Librairie Floury (p. 41-49).

CHAPITRE VI

MÉTHODES DE DESTRUCTION DE LA BÊTE
DÉPART DE M. DUHAMEL



Une si grosse récompense promise avait fasciné les esprits et éveillé toutes les convoitises.

Si l’on trouvait un procédé de destruction, et si le succès en suivait la mise à l’essai, l’on aurait part, sans aucun doute, à la gratification annoncée.

Aussi les cerveaux se creusèrent, et les esprits ingénieux mirent à la torture leurs facultés inventives, pour découvrir une méthode qui put faire périr infailliblement le monstre poursuivi[1]

On ne se doute point de ce que sut imaginer de combinaisons saugrenues et de conceptions insensées l’imagination délirante de quelques inventeurs.

Le plan, aussitôt conçu, était envoyé à l’Évêque de Mende ou à l’Intendant, pour être mis à exécution, et les archives de l’Hérault (C. 44.) conservent plusieurs lettres, offrant chacune un système varié pour la destruction certaine de la Bête.

De ces lettres, reproduites par M. l’abbé Pourcher (p. 253 et suiv.), nous ne citerons que les deux plus singulières, à titre de pure curiosité.

 
Déjà cent malheureux, conduits sur son passage,
Avoient éprouvé sa fureur.
Pour se saisir de la Bête cruelle,
Un jour mille chasseurs battirent les forêts.
Mais, hélas ! trop faibles contr’elles,
Ils la virent braver leurs traits.
Et d’une cruauté nouvelle,
Étaler à leurs yeux les terribles effets.

Leur chasse, cependant, ne fut pas inutile,
Nombre de loups à qui ces bois,
Depuis longtemps, servent d’asile,
Y furent pris pour cette fois.
Petits brigands, quand la justice
Poursuit les scélérats fameux,
S’ils échappent à leur supplice,
Elle vous prend en courant après eux.
Et c’est toujours, faute de mieux,
Nous rendre un signalé service.

POURCHER, p. 309.


L’une des complaintes commençait par le couplet suivant :

 
Courage, chasseurs de France,
Partez pour le Gévaudan,
Allez-y en diligence,
Ne perdez pas un moment,
Poursuivre cette Bête
Qui ravage ce pays,
Et votre fortune est faite,
Si vous remportez le prix.

F. ANDRÉ, p. 32.


« Tuvel, le 18 février 1765.

« Monseigneur, permettez qu’après avoir présenté mes très humbles respects à votre Grandeur, j’ose me donner l’honneur de vous donner avis du moyen que je me suis proposé de représenter pour détruire entièrement le monstre affreux qui continue de troubler le repos général du public dans le royaume ; lequel par sa rapidité et ses ruses a le secret de se garantir de l’effet de la poudre et du plomb. En conséquence comme cet animal furieux ne fait sa proie que du sexe, ainsi qu’il est dit par le bruit commun, il conviendrait pour cet effet d’emprunter l’artifice pour que sa proie soit son véritable vainqueur. À cette cause, vu que ce monstre est acharné audit sexe, il faudrait qu’en tous les lieux qu’il paraîtra qu’on fit des femmes artificielles, composées avec du plus subtil poison et les exposer sur les avenues différentes sur des piquets pliants pour inviter ce maudit animal à exécuter son indigne fureur et à avaler sa propre fin. En sorte que pour composer ces femmes postiches, c’est d’avoir premièrement trois vessies de cochons et le col d’une brebis ou mouton dépouillé à chaux vives.

« Deuxièmement, la peau aussi d’une brebis et les boyaux, en observant de bien faire raser ladite peau pour qu’il n’y ait ni poil ni laine. Ensuite avoir du sang des dites brebis ou agneaux avec de la bonne éponge pour en faire des pelotons qu’on attachera avec des petits morceaux de chair, pour mettre le tout dans les dites vessies et boyaux étant dûment préparés et assaisonnés avec ledit poison et faire des dites trois vessies la tête et les mamelles, et observer de faire peindre sur un papier ou un linge fin la figure d’une femme, qu’on pourra coller superficiellement sur la vessie qu’on destinera pour la tête.

« Troisièmement enfin, lesdits boyaux seront distribués sous ladite peau, à laquelle il serait bon qu’on y laissa un peu de chair contre, aussi duement poudrée du dit poison pour que ce monstre puisse trouver de quoi mordre partout où ses cruelles dents donneront pour s’éterniser entièrement, ainsi que je le souhaite.

