Librairie Floury (p. 59-66).

CHAPITRE VIII

INCURSIONS DE LA BÊTE EN AUVERGNE


« À M. Jaout, à Clermont, 8 mai.


Monsieur, je prand la liberté de vous informer du ravage que cette maudite bette fait dans la paroisse de Nozeirolles et d’Auvers, et aux environs. Le 29 du mois d’avril elle emporta une de mes nièces âgée environ de onze à douze années de devant leur porte entre les deux fraire et un autre petit du village de Lair, subdélégation de Langeac. Deux hommes en menant les bœufs la rencontrairent qu’elle la menoit par le cou, on la lui ota mais à peine elle respiroit, son cou étoit tout percé, dans un cardeure elle mourut, chagrin, Monsieur, bien triste pour une famille. Dans Chanteloube, paroisse de Nozeirolles d’Auvers, emporta aussi une autre fille âgée d’environ quatorze ennées, en gardant deux vaches, cela arriva le 4 may que j’ai su aujourd’hui ; à Nozeirolles même paroisse, mangea aussi une autre fille quelque temps avant âgée environ de dix-sept ennées, en mangea aussi presque tout de suite une autre au Besset, âgée environ de treize ennées, sans y comprendre autres deux ou trois à des distances de moy environ une lieue, de sorte, M., que nous voilà dans bien des paines, Dieu le veut, nous le méritons, mauvais païs, mauvais jans, et mauvais vivre aussi, avec dargean il faut l’on prie pour avoir quelque peut de blé… du verny de la védrines[1]. »

La Bête, si terrible pour cette malheureuse paroisse, ne comptait pas s’en tenir là :


« 15 may. — J’ai l’honneur de vous informer, que le samedy onze du présent, entre les deux ou trois heures du soir, quatre petits garçons du village d’Auvers, paroisse de Nozeirolles, gardaient les vaches dans les bois de la Tenezeire, proche de leur village, dont le plus vieux de l’âge de quatorze ans, et les autres trois de l’âge de dix à douze ans, ont esté attaqués par la bette féroce. Le plus grand garçon qui avoit un bâton assez long au bout duquel estoit une bayonnette fut fort courageux pour se défendre, et ses petits camarades, l’un desquels fut poursuivi par la Bette qui commençoit par le prendre par les habits. Mais le plus grand porta sur la Bette plusieurs coups de bayonnette qui la firent reculer, et un autre des petits encouragé par la hardiesse du plus grand, ayant un batton à la main luy en porta un coup sur le muzeau qui la fit fortement tousser et après la Bette se sauva dans les bois…

« Ce rapport m’a été fait ce jourd’huy par le plus grand accompagné de son père. À Langeac, 15 May[2]. »

Les familles éprouvées étaient, on le conçoit, dans une profonde désolation. Partout, d’ailleurs, la terreur était à son comble.

Cette maudite Bête ne se bornait plus à assaillir dans les pâturages les gardeurs isolés et sans défense. Son appétit et son audace s’étaient singulièrement accrus, et elle venait maintenant jusque sur le seuil des maisons, jusque dans les cours fermées, emporter les jeunes enfants sous l’œil des parents, parfois même au milieu de groupes stupéfaits de cette insolence.

Aussi le syndic de Gévaudan recommandait-il dans tous les villages la compascuité, et les gardeurs en nombre ne partaient plus sans s’être prémunis de piques effilées et acérées qu’avait fait distribuer l’Intendant d’Auvergne. Les chiens qui avaient à lutter contre la Bête, furent pourvus d’énormes colliers en fer forgé, avec des pointes aiguës qui défiaient les dents les plus pénétrantes.

Les hommes eux-mêmes, la nuit venue, n’osaient pas sortir de leurs demeures : cet animal farouche était si redoutable dans l’obscurité ! On ne voulait plus s’aventurer isolément pour se rendre aux foires voisines, et ce n’est que par groupes compacts et armés qu’on allait aux marchés. Le commerce souffrait de ces craintes justifiées qui retenaient chez eux les paysans, et empêchaient l’approvisionnement ordinaire des bourgs.

Enfin, cette Bête, on ne savait pas au juste ce qu’elle était ; il y avait probablement en elle quelque chose de surnaturel : elle s’était montrée sous des formes si diverses ! Ne l’avait-on pas aperçue marchant toute dressée sur ses pieds de derrière ?

