Librairie Floury (p. 35-40).

CHAPITRE V

M. DUHAMEL EST REMPLACÉ PAR MM. DENNEVAL



La Cour avait connu avec peine l’insuccès de ces dernières journées, et M. de l’Averdy, exprimait à M. de Saint-Priest, l’intendant de Languedoc, combien il avait été douloureusement affecté d’apprendre le résultat infructueux des chasses des 7 et 11 février.

D’où pouvait provenir un si pénible échec, et à qui devait-on en faire remonter la responsabilité ?

Depuis longtemps déjà des plaintes diverses avaient été formulées contre les dragons. Ils commettaient, dans les lieux où ils passaient, quelques excès, et se montraient parfois exigeants chez les paysans lorsqu’ils descendaient chez eux. Les récoltes et surtout les blés se trouvaient fort mal de leur présence, et, en somme, leur passage ne se faisait guère sans dommages incessamment renouvelés.

Un sieur de la Barthe, parce que l’un de ses fermiers avait été maltraité par eux, exprima ses plaintes à l’Intendant :


« Les dragons traitent le Gévaudan en pays de conquête, exigent tout sans payer. Les chevaux qui sont aussi nécessaires qu’une troisième roue à un chariot, détruisent les récoltes, et je crois qu’il ne manque plus que brûler pour avoir une vraie image de la guerre. Les plaintes se multiplient, et le paysan est au désespoir[1]. »


On les accusait en outre, dans l’espoir d’obtenir seuls la récompense promise, d’éloigner les chasseurs et tous ceux qui pourraient avoir quelque chance de tuer la Bête.

M. Lafont, sur la demande de l’Intendant, fit une enquête afin de vérifier la réalité de ces allégations. Sans doute les dragons avaient d’abord fait quelques dommages aux blés en courant à travers champs, mais sur la représentation qui en fut faite à M. Duhamel, celui-ci y avait pourvu.


« M. Duhamel, disait-il dans son rapport, est d’un zèle infatigable, ayant extrêmement à cœur de réussir dans son entreprise, et d’avoir des attestations avantageuses sur sa conduite… Il est d’un caractère vif ; peut-être même employa-t-il, en égard aux circonstances, un peu trop de sévérité dans l’affaire du fermier de M. de La Barthe, mais c’est une suite de la ponctuation qu’il met et qu’il exige dans le service…

« … Il est certain que pendant que j’étais à Montpellier, des dragons ont éloigné dans quelques occasions des chasseurs qui étaient à la poursuite de la Bête, d’où l’on a conclu que c’était par les ordres secrets de M. Duhamel. Je lui en ai parlé, non seulement il s’est très-fort défendu, mais il m’a encore très étroitement prié d’écrire dans les communautés, pour dissiper le préjugé où le public pouvait être à cet égard et annoncer que la chasse était ouverte à tout le monde…

« M. Duhamel s’est plaint à moi, à son tour, que bien des personnes du pays, qui, de leur côté, désireraient tuer la Bête, le voyent avec peine, ainsi que sa troupe, et qu’il lui avait été assuré que certaines gens avaient excité des paysans à porter plainte contre ses dragons pour qu’on les retirât.

« Il est vrai qu’il s’est formé bien des petits partis pour la destruction de cet animal, sur lequel l’on fait des projets de fortune les plus vastes. Je ne suis pas sans m’apercevoir de bien de petites rivalités[2]. »

Le rôle de M. Duhamel est ainsi caractérisé par l’abbé Trocellier, curé d’Aumont : « Il se donna beaucoup de peine, et ne fit rien. »

L’étude impartiale des documents montre, en effet, qu’il n’épargna ni sa peine, ni ses efforts. Si le succès ne couronna point son entreprise, il serait injuste de lui en faire un reproche : on sait ce qu’il eut de luttes à affronter contre les difficultés des lieux, le naturel indocile des indigènes, et la rigueur de la saison.

Il avait compris que devant l’insuccès persévérant de ses efforts et la lassitude des populations, son rôle allait finir et la direction des opérations lui échapper prochainement : aussi, peut-être voulut-il, après la journée du 7, bénéficier une dernière fois de sa situation, et faire une tentative suprême dans celle du 11 février, afin de remporter le triomphe désiré.

