Librairie Floury (p. 1-5).

CHAPITRE PREMIER

PREMIÈRES APPARITIONS DE LA BÊTE



Une douloureuse nouvelle s’était répandue sur les confins de Gévaudan et de Vivarais : on racontait que « le 3 juillet 1764, au village des Habats, paroisse de Saint-Étienne-de-Lugdarès, en Vivarais, une jeune fille de quatorze ans venait d’être soudainement dévorée[1].

Le 8 du mois suivant, une autre fille âgée de quinze ans, du Masmejean, paroisse de Puy-Laurent, en Gévaudan, devenait également la proie d’une Bête inconnue[1].

Les populations de ces villages étaient dans un émoi bien justifié qui gagna les paroisses avoisinantes. Et quelle ne fut pas la surprise et la terreur de chacun, lorsqu’on apprit qu’à la fin de ce même mois d’août, un enfant de quinze ans, au village de Chayla-l’Évêque, paroisse de Chaudeyrac[1], en Gévaudan, venait de trouver la mort dans ces mêmes conditions !

Qu’était donc cette Bête cruelle, assez osée pour se jeter sur des créatures humaines et comment pourrait-on arrêter ses ravages ?

Ce qu’elle était, on ne le savait point exactement : elle avait, quoique plus agile et plus forte, la forme et les apparences d’un de ces loups féroces que l’on rencontrait fréquemment alors, dans ce pays de montagnes. Et pour la détruire, l’on n’avait d’autres ressources que de faire des battues et lui donner une chasse acharnée.

Aussi les hommes se levèrent, les seigneurs à leur tête ; mais, soit inexpérience, soit faute d’union et d’entente, ces premiers essais n’eurent aucun succès.

Et la Bête, que ces poursuites ne semblaient troubler aucunement, continua d’attaquer et de dévorer à belles dents ce qu’elle put rencontrer d’enfants à sa portée.

Au commencement de septembre, elle fit sa proie d’un autre enfant au lieu des Pradels, en cette même paroisse de Chaudeyrac. Le 6 septembre, à sept heures du soir, elle dévorait, au village d’Estrets, paroisse d’Arzenc, une femme de trente-six ans, et le 16, à six heures du soir, un garçon des Choisinets, paroisse de Saint-Flour de Mercoire, en Gévaudan[2].

Qu’allait-on devenir, si l’on ne réussissait pas à délivrer la terre de ce monstre féroce, qui, cantonné dans les environs de Langogne, rayonnait aux alentours, choisissant l’heure et l’endroit propices pour attaquer impunément ses victimes ?

Le syndic de Mende, M. Lafont, recevait les plaintes de ces pauvres gens, exposés journellement à une mort calamiteuse. Les chasses privées étaient insuffisantes ; fallait-il abandonner ces populations ? Le cas était d’autant plus urgent qu’une nouvelle victime, la septième en trois mois, une jeune fille de douze à treize ans, venait d’être dévorée au village des Thorts, paroisse de Rocles.

M. de Moncan, gouverneur militaire de la province de Languedoc, informé de la situation, avait déjà envoyé l’ordre à M. Duhamel, capitaine aide-major des volontaires de Clermont, d’aller donner la chasse à cet animal, avec un détachement de quarante dragons à pied et dix-sept montés, et de prendre ses cantonnements à Langogne. Cet officier, avec ses hommes, s’était mis à la tête des chasseurs, et par là avait apporté le bon ordre et la discipline dans leurs rangs, ainsi qu’une régularité bien nécessaire dans les opérations.

Le 21 septembre, un gros loup avait été tué dans la paroisse de Luc, mais ce n’était pas encore la Bête poursuivie.

Celle-ci, plus agile que les chevaux qui couraient après elle, plus rusée que les batteurs qui la traquaient et que les chasseurs qui la tiraient, bravait tous les efforts et se dérobait aux coups avec une incroyable facilité.

Toutefois, ces chasses journalières finirent par la déloger des environs de Langogne, et, au commencement d’octobre, elle vint établir son repaire dans les bois de Saint-Alban, du Malzieu et de Saint-Chély.

Là, elle ne tarda pas à signaler sa présence par de nouveaux méfaits. Le 7 octobre, elle dévorait, au lieu d’Apchier, une fille de vingt ans. Le lendemain, elle attaquait, au Pouget, paroisse de la Fage, un jeune homme de quinze ans, à qui elle écorchait une partie de la tête, puis elle dévorait une fille de douze à treize ans à Contrandès, paroisse de Sainte-Colombe, et enfin une autre de vingt ans, à Grazeires, paroisse de Saint-Alban.

De nouvelles chasses furent faites de ce côté, commandées par le sieur Mercier, dont on lit le récit dans des relations envoyées à M. Lafont par M. de Morangiès. La Bête semblait invulnérable : elle fut tirée, elle fut même atteinte, on la vit tomber et se relever pour s’enfuir au loin, — les chasseurs voient des choses si extraordinaires ! — on la crut morte. Mais point ; le lendemain elle dévorait de nouvelles victimes.

Le récit de ces carnages multipliés, de ces chasses infructueuses quoique vivement mouvementées, avait fait son chemin, et de ville en ville s’était répandu dans tout le royaume. Il n’était bruit que de ce monstre, et c’est de lui que les gazettes s’occupaient continuellement. À Paris, l’on ne désignait plus le Gévaudan que sous le nom de « Pays de la Bête ». On exagérait le nombre de ses méfaits, et l’on racontait sur ses ruses et son agilité des choses extraordinaires qui défiaient toute vraisemblance.