« Voilà, Mgr, ce que votre serviteur a cru devoir représenter à Votre Grandeur pour le repos du public à tous ses égards. Si vous jugez nécessaire, Mgr, que la présence de votre serviteur soit utile pour faire faire cette composition, je me transporterai sous vos ordres dans toutes les villes et lieux qui me seront indiqués ; suppliant Votre Grandeur de ne pas trouver mauvais l’avis de celui qui se dit, Monseigneur, de Votre Grandeur, etc.

« De Joas de Papoux, chez M. de Cubière. »


Seconde lettre du même.

« Monseigneur, Votre Grandeur ayant bien voulu honorer votre serviteur d’une réponse très flatteuse sur les moyens que je proposais prendre pour la destruction de cette Bête féroce ; c’est ce qui m’enhardi, Monseigneur, à vous présenter par icelle le second avis, qui pourrait être plus efficace, que le précédent. En conséquence, vu et considéré que jusqu’à ce jour les plus rigoureuses poursuites n’ont rien opéré contre cet insigne monstre et que malgré toutes ses ruses et rapidité, il n’est pas sans avoir quelque intervalle de repos étant même fort long, lorsqu’il n’est pas poursuivi. Je pense qu’il se laissera surprendre en observant de lui donner la chasse en la forme ci-après. Voici quel serait mon dessein :

« Premièrement, de se pourvoir environ de vingt-cinq hommes seulement des plus intrépides et les faire déguiser de la manière suivante.

« Secondement, avoir s’il est possible une peau de lion, d’ours, de léopard, de cerf, de biche, d’un veau, d’une chèvre, d’un sanglier, d’un loup mâle et d’une femelle, avec deux moutons.

« Troisièmement, en revêtir douze ou quinze et plus s’il se peut sous les susdites peaux, et les autres avec des petits gilets et de longues culottes bien garnies avec des plumes de différentes couleurs et leur faire faire pour tous des bonnets de cartons en forme de casques garnis aussi avec des plumes et y entremêler de petites lames de couteaux.

« Quatrièmement, oindre tous ces dits vêtements avec du miel, et odoriférer le tout de Musc. Ensuite avoir environ douze onces de graisse de chrétien ou de chrétienne, s’il est possible avec du sang de vipères, mêler le tout ensemble et le partager pour que lesdits en aient chacun dans une petite boëte.

« Cinquièmement, enfin, armer lesdits hommes d’un pistolet d’Urson à deux coups, chargé de trois balles carrées, mordues par la dent d’une femme ou d’une fille, y joindre un petit lingot de fer aussi carré ; et oindre les dites balles et lingots de cette graisse ; plus d’un bon couteau de chasse et d’une patte de fer à trois griffes oints de même avec ladite graisse. Moyennant quoi étant lesdits hommes capables de bien jouer leur rôle sous l’attitude de bien se contenir. Un seul pourrait être vainqueur de cette Bête cruelle en parcourant dans les bois ou forêts de trois à trois, se tenant les uns des autres à la distance de trente à quarante pas, formant un triangle, en observant de garder un grand silence, Dieu bénira l’entreprise.

« À cette cause, je supplie Votre Grandeur, Monseigneur, que si vous me jugez capable de commander cette brigade : je me rendrai sous le bon plaisir du Roi, mon maître, par vos ordres, toutesfois que Votre Grandeur jugera à propos de faire mettre à exécution le projet que Dieu m’a inspiré, comme étant fidèle sujet de sa Majesté et de Votre Grandeur avec un profond respect, etc.

« De Joas de Papoux. »

« A Nimes, le 2 mai 1765, étant dans la maison de M. Troussel, avocat, vis-à-vis la rue des Marchands à Nimes. »


Un sieur Herbert, de Verrières près Sceaux, conseillait à M. de Montluc, une ruse qu’il avait vu réussir contre un fort loup cervier qui désolait les environs de Bonnières : « Je donnai avis aux habitants d’habiller un mouton en fille, que l’on coiffa avec un bonet de fille ; l’on le plaça en un endroit commode et plusieurs personnes armées se postèrent. L’animal n’a pas manqué de venir se jeter sur le mouton qui remuant, s’est imaginé estre un enfant, pendant ce temps là l’animal a été tiré et tué par ceux qui étaient postés[2]. »


Quelques jours après (14 mai 1765), il suggérait encore un nouveau procédé :


« Voici un autre que si vous le faites mettre à exécution, il est certain qu’il réussira.