Ne l’avait-on pas vue écoutant aux portes des fermes isolées ? Ne se jetait-elle pas à la rivière comme un homme qui veut se baigner ? D’aucuns même l’avaient entendue parler !!!

De sorte qu’à travers tous ces récits divers et ces exagérations superstitieuses, le peuple se formait la conception vague d’un monstre terrible, insaisissable et invulnérable, dont les instincts sanguinaires mettaient en défaut et déjouaient sans cesse les efforts et les ruses de l’homme.

Que faisait donc M. Denneval, ou plutôt qu’avait-il fait depuis plus de deux mois qu’il était arrivé dans ce pays ?

Sa conduite était diversement appréciée. M. de Morangiès, dans une lettre du 3 mai, s’exprime ainsi à son sujet : « Je suis trop voué à l’humanité et au patriotisme pour n’être pas sensiblement affecté de la durée de ce cruel fléau, et la chose me paroit trop intéressante pour que je ne me croie pas obligé de dire la vérité sur la conduite de MM. Denneval… Il me suffira de vous assurer que toutes les paroisses du côté de Saugues ainsi que celles de ce canton-ci (Saint-Alban) sont indignées des mauvaises manœuvres de ces chasseurs… Il est rebutant pour un peuple qui ne trouve à vivre que dans un travail journalier d’être employé des jours entiers à des chasses fort éloignées, pénibles et toujours infructueuses par l’absurdité des projets et des mesures de ces Messieurs, qui ont encore l’indécence de ne point payer de leurs personnes, de se refuser à l’exemple qu’ils doivent donner, et de penser plutôt à un gain sordide que tout condamne, qu’à la réussite de leur mission. Le sort de notre malheureux pays se décide au Malzieu, par ces aventuriers au milieu des pots et des verres, et de concert avec tous les crapuleux de cette folle cité.[3] »


Ces récriminations, quoique inséparables d’une certaine exagération, avaient un fonds de vérité.

Aussi Denneval sentant que la sympathie des populations commençait à lui échapper, pour la regagner, allait donner au monstre une chasse active et sans intermittence.

Le 1er mai, du côté de Saint-Alban, MM. Marlet de la Chaumette, virent la Bête dans un pâturage, la poursuivirent, la tirèrent et la blessèrent, de telle sorte que dans sa fuite elle perdait beaucoup de sang. Denneval vint avec ses chiens continuer les poursuites, mais sans aucun résultat.

Le 6 mai, chasse générale. La Bête est levée près du Villaret, paroisse de Chanaleilles, elle est tirée, mais elle s’échappe encore.

Le 12, nouvelle chasse. Deux loups furent tirés à soixante pas. « Dans la battue qui s’est faite aujourd’hui, M. de Rochemure avec deux autres particuliers de la paroisse de Grèzes ont tiré trois coups sur un animal qu’ils ont assuré être la Bête du Gévaudan, sans le blesser, et un jeune homme qui en fut blessé il y a quelque temps nous a dit que c’étoit la même qui l’avoit dévoré[4]. »


On fait encore une battue le 16, mais sans succès. Comme aucune victime n’était signalée depuis le 2 mai, ce qui semblait extraordinaire, étant donnée la multiplicité de ses attaques, on crut que l’animal avait succombé aux blessures reçues au premier mai.

« Malzieu, 18 may.

« Je crois qu’il est arrivé quelque sinistre événement à la Beste en question, depuis le 2 de ce mois nous n’avons appris aucune nouvelle qu’elle ait fait meurtre, ni mesme qu’elle ait attaqué personne, ce qui pourrait nous faire conjecturer que les blessures qu’elles a reçues la veille par MM. de la Chaumette, et le même jour l’une de nos battues à Saint-Alban, où je suis sûr d’avoir vu beaucoup de sang dans la poursuite que j’en fis, pourroient lui avoir occasionné quelque avanture. Ceci joint aux deux coups de fusil qu’on luy tira dans la chasse que nous luy donnâmes le six, bien tiré par un paysan à vingt pas, et l’autre à quinze pas par M. de la Fagette (sic) un de nos meilleurs tireurs, après que les chiens l’atteignirent, et la mordirent plusieurs fois au vu de plusieurs chasseurs[5]. »

Oh ! si vraiment la bête était morte ! Et comme le silence se continuait à son sujet, chacun se laissa bercer de cette douce espérance qui fit son chemin et gagna au large et au loin.


