Librairie Floury (p. 50-58).

CHAPITRE VII

CHASSES DE MM. DENNEVAL



Pendant ce temps-là, qu’était devenue la Bête ?

La Bête affirmait plus que jamais sa présence et ses instincts sanguinaires par de nouvelles attaques et de nouvelles victimes dévorées. Son appétit devenait plus violent, sa fureur plus insolente, et jamais jusqu’ici ses méfaits ne s’étaient si fréquemment renouvelés.

Le 9 mars 1765, M. Denneval écrit : « La Beste fait toujours parler d’elle, et encore hier, ayant coupé la teste à une fille, mangé le sein, une épaule et un bras, on fut après elle, mais elle estoit trop près des grands bois, cela s’est passé auprès d’Albaret. Vous savez sans doute que depuis le premier jour du mois elle avoit attaqué plusieurs femmes, filles ou enfants, une femme à qui elle a enfoncé les griffes à la gorge, le même jour, un petit garçon dévoré du côté d’Ardes et la Voulte… M. de Lauriac nous a envoyé trois gentilshommes bons tireurs, qui se nomment MM. de la Fayette[1]. »

Le lendemain, 10 mars, l’abbé du Rochain, comte de Brioude, annonce que « la Bête est dans les environs du Ligonès, elle attaqua hier une fille de vingt-cinq ans, à un demi-quart de lieue du Ligonès, qu’elle mit à mort. On l’a vue ce matin dans les environs à deux lieues de Saint-Flour. Cette fille fut surprise par cette Bête qui étoit en embuscade, elle lui sépara la tête du corps qu’elle a emportée.

« Nous avons dans ce pays un grand louvetier, ses chiens sont partis ce matin pour aller rejoindre le maître à Saint-Chély. M. du Ligonès qui est ici avec sa femme partira lundy pour aller chez luy, pour y recevoir les chasseurs. M. Denneval doit incessamment chasser dans ces cantons[2]. »

Il serait trop long de raconter ici les attaques diverses que fit cet animal féroce à Chabriès, près Arzenc, à Malaviallette, et au mas de la Bessière, paroisse de Saint-Alban, où la femme Jouve lutta longtemps, se battit corps à corps contre lui, et réussit enfin à lui arracher un de ses enfants qu’il emportait et dont il avait déjà mutilé le visage (13 mars).

Le 20, un enfant périt à Aumont, le 29, un autre à Javols, le 4 avril, Annez Dauphine à la Roche-Redonde, paroisse de Saint-Alban, et enfin le 7 avril, jour de Pâques, une fille est dévorée à la Clause, près Saugues[3].

Les relations rapportent qu’elle avait fait sa première communion ce jour-là. On ne faisait pas, à cette époque, sa première communion à dix-sept ans, et l’eût-elle faite, on ne l’aurait sûrement pas envoyée garder les bestiaux en ce jour. Une complainte parut sur elle :


À l’abri d’une terre close,
Sur le penchant d’un coteau,
Une petite fille de la Clause,
Gardait ses vaches et ses veaux.


Il y a quatorze couplets de cette valeur.

Quelques gentilshommes étaient de nouveau venus du Dauphiné, du Vivarais ou d’ailleurs, mais bientôt mécontents, soit des hauteurs de Denneval qui voyait en eux des compétiteurs, soit des difficultés insurmontables des lieux, ils étaient repartis.

Denneval comptait bien ne pas procéder comme son prédécesseur. Il avait avec lui six bons limiers dressés à courir le loup. Les paroisses avaient reçu l’ordre, aussitôt que la bête serait aperçue, de venir immédiatement lui en donner avis, ou, si une victime était attaquée et mise à mort, de ne pas toucher au corps avant son arrivée.

Une fois averti, il venait en hâte faire prendre contact à ses chiens qui devaient mener vigoureusement le loup et le faire tomber sous les coups des tireurs. Mais les limiers, soit défaut de dressage ou de flair, soit que cette Bête leur répugnât eurent de la peine à reconnaître la piste comme on l’eût désiré, et ne rendirent pas d’abord les services attendus.

Il avait établi son cantonnement du côté de Saint-Alban, et du Malzieu. Le 21 avril, il voulut essayer d’une battue faite par plusieurs paroisses pour ramener la Bête du côté de Prunières et des bois de M. de Morangiès, où il y avait des gorges qui pouvaient être fructueusement occupées par des tireurs. Mais toutes ces tentatives furent inutiles, il put approcher la Bête, la mener jusqu’à la nuit : la Bête lui échappa.