« C’est de faire un rond qui contienne six ou sept tireurs dans lequel les hommes soient assis, ayant les jambes enfoncées dans le trou du rond. Le tablier cachera leurs habits, et dans le milieu dudit, y mettre quatre ou cinq enfants qui chantent, dansent et jouent à la manière des enfants de la campagne. Par ce moyen il ne pourra arriver aucun danger auxdits enfants étant sous la garde des tireurs qui seront rangés en rond[3]. »


Une cinquième méthode n’était pas moins naïve :


… « M. de Saint-Priest a envoyé un projet de détruire cette beste, il l’a reçu de M. le Controlleur général, c’est un curé du dioçaise de Reims qui lui en a fait part. Il prétend d’abord que c’est un chat-tigre à qui il fait passer les mers venant du Metzig ; il dit qu’il faut exposer des veaux d’un an dans les forêts, bois ou pleinnes, tous vivants, leur mettre du poison sur le dos… »


M. d’Enneval dans une lettre promet de faire l’essai de cette méthode[4].

Si la communication de ces inventions diverses, avait pour mobile, en majeure partie, l’espoir du lucre, quelquefois cependant, elle partait d’un meilleur naturel et d’un sentiment de compassion non déguisée : « Le curé de Bouconville, J. Bourgeois, qui suggérait le dernier procédé, s’exprimait ainsi : « Le désir de voir le Languedoc bientôt délivré de cet animal redoutable, est le seul motif qui m’a porté à prendre la liberté de vous faire cette lettre, espérant que vous voudrez bien la recevoir comme le témoignage d’un zèle patriotique. »

Les chasseurs, eux, y mettaient, en général, moins de réserve et moins de désintéressement. Ils ne pouvaient apercevoir la Bête et lui tirer un coup de fusil, sans faire une relation grossie de l’affaire et se targuer de l’avoir atteinte, ou même dangereusement blessée. Ceci d’ailleurs n’a rien d’étonnant, nos chasseurs d’aujourd’hui ne feraient peut-être pas autrement.


« Langeac, 4 mars 1765.

« Il est vrai que M. du Verny de la Védrines, gentilhomme verrier, rézidant dans la paroisse de Nozerolles, est venu le dernier jour du Carnaval me faire son rapport que le mardy précédent qui estoit le 12 du mois de Février, la Bête féroce avoit passé au-devant de sa verrerie, qu’un de ses domestiques, qui fendoit du bois l’ayant aperceue venant vers lui, cria hautement au secours ; au bruit de cette voix le sieur de la Védrines sortit de sa verrerie, sans armes, mais ayant veu la Bête qui marchoit à grands pas, il demanda qu’on lui portât un fuzil, ce qu’on fit promptement, il lui tira dessus d’assez loin, et il croyait que de ce coup, il lui avoit cassé la jambe gauche de derrière, et pour me confirmer son rapport il me le fit témoigner par son domestique qui étoit avec lui, c’est environ vers les trois à quatre heures du soir que cette action arriva, le maître et le domestique poursuivirent la Bette dans le bois qui est proche de la verrerie, ils trouvèrent du sang répandu sur la nège, et comme la nuit approchoit, qu’il faisoit du brouillard, il ne leur fut pas possible de rencontrer aucun vestige par où cette Bette avoit passé ce qui les obligea de se retirer. Et pour me mieux confirmer sur la vérité de son rapport, le sieur de la Védrines me dit qu’il le prouveroit par le témoignage des sieurs Chastel, chasseurs de profession, qui rézident dans la paroisse de la Besseyre Saint-Mary en Gévaudan, voisine et limitrophe de celle de Nozerolles en Auvergne… prétendant que les Chastel estant à la chasse le lendemain, mercredi 13, dud. mois, avoient trouvé la Bette féroce, ils avoient remarqué qu’elle n’avoit que trois jambes … Je fis appeler les Chastel, le jeudi jour de foire, et après les avoir interrogés, ils m’ont dit que le rapport du sieur de la Védrines n’étoit pas fidèle, qu’ils n’avoient pas esté à la chasse le mercredi, qu’il faisoit très-mauvois temps et qu’ils n’avoient pas vu la Bette féroc… Plusieurs personnes m’ont raporté que M. de la Védrines n’avoit tiré son coup de fuzil que sur un gros chien qui s’étoit perdu dans les montagnes[5]… »


L’ordonnance de l’Intendant annonçant la gratification promise, conviait tous les chasseurs à se rendre en Gévaudan et en Auvergne pour la destruction de la Bête. Il en vint, en effet, des provinces voisines, mais leur bonne volonté ne tint pas longtemps contre les difficultés de l’entreprise :


« Ils viennent, disait M. Lafont, avec la meilleure volonté, ils chassent quinze jours ou trois semaines, et après avoir essuyé bien des fatigues, s’en retournent chez eux très dégoûtés. »


Il ne restait donc en présence que M. Duhamel et MM. Denneval. On a vu comment la bonne entente ne régnait point entre eux et combien leurs rapports étaient tendus.