« J’ai l’honneur de vous mander, écrivait le délégué à M. de Saint-Florentin, que j’ai cru nécessaire de prier MM. d’Enneval de faire battre les bois, ravins et rochers les plus proches de l’endroit où la Bête fut tirée le 6. Il serait bien à désirer d’y trouver la preuve que les habitants du pays sont délivrés d’un monstre qui fait tant de ravages[6] . »


Hélas ! cette illusion ne devait pas être de longue durée !


« L’espérance que M. Denneval avoit donnée de la mort de la Bête féroce vient de s’évanouir, et la lettre que je reçois de lui en datte du 23 de ce mois m’apprend qu’elle continue ses ravages avec plus de fureur que jamais[7]. »


Le 19 mai, en effet, pendant une battue que l’on faisait, une fille d’environ cinquante ans fut dévorée au bois de Servilanges, paroisse de Venteuges. Le monstre lui avait coupé la tête qu’on ne put retrouver, et après avoir traîné environ cent cinquante pas le reste du corps, avait sucé tout le sang et arraché le cœur. Puis, quelques heures après, il était revenu ronger le haut de la poitrine.


« … Le 24, il dévore une fille à Mazel, paroisse de Jullianges, le même jour il attaque une fille à Marsillat, paroisse de Clavières, en Auvergne ; un enfant de quatorze ans lui enfonça dans le flanc une baïonnette dont il était armé, et qu’il retira tout ensanglantée…[8] »


Avait-elle été dérangée et chassée par les battues, ou bien était-ce simple fantaisie de sa part, c’est l’Auvergne que la Bête semblait choisir alors pour théâtre de ses terribles déprédations.


« Je viens avoir l’honneur de vous donner avis que l’une des bettes qui dévore le monde a passé à Lair, paroisse de Nozeirolles, le 1er juin, et a mangé une petite fille d’Étienne Hugon en gardant les bestiaux[9].

« Cet animal a paru plusieurs fois aux environs du village de Lair, en Auvergne, elle y attaqua un enfant le 27, qui se trouvant à portée de sa maison, eut le temps de s’y réfugier.

« Le 30, elle tenta à diverses reprises de surprendre le nommé P. Olier, journalier de Chanteloube, même paroisse de Nozeirolles. Cet homme labouroit près d’un petit bois. Il fit d’abord bonne contenance, et voulut aller à la Bête féroce avec une hache dont il étoit armé, elle attendit et lui inspira tant de frayeur, qu’il n’osa s’approcher. Il alla chercher du secours à son village, les paysans vinrent en foule, l’un d’eux la découvrit de fort près dans un bled, et luy tira un coup de fusil sans la blesser, un autre paysan fut à portée de luy donner un coup de hache, mais la crainte de la manquer, et de se voir ensuite attaqué le retint et la bête se retira ensuite à petits pas dans les bois de Roussillon, paroisse de Pinols, en Auvergne[10]. »


D’autre part, M. Denneval apprenait que la Bête s’était jetée sur une petite fille qui gardait deux bœufs au village de Jullianges « mais heureusement ces deux bœufs vinrent la dégager, et elle en fut quitte pour un coup d’ongle à l’épolle gauche. Elle voulut plus loin se jeter sur une jeune fille qui gardoit les cochons, mais ces animaux la secoururent (?) de même que sa mère qui étoit heureusement à sa portée. La Bête s’est ensuite réfugiée dans les bois de Lorcières[11]. »

Nos lecteurs nous pardonneront ces longueurs monotones et ce récit fastidieux des attaques et des carnages de la Bête. Celle-ci ne variait pas ses exploits dont l’histoire, par suite, ne peut être qu’uniforme et tristement monotone.

Enfin, comme de nouvelles victimes étaient signalées au Mazet et à Saint-Privat du Fau, une chasse énergique avait, en conséquence, été donnée au monstre, pendant les journées du 8, 10, 12 et 13 juin.