Cette Bête avait à peine été vaguement aperçue, l’on n’avait sur elle que d’imparfaites indications, et déjà les feuilles publiques la décrivaient, les gravures la représentaient, il faut voir avec quelle exactitude, telle l’estampe ci-contre qui courait le pays.

Le syndic de Mende avait défendu d’envoyer les femmes ou les enfants isolés aux pâturages, et les hommes eux-mêmes n’osaient plus sortir sans être armés d’un lourd bâton, d’une fourche ou d’une hache, surtout lorsqu’ils allaient faire leurs labours à proximité des bois.

Oh ! ces longues inquiétudes, ces angoisses pénibles qui torturaient les pauvres mères lorsque leurs enfants étaient aux pâturages ! Car il fallait bien de toute nécessité y conduire le bétail, les hommes étant occupés aux travaux des champs.

On résolut de concentrer tous les efforts sur Saint-Chély et le Malzieu. Au commencement de novembre, M. Duhamel avait reçu l’ordre de quitter Langogne et était venu, le 5, s’installer chez Grassal, aubergiste à Saint-Chély.

La Bête n’avait qu’à bien se tenir. On comptait la déloger comme l’on avait fait à Langogne ; bien mieux, on comptait la tuer, grâce à l’expérience que l’on avait maintenant de ses habitudes et de la manière dont elle procédait. Aussi les populations se reprirent à l’espérance et firent bon accueil aux nouveaux arrivants.

Comme ces poursuites étaient pénibles pour les hommes et pour les chevaux, M. Duhamel fit augmenter la solde de ses troupes, afin de les mettre à même de soutenir plus vigoureusement les fatigues inséparables de la besogne à laquelle il allait les employer.

Les chasses furent reprises avec une certaine régularité. M. Duhamel se proposait de se lancer aux poursuites, de deux jours l’un, et un ordre régulier de battues fut publié qui devait être ponctuellement exécuté.

Il écrivait à M. Lafont : « Il est bien constaté qu’il y a deux de ces animaux, plusieurs rapports le confirment. L’on dit même qu’ils sont presque toujours ensemble[3]. »

La Bête, ainsi traquée du côté de Saint-Chély, se jeta « dans l’Auvergne, dans cette partie de la province qui est entre Chaudesaigues et Saint-Flour. Elle fondit sur un troupeau de bêtes à laine, en un pâturage de la paroisse de Chauchailles. Une femme qui gardait ce troupeau voulut lui arracher un mouton qu’elle avait saisi. La Bête se lança sur elle et la blessa à la lèvre inférieure et dans quelques autres parties du visage et de la tête. Ses blessures n’ont point eu de mauvaises suites. La chose me fut rapportée le jour que M. Duhamel passa par ici[4]. »

Déjà même, le gouverneur de Languedoc avait cru devoir en référer à l’Intendant d’Auvergne :


« À Montpellier, le 25 novembre 1764.

« Vous êtes sûrement informé, M…, de tous les ravages qu’a causés et que cause encore un monstre qui rôde depuis environ quatre mois dans le Vivarais et le Gévaudan. Cette Bête féroce est actuellement dans les bois aux environs de Saint-Chély, à trois lieues de l’Auvergne. J’ai chargé M. Duhamel, capitaine aide-major des volontaires de Clermont, de lui donner la chasse avec un détachement de quarante dragons à pied et dix-sept montés, tous hommes choisis et bontireurs et j’ai autorisé cet officier qui est un homme prudent et rempli de zèle de se servir des habitans pour faire des batües. On a vu cet animal et on lui a même tiré quatre coups de fusil à dix pas de distance sans avoir pu l’arrêter, et il a depuis dévoré plusieurs personnes. Comme il pourrait bien se jeter sur votre province dont il est à portée, j’ai cru devoir donner des ordres à M. Duhamel de l’y poursuivre s’agissant du bien public que vous aimés et que je suis persuadé que vous procurés autant que moi, c’est ce qui me fait espérer que vous voudrés bien ne point désapprouver ce parti ; j’ai même la confiance de croire que vous aurés la bonté, monsieur, de favoriser cette expédition en chargeant messieurs vos subdélégués et les maires et consuls des villes et lieux de votre généralité de donner à M. Duhamel toutes les facilités et les secours dont il pourra avoir besoin pour détruire ce monstre, si les chasses qu’on lui donne le font passer en Auvergne, et pour procurer les logements et les vivres et fourrages nécessaires à son détachement, en payant de gré à gré, je ferai part demain à la Cour de ce que j’ai l’honneur de vous marquer.

« J’ai celui d’être, avec un sincère et respectueux attachement, monsieur, votre dévoué et très obéissant serviteur.

« Signé, Moncan[5]. »
  1. a, b et c Archiv. de Montpellier. C. 44. Pourcher, La bête du Gévaudan, p. 32 et suivantes.
  2. Ibid.
  3. Pourcher, p. 77.
  4. Lettre de Lafont. Ibid. p. 82-83.
  5. Archives du Puy-de-Dôme. C. 1731. Doc. inédit.