Le premier continuait avec ses dragons ses battues ordinaires. Les seconds prétendaient toujours que ces courses infructueuses mettaient la Bête en fuite et la rendaient fort difficile à approcher.

M. de Montcan soutenait Duhamel ; la Cour, au contraire, avait une plus grande confiance dans l’expérience et l’habileté de Denneval et comptait davantage sur son concours pour le succès.

Celui-ci qui le savait, voulait interdire la chasse à son adversaire, et le faire rappeler dans ses quartiers.

M. Lafont vint exprès sur les lieux pour essayer de concilier leurs opérations, mais son intervention n’eut aucun succès.

Bien plus, MM. Denneval voulaient rendre la chasse exclusive et en garder pour eux seuls le privilège, alléguant que des lettres de la Cour leur donnaient cette faculté. Mais M. Lafont leur fit observer que d’après les placards apposés la chasse était ouverte à tous, et que chacun, avec un certificat donné par lui, avait le droit de poursuivre la Bête. Cette mesure n’était d’ailleurs pas inutile à cause de la grande étendue de pays que le monstre parcourait en peu de temps.

M. Denneval, qui, au dire du syndic, avait la plume légère, en référa à la Cour. Finalement, M. de l’Averdy, dans une lettre du 20 mars, faisant ressortir le peu de succès des chasses précédentes, l’inconvénient des battues et la perte de temps qui en résultait, proposait de mettre M. Denneval seul à la tête des chasses, avec ordre aux chasseurs de se ranger sous sa direction.

De plus, M. de Choiseul écrivit à M. de Montcan pour le prier d’ordonner à M. Duhamel de ne plus se mêler aux opérations et de se retirer dans ses quartiers.

Enfin, le jour de Pâques, 7 avril 1765, le détachement de dragons, avec son chef, quittait Saint-Chély pour se rendre à la ville du Saint-Esprit[6].

Ainsi finissait cette rivalité. MM. Denneval étaient bien seuls maintenant à la tête du pays, et leur compétiteur disparaissait emportant ce témoignage que rendait de lui M. de Montluc :


« On rendra à M. Duhamel la justice qu’il a mis beaucoup d’activité et de bonne volonté pour détruire ce monstre mais malheureusement il a toujours échappé à sa poursuite[7]. »

  1. Là où l’imagination se donnait également libre carrière, et épuisait, sans vergogne, toutes ses ressources, c’était dans la confection des figures ou portraits de la Bête qu’en cette époque on répandait à profusion.
    On la représentait de toutes les façons et sous les formes les plus invraisemblables, et ce qu’il y a de singulier, c’est que chacune de ces estampes, au dire de la légende qui l’accompagnait, « était très fidèle… le vrai portrait de la Bête. » Ces gravures prématurées étaient passablement téméraires : on avait si peu vu cet animal jusque-là insaisissable !
    Des complaintes étaient aussi colportées, et un apologue du Mercure de France (août 1765), était ainsi formulé :
    « LA BÊTE FÉROCE »

    Fléau d’une province, un monstre anthropophage y répandoit le carnage et l’horreur.

  2. Archiv. du P.-de-D. C. 1732. Lettre du 22 mars, à M. de Montluc, à Saint-Flour.
  3. Ibid.
  4. Archiv. du P.-de-D. C. 1732. Lettre de M. d’Enneval.
  5. Lettre de M. Marie, correspondant de la subdélégation à Langeac. Archiv. du P.-de-D. C. 1732.
  6. Ses états de dépenses, du 4 nov. 1764 au 7 avril de l’année suivante, étaient de 302 liv. 15 s. pour loyer, casernes, etc… et 2.226 liv. 5 s. pour fournitures diverses à St-Chély et médicaments aux personnes blessées par la Bête.
  7. Archiv. du P.-de-D., C. 1732.