La chasse du 12, faite en partie en Auvergne, est ainsi racontée par M. d’Enneval, dans une lettre à M. Lafont :


« Monsieur, nous fîmes partir, le 11 au soir, nos gens et nos chiens pour aller coucher à Paulhac, afin de faire le lendemain matin une quête plus ample. Et nous nous rendîmes à six heures, à la chapelle de Beaulieu, dans la Margeride, rendez-vous indiqué, où nos gens nous firent rapporter qu’ils avoient connaissance d’un animal qu’ils soupçonnoient être la Bête et qu’ils l’avoient suivie à traces de limiers par les bois du Besset, en Auvergne, jusqu’à la rivière qu’ils ne purent passer ; et l’heure avançant ils tinrent conseil pour s’en revenir au rendez-vous. Sur le champ nous renvoyons les gens à pied de la communauté de Saint-Pierre-le-Vieux et de Prunières et nous gardâmes environ trente tireurs à cheval, avec lesquels nous nous mîmes à la poursuite. Passant par la Vachelerie, on nous rapporta qu’un paysan l’a vue à la pointe du jour derrière une petite muraille. Nous l’envoyâmes chercher, il nous confirma le fait et me mena à l’endroit et il me dit que la Bête avoit prit la fuite à son approche, la tête tournée du côté du bois de la Molle. Nous continuâmes à y marcher, de là, à Diége. Nous traversâmes les bois du Favard, ceux du Besset et nous passâmes la rivière près du château de Sarlonges (sic). Là, on nous rapporte que sur les neuf heures, la Bête avoit voulu attaquer une femme et une fille, mais que s’étant bien défendues avec la baïonnette, elle les avoit quittées faisant route vers Nozeyrolles, en Auvergne.

« Nous y fûmes et nous nous informâmes si on l’y avoit vue. On nous dit que non. Je demandois au Prieur quels étaient les bois les plus fourrés dans ce canton. Il me répondit qu’il y en avait de très forts de l’autre côté appartenant à M. Dupont de la Grange et qu’en tirant encore plus loin dans l’Auvergne, on trouvait ceux de M. d’Apchier qui y joignoient.

« Nous y fûmes et ayant grimpé la montagne, je postois les tireurs sur la crête et envoyois les chiens par dessous le bois en cas de besoin excepté un limier que je lâchois dans ces bois vers le milieu. Il en eut connaissance, la rapprocha très bien et lui fit passer ces bois jusqu’à la verrerie de M. de la Vedrine, gagnat vers ceux d’Apchier, où un orage nous prit et la nuit approchant nous l’arrêtâmes et fûmes coucher au village d’Auvert, où nous couchâmes tous dans la bergerie, et ne trouvâmes ni pain, ni paille. Dès la pointe du jour, je renvoyois en quête dans les bois de M. d’Apchier jusqu’à la Pause et dans ceux de Colanic proche l’abbaye de Pébrac et le Bois Noir, où on n’eut aucune connaissance.

« Nous rabattîmes sur les bois de Julianges, de Paulhac et de Saint-Privat-du-Fau, sans autre succès. Pendant ce temps, on vient avertir au Malzieu, sur les neuf heures du matin, que la Bête avoit paru dans les bois de Serverette et aux gorges de Prunières. Une personne, que j’y avais laissée pour avoir soin d’un chien malade, y fut avec. Il trouva le Vicaire qui avoit fait entourer ces bois, mais dans la battue il ne sortit rien. Et il n’a pas même été vérifié que ce fût la Bête. »


M. l’abbé Peytavin, curé de Saint-Julien-du-Tournel prétendait prouver péremptoirement que cette Bête n’était qu’un ou plusieurs loups carnassiers, et comme preuve il apportait la liste des personnes dévorées par les loups dans sa paroisse, surtout au village de Serviès.

  1. Archiv. du P.-de-D. C. 1733.
  2. Ibid. C. 1733. Lettre de M. Marie à Langeac.
  3. Pourcher, p. 562-563.
  4. Archiv. du P.-de-D. C. 1733. Lettre de M. de Montluc, du 12 mai.
  5. Archiv. du P.-de-D. C. 1733. Lettre de M. Denneval.
  6. Ibid. C. 1733.
  7. Ibid.
  8. Ibid. C. 1733.
  9. Ibid. C. 1733. « Jeanne Hugon, âgée d’environ onze ans, fille légitime d’Étienne Hugon, du village de Lair, cette pauvre enfant fut ensevelie au cimetière de la paroisse, le 2 juin (1765), ayant été dévorée par la Bête féroce, le jour précédent, à demie mangée, dans le bois du village… Daudé, prieur. »
  10. Archiv. du P.-de-D. C. 1733. Lettre de Saint-Florentin.
  11. Ibid. C. 1733.