Il y avait, là-bas en Normandie, un gentilhomme, M. Denneval, à qui ses exploits contre les loups avaient fait une certaine célébrité. Il en avait tué dans sa province, il en avait exterminé dans les provinces voisines ; bref, il ne comptait plus ses victimes, dont le nombre, dit-on, s’élevait à douze cents. C’était le plus célèbre louvetier de France.

La Cour jeta les yeux sur lui, et le pria de venir délivrer le Gévaudan.

Déjà même, avant la grande chasse du 7, l’Intendant de Languedoc avait reçu avis de M. de l’Averdy que « M. Denneval, gentilhomme de la province de Normandie, voulait bien se rendre avec M. son fils, capitaine au régiment des recrues d’Alençon, dans le diocèse de Mende, pour y donner la chasse à la Bête féroce qui y cause tant de ravages. Le talent qu’il a pour cette espèce de chasse, ayant détruit des loups toute sa vie, fait espérer qu’il parviendra à nous délivrer, s’il est bien secondé[3]. »

Le 20 février, M. de Montluc fait savoir à l’Intendant d’Auvergne que « M. d’Enneval doit s’être arrêté à Massiac, où il est beaucoup parlé de la Bête qui roule de ce costé-là. Effectivement, elle attaqua samedi dernier un berger entre Massiac et Bonnac[4] ».

Le 21, M. Denneval annonce que « la Bête a été signalée à Massiac et qu’il y reste jusqu’à ce qu’il sache des nouvelles d’ailleurs… elle ne marque que quatre doigts à la patte, comme un loup, et les ongles sont pouelüs, elle joue avec sa quüe comme un chat lorsqu’il va se jeter sur quelque chose[5].

« Nous sommes arrivés icy, le mardi gras. En passant par Massiac, j’appris que cette Bête devait être dans ces cantons. J’envoyai ici mon fils, et le même jour je fus à la Chapelle-Laurent, dans les montagnes, à pied, les chevaux n’y pouvant aller à cause des neiges tombées ci-devant. Il y avait eu un petit garçon mangé pas tout à fait. Le lendemain, à la messe, deux paysans qui l’avaient vue la dépeignirent à peu près comme une estampe que nous a donné l’Intendant de Clermont ; elle ne ressemble en rien à celle que vous avez vue, elle est haute comme un veau d’un an, fort allongée de corps et de tête, les oreilles courtes, elle est rousse de partout, excepté une raie brune sur le dos, la queue fort longue, et dont elle joue comme un chat qui cherche à se jetter sur sa proie.

« Elle ne reste point en place, et travaille continuellement dans dix lieues environ de tour. Elle est d’une légèreté surprenante, j’ai été voir une de ses anciennes passées, il y avait vingt-huit pieds, d’un saut à l’autre, en plat pays.

« Cependant elle ne va pas toujours de même ; j’ai été visiter aussi de vieux bâtiments d’une métairie abandonnée. Il aurait fallu de la lumière ; surtout la neige éblouissait. L’on m’avait dit qu’elle y logeait mais je n’y trouvai que d’anciennes couchades…

« Il y a encore ici deux blessés à l’hôpiral[6]. Une femme d’un certain âge qui a le haut de la tête, la joue, et une oreille emportée : on croit qu’elle n’en reviendra pas. L’autre, une jeune fille, a le bras mangé. Elle tue tout à fait, en coupant le col net et prenant toujours par derrière ou de côté, quand on n’est point secouru.

« Dimanche dernier, une fille allant à la messe, elle lui sauta sur le corps, l’abattit et l’aurait dévorée, si elle n’avait pas été aussitôt secourue par un homme et des mâtins. Enfin, tous les jours quelques nouvelles découvertes. Mais comme il y a beaucoup de loups, peut-être leur donne-t-on le nom de Bête. Nous allons nous fixer à Saint-Chély et à la Garde, où l’on a remarqué qu’elle passe souvent pour traverser d’Auvergne dans le Gévaudan.