« M. d’Enneval vient de m’instruire des nouveaux ravages qu’a faits la Bête féroce. Au commencement de ce mois elle a dévoré une fille de treize ans près de Saint-Alban. M. d’Enneval y alla et un de ses piqueurs la trouva dans le bois de Morangiès ; on n’eut pas le temps de l’envelopper, elle quitta le bois et les chiens la suivirent. On trouva en la poursuivant des ossements humains et beaucoup de sang, on ne sait qui elle a dévoré… Le même jour elle dévora le soir un enfant de dix ans dans la paroisse de Saint-Denis, et depuis elle a attaqué près de Saint-Chély un homme robuste qui s’est longtemps défendu contre elle, après beaucoup de ruses, elle l’a terrassé et dévoré[4]… »

« Depuis la semaine sainte pendant laquelle la mauditte Beste tua et dévora trois filles et un garçon, et notre dernière chasse, il n’est arrivé aucun accident[5]… »


« Du Malzieu, 31 avril.

« … Le dix-huit elle tua un garçon à Pauillac[6] à deux ou trois lieues d’icy, elle le saigna comme auroit fait un boucher, lui arracha un oeüil, lui mangea les joües, les cuisses et lui disloqua les deux genoux. Le 21, je fis faire une batüe de douze paroisses, où elle fut trouvée sous un rocher, par un jeune homme âgé d’environ dix-huit ans, de la paroisse d’Osmon (Aumont), il étoit armé d’un vieux sabre, elle ne voulut pas décamper, lui gronda et grinça des dents, étant saisy de peur, et s’écriant au secours, son curé qui étoit le plus proche armé d’un pistolet, y accourut, mais elle avoit pris la fuite.

« Elle vient attaquer à Caufour (Couffours) une fille de onze ans et un garçon de seize ; ils se défendent et sont blessés, mais sont secourus par un de leurs parents armé d’une hache. En les quittant, ce loup vint rejoindre un autre animal plus petit que lui, qui le caressa et lui lécha la gueule.

« Le 28 une nouvelle battue fut faite et une louve tuée pesant quarante et quelques livres, elle fut portée à Mende, et le subdélégué la fit ouvrir en public par un chirurgien, on lui trouva dans le corps quelques chiffons d’étoffe linge, du poil et des os qu’on jugea être de lièvre… On soupçonne beaucoup que ces paysans en vue d’une récompense lui avoient enfoncé ces drogues avec une baguette. »


Le paysan n’a de grossier que l’habit, il était fort capable, pour avoir part à la gratification promise, de glisser dans cet animal les chiffons retrouvés :


Quid non mortalia pectora cogis
Auri sacra fames ?…

Toutefois l’opinion des médecins qui firent l’autopsie, ne confirma point l’hypothèse intéressée de Denneval.


« Quoique les loups soient très avides, et qu’on trouve quelquefois dans leurs entrailles bien des choses qui semblent n’avoir aucun, rapport avec leurs aliments, on serait bien en peine s’ils n’ont dévoré quelque cadavre humain et partie de ces habits, de pouvoir comprendre où celui qui a fait le sujet de notre vérification pourrait avoir rencontré les matières dont on a trouvé les débris mal digérés dans ses entrailles.

« Signé : Bonnel de la Brageresse, Blanc. »


estampe allemande en couleur
Bibl. Nat. — Cabinet des Estampes. — Coll. Hennin.
Cliché de la Revue AEsculape.

Cette louve, tuée à la Panouse, dans le mandement de Saugues, le 23 avril, était encore jeune et n’avait jamais porté, d’après l’examen qui en fut fait. Si donc elle s’attaquait aux humains, nonobstant sa petite taille et son âge, combien d’autres loups plus gros pouvaient avoir la même hardiesse, et par suite, combien il est peu étonnant qu’il y ait eu tant de personnes attaquées en un si court espace de temps et en des lieux si différents !

Aussi devant cette perspective, une lettre circulaire du 25 avril fut adressée aux consuls des communautés pour ordonner soigneusement la destruction des loups et louveteaux, et offrir une prime double de celle qui avait été promise les années précédentes.

À la méthode déjà signalée, M. Denneval joignit un nouvel expédient. Il avait ordonné, on l’a déjà vu, de laisser sur place les victimes jugulées. Une fois prévenu, il faisait répandre du poison sur les restes délaissés, espérant que la Bête viendrait se repaître à nouveau et avalerait ainsi son propre trépas. L’expérience en fut faite sur le corps de la fille de Venteuges. Mais, ou la Bête ne revint pas, ou le poison absorbé par elle fut sans effet.

M. Denneval commençait à se laisser gagner par le découragement.

Il ne faisait pas mieux que son prédécesseur. Ses procédés n’avaient pas plus de succès, et d’autre part jamais la Bête n’avait fait tant de victimes.

Des signes de mécontentement se manifestaient parmi la noblesse de ces pays, la France elle-même était étonnée de l’adresse merveilleuse de cette Bête qui en remontrait à un si célèbre louvetier.

Bien plus, les Anglais s’occupaient aussi du Gévaudan et de sa Bête dont le sinistre renom avait franchi les mers.

On lit dans le Courrier du 26 avril 1765 :


« Les journalistes Anglais s’égaient à nos dépens, mais à l’Anglaise, au sujet de la Bête du Gévaudan. On lit dans une de leurs feuilles du 29 mars, qu’une armée française de cent vingt mille hommes a été défaite par cet animal qui après avoir dévoré vingt-cinq mille hommes et avalé tout le train de l’artillerie, s’est trouvé le lendemain vaincu par une chatte dont il avait dévoré les chatons.

