tué la Bête du Gévaudan. »


Le procès-verbal ci-dessus relaté fut aussi envoyé au Roi.

On ne saurait peindre mieux la joie et l’enthousiasme du Souverain et de la Cour, que ne le fait la lettre qu’adressait à son mari la femme de M. Antoine :


« Versailles, 20 sept.

« Après une inquiétude mortelle, mon très-cher bon amy, et la plus grande tristesse dont j’ai été pénétrée par votre dernière lettre où il paraissoit qu’il n’y avoit plus rien à espérer de ce triste état, je reviens tout d’un coup à la joie la plus inexprimable, la tête nous en tourne à tous de plaisir. Que n’êtes vous donc avec nous pour la partager et pour être témoin de la satisfaction que cela fait à la Cour et à la ville. Ma maison ne désemplit pas toute la journée pour recevoir des compliments. Quel coup heureux, et quel bonheur pour vous et pour nous que ce soit vous-même qui ayez tué ce furieux animal ! Votre fils Beauterne me mande être désespéré d’avoir quitté sa place pour courir à votre halaly. Quelle augmentation de gloire qu’il auroit aussi reçue, s’il eut pu tuer la louve dans le même instant !

« Il ne peut y avoir de satisfaction pareille à la vôtre et à la nôtre, car le Roy ne fait que parler de cela toute la journée ; depuis que Sa Majesté en a reçu le procès-verbal, elle a voulu faire elle-même la lecture en présence de toute la Cour, et sur le champ, le Roy a fait demander votre cher fils aîné, le capitaine, auquel Sa Majesté a fait l’honneur de lui parler une heure entière, en lui disant les choses les plus honorables sur votre compte, et tous les seigneurs de la Cour l’ont embrassé. Sa Majesté a eu la bonté de se rappeler toutes vos belles actions sur la chasse et sur les dangers dont vous l’aviez tiré, dans les chasses du sanglier et du cerf, et de tout votre zèle à le servir.

« … J’ay fait dire des messes en actions de grâces, et prie Dieu de tout mon cœur, pour qu’il vous rende et vous ramène dans le sein de votre chère famille, je n’aurois jamais de bras assez grands pour recevoir et embrasser de toute mon âme le meilleur de tous les maris et le plus tendre des Pères[4]. »


La fille de M. Antoine écrivait à son père une lettre à peu près semblable que nous ne citons pas pour éviter des longueurs.

  1. Archives du Puy-de-Dôme, C. 1736. Lettre du 30 septembre 1765.
  2. La lettre de M. de Ballainvilliers à Sa Majesté dit qu’il pesait cent cinquante livres. (Bullet. de la Soc. d’Agr. de la Loz., p. 200, Aug. André.)
  3. Procès-verbal fait aux Chazes. Imprimé sans nom d’imprimeur. Archives du Puy-de-Dôme, C. 1736. M. Boulanger reçoit douze livres pour l’ouverture et l’examen qu’il a fait de ce loup. (Ibid., C. 1737.)
  4. Archives du Puy-de-Dôme. C. 1736.