« Cette bête n’est nullement facile à avoir. Enfin, je ne perdrai courage qu’à la dernière extrémité. Nos chiens ne sont pas encore venus et ne sont pas prêts d’arriver. Nous avons été bien reçus partout. Nous dînons aujourd’hui chez l’Évêque.

« Signé : Denneval[7]. »


Maintenant que nos chasseurs étaient en face les uns des autres, qu’allait-il arriver ? Chasseraient-ils chacun de leur côté, ou bien réuniraient-ils leurs efforts pour tomber d’un commun accord sur leur ennemi ?

Il était convenu qu’ils s’aideraient mutuellement, mais bientôt la rivalité éclata, sourde d’abord, puis évidente et nullement dissimulée.

Les dragons faisaient toujours des battues, et cela déplaisait à M. Denneval qui craignait qu’on ne tuât la Bête sans lui, et par suite, qu’on ne lui enlevât la gloire et la récompense qu’il s’était promises.

Aussi le 4 mars, il écrivait à l’Intendant :


« À Saint-Chély.

« Nous attendons nos chiens avec la plus grande impatience, mais il ne nous sera pas possible de chasser si M. Duhamel et les dragons y restent, attendu qu’ils font journellement des battues, et que cela effarouche cet animal, au point de ne le pouvoir approcher. Ils le sçavent par expérience, depuis trois ou quatre mois qu’ils y sont sans l’avoir pu atteindre, aussi je vous prie de vouloir bien donner des ordres ou faire en sorte qu’il rejoigne son cartier, sans quoy nous serions obligés de nous en retourner dans notre pays.

« Signé : Denneval[8]. »


On le voit, le conflit était aigu et l’accord entre les chasseurs impossible. Il y avait donc encore de beaux jours pour la Bête, aussi celle-ci ne chômait pas.

Le 21 février, elle avait attaqué, sur la route, Bonavel, aubergiste de Chanac ; le 24, au Fau, paroisse de Brion, une fille de sept à huit ans qui mourut de ses blessures.

Le dernier février, deux femmes, des Escures, paroisse de Fournels, furent assaillies par elle, et le même jour, à Grandvals, une jeune fille enlevée, qui secourue à temps, n’eut presque aucun mal.

  1. Pourcher, p. 182.
  2. Arch. de l’Hérault, C. 14. Pourcher, p. 192 et suiv.
  3. Ibid., p. 237.
  4. Arch. du P.-de-D., C. 1732.
  5. Ibid.
  6. « L’animal anthropophage qui porte le trouble et la consternation dans le Gévaudan et dans l’Auvergne, donne de l’exercice aux chirurgiens de notre hôpital… Ils ont actuellement entre les mains, deux jeunes filles que ce cruel animal a très-grièvement blessées.
    « L’une, nommée Catherine Boyer, âgée de vingt ans, fut attaquée le 15 janvier au village de la Bastide, parroisse de Lastic, à deux heures d’ici… elle lui emporta d’abord avec ses griffes toute la partie chevelue de la tête, lui rongea ensuite une partie de l’os coronal et lui découvrit si fort l’os pariétal gauche, que le péricrâne manque avec tout le haut de l’oreille…
    « L’autre fille qu’on y a conduite aujourd’hui, est de la paroisse de St-Just, et n’est pas aussi blessée que la première. C’est une jeune personne de quatorze ans, hardie comme un dragon, et qui eut le courage de lutter contre la Bête dès qu’elle lui sauta dessus. L’animal lui porta un coup de griffe à l’oreille gauche et la lui détacha des muscles, la plaie continua jusqu’au bas du menton. Il lui en fit une autre au côté droit du nez, et lui en emporta la pointe jusqu’aux os carrés, avec la moitié de la lèvre supérieure. La fille prit la Bête par la patte, et, si elle avait eu un prompt secours, on croit qu’on l’aurait prise. » (Pourcher, p. 299 et suiv. Biblioth. nat. Lettre écrite de St-Flour).
  7. Biblioth. nat. Pourcher, p. 247 et suiv.
  8. Archiv. du P.-de-D. C. 1732., doc. inédit.