« On ne voit point sur quoi peut tomber ce sarcasme, mais ce qu’on voit bien clairement… c’est que l’art de railler avec sel et de badiner avec grâce n’est pas, du moins communément, l’art des écrivains anglais. L’air pesant du climat et l’humeur sombre de la nation s’y opposent[7]. »

On aurait mauvaise grâce à ne pas en convenir, cette infériorité de l’homme sur la Bête prêtait bien un peu à la raillerie.

Toutefois, comment pouvait-il se faire que ce monstre pût se dérober à tant de battues, échapper à tant de chasseurs, et faire impunément tant de victimes ?

Et d’abord, les difficultés des lieux faisaient merveilleusement le jeu de la Bête.

On ne peut se figurer, sans les avoir vues, ces gorges profondes, ces ravines sauvages de Meyronne et la Révolte, de la Desge, au-dessous de la Besseyre, de la Truyère sur l’autre versant des Margerides qui sont elles-mêmes creusées de plis profonds, souvent hérissées d’épais taillis, inaccessibles à l’homme et praticables aux fauves seuls. La Bête avait tôt fait de sauter d’un versant à l’autre, de se couler sans être vue à la faveur des taillis et de mettre en défaut, tout en passant près de lui, la vigilance du tireur au poste. Et là-haut sur les arides sommets des monts que ne ponctuent ni arbres ni arbustes, il lui était facile d’apercevoir le chasseur aux aguets, et de se sauver hors de portée.

Si quelquefois, l’éveil donné, elle ne pouvait se sauver à temps sans essuyer quelques coups de fusil, l’imperfection des armes de cette époque, le saisissement et le manque d’assurance ou la trop grande distance du tireur rendaient la plupart des coups inutiles, quand le feu lui-même ne ratait pas.

Les battues, par elles-mêmes, n’étaient pas si dangereuses qu’on pourrait le croire. Il y avait une telle cohue, une telle confusion, et entre les tireurs et les rabatteurs de si larges vides amenés forcément par les grands bois, les forêts impénétrables, alors plus nombreux qu’aujourd’hui, qu’il n’est point étonnant que la Bête ait pu aisément se dérober.

D’ailleurs, ceux qui jusqu’ici avaient dirigé les chasses tenaient à s’assurer la récompense promise, et à tuer eux-mêmes la Bête, de sorte qu’ils se réservaient les meilleurs postes, et ne laissaient pas facilement aux autres l’occasion de remporter le prix. C’est ainsi que la prime extraordinaire qui devait assurer la mort du monstre, était peut-être pour lui une cause de salut.

Enfin on ne peut être surpris de voir la Bête dévorer impunément tant de victimes, puisque l’on sait qu’elle ne s’attaqua d’abord qu’aux enfants ou aux femmes, rarement aux hommes, et seulement lorsqu’ils n’avaient point en mains d’armes dangereuses. Sans doute l’éveil était bientôt donné, et l’on venait aussitôt au secours des victimes. Mais avant que les fusils aient été décrochés, la Bête avait gagné le large, et l’on ne retrouvait plus que les débris de la personne dévorée.

  1. Ibid., C. 1732. Lettre à M. de Ballainvilliers.
  2. Lettre de Brioude. Archiv. du P.-de-D. C. 1732.
  3. Le septième avril, même année que dessus (1765), a été dévorée par la bette féroce Gabrielle Pelicier, de la Clauze, sur cette parroisse, âgée d’environ dix-sept ans, et les débris ont été enterrez le lendemain au cimetière de cette parroisse tombeau de ses prédécesseurs, présents Jean Cubizole du susdit village et Benoit Bret, clerc qui ont déclaré ne sçavoir signer, de ce enquis et requis. De Rochemure, curé. »
    Regist. de Grèzes. Greffe de Riom (Cour d’Appel).
  4. Lettre à M. de St-Florentin, du 13 avril 1765. Arch. du P.-de-D. C. 1731.
  5. Ibid. Lettre du 17 avril.
  6. « Martial Charrade du Besset, âgé d’environ treize ans, fut dévoré avant-hier par la Bête féroce qui mange le monde dans les tènements de Vachellerie, paroisse de Paulhac où il s’était loué pour vacher, et aujourd’hui vingt avril mil sept cens soixante cinq les restes de son corps ont été portés et inhumés dans le cimetière de cette paroisse, présens J. Charrade, son père et d’Ant. Charrade son frère…
    Signé : Fournier, curé. »

    (Reg. de la Besseyre. Greffe de Riom, cour d’appel.)

  7. Les Allemands aussi s’intéressaient à cette lutte d’une Bête qui tenait en échec toute une province, et des gravures circulaient, dont la légende, en langue allemande, dénotait l’origine.